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                                                                                   Apprendre à croiser les disciplines, saison 2.

Episode 1 : Villeneuve d’Ascq, mai 2014

« Et si on leur demandait de préparer, de réaliser et de rendre compte d’un projet interdisciplinaire ? » C’est Jean-Phi qui a lancé l’idée quand nous discutions de la forme que devrait prendre l’évaluation des apprentissages de nos étudiants de Master 2 enseignement du second degré pour l’unité d’enseignement « transversale » mal nommée « contexte d’exercice du métier ». La petite équipe de coordinateurs s’enthousiasme aussitôt : cela prendrait en compte le principe de la formation en alternance en prenant au sérieux ce qu’ils font dans leurs établissements. Ca me rappelle ce qu’on faisait il y a quelques années (voir « apprendre à croiser les disciplines » saison 1). Cela les obligerait à mettre la main à la pâte. On pourrait greffer là-dessus les contenus académiques de l’UE : les politiques éducatives, sur le métier d’enseignant, sur la motivation, la gestion de classe... Quelle belle occasion d’articuler théorie et pratique ! Sans compter que ce serait une occasion de mobiliser l’analyse réflexive des pratiques ! Oui, et la pédagogie de projet…. Et puis c’est bien ce que nous cherchons à promouvoir, non ? Des enseignants spécialistes des apprentissages d’une discipline scolaire ouverts à l’ensemble des dimensions des apprentissages !

Ni une ni deux, la discussion s’engage sur les modalités d’accompagnement des projets, leur problématisation, les attentes qu’il faudra expliciter, et hop, dans la semaine qui suit, je rédige un brouillon de cahier des charges que mes collègues améliorent et c’est parti.

A chaque fois qu’une bonne idée est lancée, dans cette équipe comme dans bien d’autres, c’est le même enthousiasme qui nous conduit à tout y raccrocher. Plus on l’examine et plus nous l’investissons de finalités formatives, plus nous l’affinons plus nous ajoutons des éléments qui engageront encore plus les étudiants dans des apprentissages qui feront sens… tiens par exemple : on va leur imposer de réaliser un carnet de bord, comme les élèves en TPE ! Ah oui bonne idée ! le carnet de bord de TPE, comme les porte-folios de pratiques, ça demande vraiment un accompagnement sinon les élèves en font quelque chose de totalement formel et tout le monde en est déçu. Leur faire vivre cette expérience en tant qu’adulte en formation, leur faire analyser les conditions de sa réussite et les écueils que cela présente, voilà qui sera formateur ! Allez, on rajoute le carnet de bord dans le cahier des charges.

 

Episode 2 Calais octobre 2014

Le groupe rassemble des professeurs stagiaires de lettres modernes, de maths et de STAPS, certains ont obtenu le capes et le master 1 en juin, d’autres ont seulement le master 1, pas le capes, d’autres ont le capes et le master 2, certains sont en alternance, d’autres pas. Du coup certains ont des classes en responsabilité tandis que d’autres n’ont, pour l’instant, même pas de stage… alors monter un projet interdisciplinaire, ça va pas être possible, vous auriez dû y penser ! Et puis ceux qui ont déjà un M2 ne voient pas pourquoi ils achèteraient un cahier pour faire un carnet de bord puisqu’il n’est pas question qu’ils soient évalués là-dessus… La semaine dernière Monsieur B. nous a dit qu’il ne sait pas si le carnet de bord sera obligatoire pour nous, faudrait quand même vous mettre d’accord ! Comment si ? Mais notre formateur en didactique du français nous a expliqué que les carnets de bord c’est personnel, qu’en faire un objet d’évaluation c’est en tuer la dimension exploratoire et spontanée… et puis de toute façon c’est toujours comme ça avec l’ESPE on nous impose des machins… comme si on avait que ça à faire. Moi dans mon collège il n’y a pas de projet, je ne vois pas comment en tant que stagiaire je pourrais en inventer un ! Et puis c’est quoi cette histoire de problématisation ? Mais on ne peut pas faire un projet commun puisqu’on n’est pas dans le même bahut, enfin !!! Franchement je ne vois pas ce qu’en tant que prof de maths je peux faire avec des profs d’autre chose. Je suis déjà dans un projet de sortie scolaire qui associe les profs français, d’arts plastique et d’histoire-géo, ça serait une bonne idée mais le voyage se fera fin mai, c’est après la date de restitution !

C’est toujours pareil, à chaque fois qu’on avance une bonne idée, les obstacles matériels réels et les inquiétudes légitimes des étudiants se conjuguent avec quelques mauvaises volontés pour que ça leur paraisse insurmontable et qu’ils accusent l’institution de leur imposer des choses infaisables. Il faut leur dire et leur répéter : la seule chose qui compte pour moi, c’est que vous vous engagiez et que vous preniez du plaisir à travailler à la croisée des disciplines, il faut considérer tout le reste comme un cadrage formel un peu contraignant mais que la réalité va assouplir… et puis on va vous aider et vous allez voir quand vous allez dire à vos collègues dans vos établissements qu’on vous impose de faire un projet interdisciplinaire, par solidarité avec les pauvres stagiaires, ils vont se précipiter à vous aider, elle est pas belle la vie de prof ?

 

Episode 3 : 1er janvier 2015.

Je passe à la bonne résolution numéro 16 : être à jour des corrections de dossiers avant la rentrée lundi prochain. Voyons les dossiers de projets interdisciplinaires des M2… Tiens le premier est vraiment très intéressant, j’ai certainement commencé par le meilleur. Ah ben non, le deuxième c’est une bonne idée, et l’étudiante a réalisé un carnet de bord du tonnerre.

Marina, prof stagiaire d’Espagnol, va fabriquer avec ses élèves de lycée, en collaboration avec le prof d’histoire, un magazine interactif qui accompagnera la préparation et l’exploitation d’un voyage à Madrid, Ségovie et Salamanque. Caroline, prof stagiaire de Lettres Modernes ira à Amiens avec ses élèves de cinquième et les profs de maths et d’histoire, sur les traces de Jules Vernes à la recherche de l’écriture sur l’esprit scientifique. Etudiants en STAPS, Thibaut envisage une course d’orientation dans Londres avec le prof d’anglais de 6ème. Julien, prof stagiaire d’EPS, va engager ses élèves de 3ème « préprofessionnelle » dont la spécialité est « métiers de la mode », dans des réalisations « Art-d’art-acro » avec l’enseignante d’arts appliqués. Camille, prof stagiaire d’EPS dans un collège en REP de Calais, travaille avec la scène nationale du Channel et la prof de français à l’élaboration d’un conte dansé. Marine, prof stagiaire de lettres modernes, anime un Itinéraire de découverte pour les 5ème avec l’enseignant d’Arts Plastiques : fabrication d’un roman-photo (une situation ordinaire au collège qui bascule dans le fantastique). Julie, prof stagiaire de maths en collège et la prof de français en cinquième font faire jouer les élèves aux figures téléphonées dans le cadre de l’« aide personnalisée ». Elsa, prof stagiaire de lettres moderne en lycée, met à profit des heures d’aide personnalisée avec sa seconde « à profil STSS », pour travailler avec un prof de philo à un atelier de discussion à visée philosophique autour des Lumières. Lucie, prof stagiaire d’histoire dans un lycée de Montreuil sur Mer, accompagne, avec la prof de français, ses élèves de seconde qui se présentent aux Olympiades de la parole, un concours qui porte cette année sur l’égalité femmes-hommes dans le monde rural. Jonathan, prof stagiaire d’Anglais dans un collège de Devres (62) prépare avec la prof d’Histoire-géo, pour leur classe de 5ème une « rencontre au Camp du Drap d’Or ». Steffie, prof stagiaire d’histoire géo en collège, s’appuiera sur une visite au Louvre-Lens pour concevoir avec le prof d’Arts Plastiques en cinquième, des « portraits d’artistes ». Etc.

La lecture de tous ces dossiers me donne le tournis. Ce carrefour des disciplines commence à ressembler à la place Jean Bart (au centre de Dunkerque) un soir de carnaval : rencontre hétéroclites et improbables, bruyantes, joyeuses et éphémères où les masques et les parapluies multicolores tournent en rond au son de la fanfare.

 

Episode 4 : mi-janvier, fin des corrections.

« Qu’attendez-vous de cette aventure ? Que vont, selon vous, en retirer les élèves ? » leur avons-nous demandé. Deux mots reviennent dans tous les dossiers : sens et motivation. Je ne vais pas reprocher aux enseignants en formation de s’engager dans ces directions-là ! Youpi.

Il n’empêche qu’à Martin, étudiant en Staps, qui prévoit de faire danser les figures de style que les élèves étudient en français je demande d’expliquer comment ce « sens » va émerger dans cette mise en activité ? Est-ce par les verbalisations qu’ils vont opérer pour concevoir leur interprétation ? Est-ce dans les hypothèses que les autres élèves vont émettre sur la figure de style représentée par une équipe ? Faut-il danser pour comprendre une figure de style ou faut-il maîtriser la figure pour pouvoir la danser ? A Gwénaëlle, prof stagiaire d’Anglais qui fait participer ses élèves de 3ème à un concours de création d’entreprise en collaboration avec le prof de SVT, je demande en quoi et comment ce qu’ils vont apprendre dans cette aventure sera transférable dans les apprentissages ordinaires en cours d’Anglais. A Laure qui fait fabriquer à ses élèves de 5ème un bestiaire des animaux des romans de chevalerie avec la prof documentaliste, je demande où et comment, dans cette activité où ils seront très actifs, s’élaborera leur rapport à la symbolique, au mythe, à l’imaginaire médiéval ? A Olivia, prof stagiaire de maths dans un collège en REP de Dunkerque, qui collabore avec les profs de français, d’arts plastiques et d’histoire géo de 6ème pour faire construire aux élèves une maquette de ville, je demande, avec un peu d’esprit de provocation, si cela vaut bien la peine de leur faire passer tant de temps à découper, à coller, à colorier, pour quelques calculs de proportion. Etc.

 

Episode 5 : mars 2015.

Dans quelques jours je les retrouve, je rends les dossiers, je vais leur dire mon enthousiasme et tenter de partager les questions que je me suis posées : Comment maintenir la centration sur des apprentissages essentiels plutôt que sur des objets, somme toute, marginaux ou anecdotiques ? Comment, dans ces projets, éviter d’ancillariser une discipline (le français pour corriger les fautes d’orthographe, les maths pour quelques calculs, les arts plastiques pour faire joli…)? Comment éviter les dérives productivistes du travail en projet et du travail de groupes : faire passer aux élèves beaucoup de temps à fabriquer pour bien peu de temps à penser, faire réaliser le travail par ceux qui savent déjà pour obtenir un résultat présentable ? L’ordinaire des apprentissages dans vos disciplines est-il si ennuyeux qu’il faudrait de toute force l’habiller des couleurs chatoyantes de l’interdisciplinarité ? Et il faut déjà penser au prochain épisode : quand ils rendront compte de ce qui se passe pour de bon avec les collègues et les élèves.

Comme dans toute bonne série, on s’arrêtera sur un petit suspens.

 

Yannick Mével, formateur ESPE Lille-Nord de France.

Saison 1 : Apprendre à croiser des disciplines, des pratiques, des analyses - Yannick Mével HSN Quelle formation pour les enseignants, août 2010.