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                                                                        A qui profite l'interdisciplinarité ?

 

4 heures hebdomadaires de projets, 5 semaines entièrement interdisciplinaires et depuis deux ans 3 maxi-projets d'une durée de deux jours et demi : depuis douze ans, à Clisthène, l'interdisciplinarité  occupe un tiers du temps pédagogique. Vous aurez donc compris qu'avec du recul, l'équipe ne remet pas en cause ses bienfaits. Nous sommes convaincus de son intérêt dans le développement de l'autonomie des élèves, l'accès au complexe, le sens donné aux apprentissages, la transposition des savoirs et savoir-faire dans des contextes variés, le développement de méthodes et démarches de travail. Indicateur fiable quant à la motivation des élèves : pendant les temps de projets ou les SID (semaines interdisciplinaires), les renvois d'élèves ou rapports d'incidents sont pratiquement nuls. Certains élèves en difficultés nous étonnent souvent  par leur investissement, leur capacité à travailler en groupe. Mais qu'en est-il si nous rentrons dans les détails ? Le profit de la motivation s'accompagne-t-il d'un profit au niveau des apprentissages, des résultats, du niveau d'acquisition des compétences ?  Les projets interdisciplinaires ne favorisent-ils pas les élèves déjà compétents ? Creusent-ils les inégalités ? En début d'année, nous avons donc décidé d'analyser les bulletins en comparant les résultats des élèves dans les temps disciplinaires et interdisciplinaires. Le bilan qui suit concerne 70 élèves.

Pas du tout

Cinq élèves réussissent moins bien pendant les temps interdisciplinaires. Aziz peut se montrer sérieux mais déstabilisé par des évaluations de synthèse, en difficulté lorsqu'il faut prendre la parole. Pendant les temps interdisciplinaires, il refuse souvent de mobiliser des ressources qu'il estime déjà maîtriser ou de développer des compétences qu'il considère comme secondaires (travailler en groupe, prendre la parole en public). Romain et Valentin, élèves très vite dans la dispersion, s'engouffrent dans les espaces de liberté destinés à favoriser l'autonomie. Le temps interdisciplinaire est pour eux un moment de jeu. Alix a beaucoup de culture générale mais rechigne souvent à se plier aux consignes. Dans les temps de projets, il n'arrive pas à travailler en groupe et ne profite pas de l'apport de ses camarades pour résoudre une tâche complexe. Nadia, élève très discrète, se montre toujours autant sur la réserve. Elle peut se montrer efficace quand il s'agit de suivre des étapes très balisées mais l'interdisciplinarité révèle une difficulté à confronter ses connaissances à celles de ses camarades. Adam affirme l'inutilité de l'interdisciplinarité pour la suite de ses études. Elle ne correspond pas à l'idée qu'il se fait des attentes immédiates de l'école. (voir encadré)

Dans ces cinq exemples, l'interdisciplinarité n'apporte pas de plus-value au niveau de la motivation. Ne  pas oublier de faire réfléchir les élèves sur les apports spécifiques de l'interdisciplinarité, en pointer avec eux les bénéfices, c'est ce qu'il nous reste à développer.

Un peu

Pour douze élèves, peu de difficultés sont réglées par l'accroissement de la motivation.  L'implication de l'élève, la variété des situations d'apprentissage permettent cependant de mieux les cibler.  Christophe adore les défis, alors quand il s'agit de tweeter en anglais un résumé d'une fable de La Fontaine, il se lance sans tarder. Contrairement à ce qui se passe en cours de français, il prend la peine de lire avec attention le texte étudié et peut manifester ses compétences de compréhension.  Les difficultés apparaissent quand par la suite, il doit résumer la fable sans se perdre dans les détails, distinguer le principal du secondaire. Les moments de pratique développent la possibilité pour l'enseignant d'observer ses élèves en train de mobiliser leurs ressources, du coup de proposer des régulations et des remédiations pour vaincre certains obstacles. De plus, les projets se font souvent en co-intervention. Il est utile pour un enseignant de voir son collègue adopter une posture différente de la sienne tant du point de vue éducatif, didactique que pédagogique. Les élèves peuvent revenir sur des a priori quand ils obtiennent l'aide d'un enseignant non spécialiste. J'ai constaté cela par exemple dans un travail interdisciplinaire autour de la narration de recherche avec mon collègue de Mathématiques. Ma qualité de professeur de français rassurait certains élèves qui se lançaient plus volontiers dans une démarche de recherche, de tâtonnement, de questionnement, considérant (et à juste titre) que je n'étais pas performante en mathématiques. Et en même temps, je montrais à ceux qui pensent que les mathématiques et le français n'ont rien à faire ensemble que ma bonne maîtrise de la langue m'aidait à repérer les informations inutiles dans un problème, exprimer clairement les étapes de recherche d'une solution, adopter une méthode claire et recourir efficacement aux ressources du manuel.

Pour six élèves, on constate une très grande fluctuation des résultats suivant le thème du projet ou même les matières qui interviennent dans le projet. Dans ce cas, il serait intéressant d'analyser les choix opérés : à quel thème sont-ils plus sensibles, pourquoi ? De plus, quand le bulletin fait apparaître une différence très nette de résultats entre deux disciplines concernées par un même projet, nous devons nous interroger sur la réelle interdisciplinarité de la situation : la coopération des disciplines ne devait pas être assez forte pour permettre à ces élèves de les associer pour acquérir de nouveaux savoirs.

Beaucoup

Pour dix-huit élèves, les résultats sont meilleurs. L'interdisciplinarité favorise des progrès au niveau du respect des consignes, de la compréhension de l'écrit, de la communication orale ou écrite. Trois élèves ont de meilleurs résultats en mathématiques dans des situations interdisciplinaires qui raccrochent ces savoirs à des situations de la vie concrète. Le bain culturel plus complet proposé en maxi-projets ou en SID aide certains élèves à appréhender la complexité d'un thème ou d'une période (règne de Louis XIV, guerre 14-18). La seule interdisciplinarité ne peut expliquer les progrès, tant du point de vue de la motivation que des acquis. Le travail de groupe, les phases en demi-classe, la co-intervention des enseignants, la validation d'étapes de travail, la présence d'une production finale changent le rapport aux apprentissages. Toutefois, nous nous sommes rendus compte  que notre évaluation ne nous permettait pas toujours d'analyser assez finement les situations positives de mobilisation.

Vingt-neuf élèves réussissent aussi bien en disciplinaire qu'en interdisciplinaire. Vingt-cinq élèves montrent un fort niveau d'acquisition. Ils sont capables de mobiliser de façon autonome un grand nombre de ressources dans un contexte nouveau. Ils peuvent établir une démarche, intégrer plusieurs points de vue sur un thème, choisir le mode de communication le plus approprié.

Quatre élèves montrent un bon niveau d'acquisition dans les deux temps mais si on regarde en détails, les situations interdisciplinaires révèlent quelques fragilités dans des situations d'autonomie complète.

Analyser les bulletins au regard de la question posée dans cet article se conclut sur un bilan positif. L'équipe doit cependant creuser plusieurs pistes pour que l'interdisciplinarité profite à plus d'élèves encore : travailler et évaluer en priorité des compétences transversales, tirer davantage les projets du côté de la tâche complexe (consigne ouverte, démarche libre et choix du mode de communication), garder une trace plus fine des situations où l'élève a su mobiliser des ressources qu'il n'avait pas mobilisées jusque-là, encourager les investigations personnelles en fonction des centres d'intérêt, faire la chasse aux projets faussement interdisciplinaires, veiller à la constitution des groupes en favorisant l'hétérogénéité des élèves en terme de bagage culturel.

 

 

Anne Hiribarren, professeur de français au collège expérimental Clisthène