Ce fil est en édition sur Plume depuis le dim, 01/03/2015 - 11:52

L'interdisciplinarité dans les gênes de l'enseignement agricole ?

 

Lier les disciplines, rendre vivants les savoirs en les mettant en pratique hors les hauts murs. Dans l'enseignement agricole, la pluridisciplinarité est inscrite dans les référentiels. L'interdisciplinarité y est elle pour autant répandue ? La visite de quelques orientations, illustrées par des exemples d'initiatives, est l'occasion de voir si ici, la prairie décloisonnée est plus verte qu'à l’Éducation Nationale.

 

La pluridisciplinarité inscrite dans les référentiels

 

Lorsque Edgard Pisani, alors Ministre de l'Agriculture, entreprend en 1962 la réforme de l'enseignement agricole, le propos est autant d'enseigner les techniques de l'agriculture que de former de futurs citoyens véritables acteurs de leur territoire. Comprendre les différentes dimensions de leurs métiers, confronter les savoirs, les réalités pratiques et techniques pour gérer la complexité, prendre en compte le monde alentour, les référentiels de formation portent ces orientations en particulier par les modules pluridisciplinaires. C'est le cas des BTS avec le module M22 « techniques d'expression, de communication, d'animation et de documentation » qui selon l'inspection1 « est ouvertement interdisciplinaire puisqu'il repose sur la conjonction de trois disciplines : la documentation, l'éducation socioculturelle et le français. ». Les apprentissages se construisent et se concrétisent autour d'une situation de communication où la solidité de l'argumentation et la qualité du message produit se seront construits au sein et en mêlant les trois disciplines : démarche de médiation documentaire, pratiques argumentaires écrites et orales, communication interpersonnelle. Chaque année, un thème culturel et socio-économique est déterminé par note de service pour servir de support pour une des évaluations du BTS. Il étend la pluridisciplinarité au domaine économique et social. Des pistes pédagogiques et une bibliographie sont proposées. Pour 2016, ce sera « Internet, nouvelles cultures, nouvelles économies ». L'exploration du thème peut donner libre cours à l'imagination pédagogique. Les élèves de BTS du lycée Armand Fallières de Nérac ont réalisé des pages web2 sur la « ville en mutation », thème retenu pour la session 2015. De la culture urbaine aux espaces verts dans la ville, de la rurbanisation aux inégalités sociales dans les cités du Brésil, les productions embrassent la diversité des approches des disciplines associées. Les autres niveaux de formation sont eux aussi concernés par une orientation prononcée vers la pluridisciplinarité. Les rénovations récentes des diplômes, en particulier celles des CAP, décrivent des situations professionnelles significatives permettant de faire le lien entre capacités, connaissances et compétences. Elles mobilisent des connaissances issues de plusieurs disciplines appliquées à une pratique professionnelle. On peut citer pour le CAPA « métiers de l'agriculture » : « Signalement des anomalies après observation des animaux et/ou des cultures, des matériels, équipements et bâtiment » pour la compétence « communication professionnelle ». Cette imbrication entre enseignement général et professionnel ouvre la voie à un renforcement du décloisonnement entre disciplines.

 

Des projets locaux interdisciplinaires

 

Mais pour que la pluridisciplinarité couchée sur le papier devienne dans les faits de l'interdisciplinarité, cela nécessite des pratiques qui abattent les cloisons des disciplines afin que les élèves mettent en musique des apports venus de matières différentes. Ce sont bien souvent les projets qui le permettent, à l'appui des différentes missions de l'enseignement agricole dont celles de « participer à l'animation rurale » et de « contribuer aux activités de développement, d'expérimentation et de recherche appliquée ». Là encore, les référentiels les permettent avec des modules locaux créés à l'initiative des établissements avec une validation par l'autorité académique. Dans un portrait publié en mai 2014 par le site des Cahiers Pédagogiques, nous racontions ainsi le projet du lycée agricole Albert Schweitzer dans l'Yonne « Graines de mômes3 ».Les élèves BAC PRO SAPAT (services aux personnes et aux territoires) en association avec des classes de CAP organisent un festival destiné aux enfants de 4 à 12 ans. Encadrés par des enseignants d'EPS, d'éducation socioculturelle et d'éducation sociale et familiale, ils imaginent et organisent l’événement de A à Z. L'organisation de la journée sert de fil rouge pédagogique tout au long de l'année et est un support d'évaluation. Pour que le festival soit réussi, les organisateurs doivent faire preuve de professionnalisme, penser au moindre détail. Ils communiquent, négocient, prennent en compte les réglementations en matière de spectacle et de manifestation publique, conçoivent des animations correspondant aux publics prévus. Bref, ils mettent en œuvre dans des situations concrètes un grand nombre de compétences des référentiels professionnels, mais aussi celles liées à la formation générale qui trouvent dans ce contexte un sens nouveau pour chaque élève. Le projet est fédérateur pour l'équipe enseignante avec une construction collective et des liaisons permanentes afin de l'intégrer dans la progression pédagogique. Dans l'enseignement agricole, l'interdisciplinarité rime souvent avec mise en activité et en application, plonge fréquemment ses racines dans une mise en relation avec le terrain professionnel ou l'environnement local. Elle favorise une ouverture de l'établissement vers l'extérieur. Les thèmes de l'éducation à la citoyenneté ou au développement durable sont majoritairement visités sous l'éclairage de plusieurs disciplines.

 

« Apprendre à produire autrement », un regain de vitalité pour la plurisiciplinarité ?

 

Le plan d'action« enseigner à produire autrement »4 a été impulsé dans le cadre du plan de transition vers l'agroécologie initié par le Ministre de l'Agriculture. Il redonne vigueur à la pluridisciplinarité en fixant comme objectif aux exploitations agricoles des établissements de « permettre la valorisation et le transfert des connaissances et pratiques innovantes dans les formations initiales et continues au sein des établissements, et de développer les compétences d’adaptation des apprenants. » La place des exploitations agricoles ou des ateliers technologiques dans les établissements agricoles est une autre originalité. A vocation pédagogiques, ils doivent veiller à leur viabilité économique. Les apprenants qu'ils soient élèves, apprentis ou stagiaires en formation pour adultes, sont mis en situation réelle lors des travaux pratiques. Ce qui est produit est destiné à être vendu selon les critères d'hygiène et de qualité en vigueur sur le marché. Les exploitations sont aussi le lieu d'expérimentation en lien avec des instituts de recherche ou des filières professionnelles. Ces conditions conjuguées sont autant de voies ouvertes pour mettre en œuvre des pratiques pédagogiques mêlant des disciplines scientifiques et techniques mais aussi d'économie, de gestion, de français, d'éducation socioculturelle. L'agroécologie repose sur une observation du sol, des cultures, sur la vie qui se développe dans les champs, les vignes. Les modes de commercialisation et de consommation sont également interrogés « Enseigner à produire autrement » incite les établissements à initier des projets porteurs de changements dans les pratiques agricoles. Au lycée Charlemagne de Carcassonne, les enseignants de biologie, d'agronomie, de viticulture, d'aménagement et de productions végétales, les personnels de l'exploitation travaillent en commun autour du thème « agriculture et biodiversité 5». L'objectif est de voir comment favoriser l'installation d'insectes et d'espèces comme les chauve-souris ou les lépidoptères pour moins recourir aux insecticides et pesticides mais aussi de mesurer en quoi elle est efficace y compris d'un point de vue économique. Dans ce type de projet, les compétences mobilisées par les élèves sont multiples et s'affranchissent des frontières entre les matières. Dans l'enseignement agricole, les référentiels de formation vont être progressivement révisés pour intégrer explicitement la dimension « enseigner à produire autrement ». Derrière ce nouveau plan, les enjeux fixés laissent entrevoir la volonté que ce soit l'ensemble des équipes qui s'emparent de la thématique, un appel à une approche transversale et pluridisciplinaire.

 

Alors, l'enseignement agricole serait il une terre fertile pour l'interdisciplinarité ? Ses référentiels de formation semblent plaider pour, les pratiques développées témoignent en faveur de la proposition. La pluridisciplinarité devient interdisciplinarité lorsque de la simple répartition des heures d'un module, on passe à une construction et une animation collective, à la construction d'une progression pédagogique concertée. Et sur cette fondamentale nuance, une simple observation ne suffirait pas pour une conclusion définitive. Choisissons plutôt : les conditions sont favorables pour que les cloisons entre matières soient amovibles.

 

Monique Royer

 

 

 

.