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 L'ELEVE A LA CROISEE DE QUOI?

Yves Reuter

Université de Lille3

Laboratoire Théodile-CIREL (E.A. 4354)

15385

 

Au travers du titre quelque peu provocateur de cet article, je souhaite susciter quelques interrogations quant à la thématique de ce numéro. Ces interrogations sont liées aux recherches que je mène sur les disciplines et leurs modalités d'appropriation.

Je questionnerai donc en premier lieu la notion de discipline avant d'avancer deux concepts qui concernent les manières de se les approprier: conscience disciplinaire et vécu disciplinaire. J'essaierai enfin de montrer en quoi les recherches menées à l'aide de ces concepts ouvrent des pistes de réflexion qui me paraissent intéressantes quant aux questions centrales de ce numéro des Cahiers Pédagogiques.

LA DISCIPLINE: DE LA NOTION AU CONCEPT

La notion de discipline scolaire est fondamentale pour les didacticiens, non seulement parce que leur approche de l'école passe par le prisme des contenus et des matières scolaires mais aussi parce qu'ils rejoignent les historiens des disciplines et les sociologues pour penser que la forme scolaire (Vincent, 1980) est structurée par les disciplines et que celles-ci constituent la manière la plus économique et la plus efficace de" fabriquer de l'enseignable" et de transmettre une certaine culture aux jeunes générations (Chervel, 1988). Il n'en demeure pas moins vrai que, loin d'être simple et naturelle, la notion de discipline est particulièrement complexe et cela pour plusieurs raisons, ne serait-ce que parce qu'elle brasse des dimensions multiples et parce qu'il s'agit d'une construction institutionnelle en constante négociation au sein de l'école et de la société. J'ai proposé de la définir de la manière suivante:

« Une discipline scolaire est une construction sociale organisant un ensemble de contenus, de dispositifs, de pratiques, d’outils… articulés à des finalités éducatives, en vue de leur enseignement et de leur apprentissage à l’école. » (Reuter, dir. 2007/2013).

J'ai proposé complémentairement des axes descriptifs, devant prendre en compte les variations synchroniques et diachroniques de chacun des éléments concernés:

-les composantes structurelles : catégories de contenus, modes d’organisation de ces contenus, exercices, modalités de contrôle, modalités de travail, formes de mise en œuvre matérielle (espace, temps, tenue, outils…)... ;

-les visées, en distinguant les visées proprement disciplinaires, les visées communes aux différentes disciplines et propres à l’école et les visées qui excèdent le cadre scolaire: en effet, les disciplines visent à construire un sujet disciplinaire, un sujet scolaire et un sujet extrascolaire (Reuter, 2005);

-les fonctionnements institutionnels : désignations des disciplines (et changements ou luttes autour de ces désignations), modes de présence (temps alloué, horaires, poids dans les évaluations et dans l’orientation...), modes de formation des acteurs…;

-les relations aux espaces « externes » à l’école: espaces théoriques, champs de pratiques sociales, institutions spécifiques (conservatoires, musées, clubs sportifs...), pratiques extrascolaires des élèves, société en tant qu’espace de débats (ce que j’ai appelé la plus ou moins grande « sensibilité sociale » d’une discipline…)...

A cela s'ajoute encore, et c'est fondamental, le fait qu'une discipline prend la forme de configurations disciplinaires très différentes (Reuter et Lahanier- Reuter, 2004/2007): elle s'actualise en effet sous des formes très diverses selon les pays, les époques, les moments du cursus, les filières, les pédagogies et les espaces: espace de prescriptions (par exemple, en France, les textes « officiels »), espace de recommandations (formation, inspection, associations, manuels…), espace de pratiques et espace de reconstruction par les acteurs.

S'APPROPRIER LES DISCIPLINES: LA CONSCIENCE DISCIPLINAIRE

A partir de ce cadre, nous avons développé, au sein de l'équipe Théodile, des travaux, que nous estimons importants pour la compréhension de nombre de problèmes, autour du concept de conscience disciplinaire (Reuter, 2003, 2007), entendu comme « la manière dont les acteurs sociaux, et en premier lieu, les sujets didactiques - élèves mais aussi enseignants - reconstruisent telle ou telle discipline. » (Reuter, dir., 2007/2013, p. 41).

Plusieurs sources hétérogènes ont convergé pour permettre cette élaboration: constats empiriques, analyses théoriques internes ou externes au champ des didactiques... Pour m'en tenir ici seulement aux constats empiriques, il s’agissait notamment de déclarations d’élèves du primaire, pas nécessairement en difficulté, qui s’avéraient incapables d’indexer un cours ou un contrôle à une discipline. Mais ces constats ne se limitaient pas à l’école primaire. En effet, dans le secondaire, des entretiens, menés auprès de lycéens, manifestaient des formes de construction de certaines disciplines pour le moins éloignées de ce qui constitue leur identité dans l’esprit de leurs concepteurs et de leurs enseignants. Le cas le plus frappant, mais aussi le plus récurrent, est sans doute celui du français envisagé comme une discipline où il s’agit de « baratiner ».

L'opérationnalisation de ce concept s’est effectuée au travers de questionnaires ou d'entretiens (à destination des élèves et des enseignants) et de productions sollicitées. Mais, de fait, la base la plus importante de données recueillies est issue de questionnaires, organisés autour de trois questions reproduites pour chacune des matières  scolaires: « Qu’as-tu appris cette année en … ? », « Comment sais-tu que tu es en cours de … ? », « Selon toi, à quoi sert … ? ». Ces trois questions renvoient à trois dimensions constitutives de la conscience disciplinaire: les contenus, les finalités et le repérage de l’espace de l’enseignement et des apprentissages. Quelques uns de nos résultats concernant les élèves à la fin de l'école primaire méritent d'être rappelés ici (Cohen-Azria, Lahanier-Reuter et Reuter, dir., 2013):

- la notion de discipline est appropriée de manière fort différente à la fin de l'école primaire: 102 désignations différentes avec un nombre de matières variant de 3 à 21; elle peut désigner des matières, des composantes, des activités, des espaces-temps (BCD), des contenus thématiques...

-les matières les plus citées (Mathématiques, Français, Histoire, Sciences) sont en relation avec les hiérarchies institutionnelles;

-certaines disciplines sont bien reconnues quant aux contenus , d'autres non (mathématiques vs éducation civique);

-les caractéristiques attribuées aux disciplines peuvent être très variables: homogénéité des mathématiques vs hétérogénéité du Français (avec cependant un noyau autour de grammaire-orthographe- conjugaison); caractère normatif du Français...

- les finalités sont floues aux yeux des élèves;

- il existe des relations entre ces variations de forme et de clarté avec le profil scolaire et l'origine sociale des élèves;

- il existe des relations entre ces variations et les pédagogies avec, de surcroit, un paradoxe qui fait que les élèves soumis à la pédagogie Freinet (et donc pratiquant des découpages d'activités différents des découpages classiques) repèrent mieux la continuité des disciplines (qu'ils font démarrer à partir de l'école maternelle).

S'APPROPRIER LES DISCIPLINES: LE VECU DISCIPLINAIRE

Ce premier déplacement en a engendré un autre, peut-être le plus important que nous ayons effectué ces derniers temps, qui consiste à étudier les disciplines en tant qu’espaces vécus, c’est-à-dire comme des espaces qui sont des lieux et des sources de vie et d’émotions. Cela nous a conduit à analyser les effets que produisent les fonctionnements disciplinaires. Il s’agit, notamment, dans une recherche en cours soutenue par la Sauvegarde du Nord1, de comprendre les manières dont les élèves existent dans les disciplines, c’est-à-dire leurs différents modes d’être, de ressentir, de se positionner… dans ces espaces d’enseignement et d’apprentissages et, complémentairement, de comprendre ce qu’ils en retirent et ce qui leur en reste (au même titre que les contenus). Nous cherchons donc à comprendre ce qui a pu produire de la souffrance au sein même de l’école afin de prévenir sa reproduction pour d’autres élèves, voire pour les mêmes élèves dans les filières ou les institutions vers lesquelles ils sont orientés en cas de problèmes. Symétriquement, il s'agit de mieux saisir ce qui, au sein des disciplines, permet d’engendrer intérêt et plaisir. L'enjeu est donc d’éclairer ce sur quoi l’école peut avoir prise au travers des enseignements et des apprentissages disciplinaires.

Cette recherche présente certaines spécificités. Elle prend ainsi en compte l’ensemble des disciplines, telles qu’elles peuvent être désignées par les élèves. Elle est centrée principalement sur la fin de l’école primaire, sur le collège et sur le lycée ( filières générales , techniques et professionnelles), sans exclure des explorations auprès d’étudiants ou d’adultes ayant quitté l’école. Elle étudie encore les variations liées aux pédagogies « classiques » ou "alternatives".

Nous nous appuyons principalement, à l'heure actuelle, sur des questionnaires et des entretiens. Reste que les problèmes auxquels nous nous confrontons sont multiples, par exemple: les multiples manières de désigner les disciplines qui rendent compliquée l'indexation des réponses à telle ou telle matière; les différences dans les réponses selon qu'on sollicite les préférences, les souvenirs ou l'envie ou non de venir à l'école; les problèmes que rencontrent certains enquêtés pour manier le vocabulaire des sentiments et des émotions... Au delà des problèmes méthodologiques rencontrés et de la prudence nécessaire due au fait que la recherche est loin d'être achevée, certains résultats peuvent néanmoins être avancés. J'en mentionnerai quatre ici.

La notion de matière scolaire demeure variable pour les élèves, au delà du primaire et jusque dans la population adulte que nous avons pris en compte puisque, en s'en tenant à cette seule population, 96 désignations différentes de disciplines sont apparues. Cela confirme donc les conclusions de notre recherche précédente sur la conscience disciplinaire.

Les disciplines scolaires, mises en relation avec le vécu, ont un poids variable selon les moments du cursus, mais certaines constantes existent: poids prépondérant des Mathématiques et du Français mais aussi de l'Education Physique et Sportive; poids important des autres matières du primaire et du collège; poids plus faible des autres matières (notamment de lycée); poids inexistant des dispositifs pluridisciplinaires (ECJS, TPE,IDD..), des "éducation à" et aussi de l'Education civique...

Certains axes apparaissent déterminants dans la construction du vécu en relation aux disciplines: celui du choix ou de l'imposition, celui du domaine du monde auquel réfère la matière indépendamment de ses modalités de fonctionnement scolaires, celui de la mise en oeuvre scolaire de la discipline (découpage, contenus, exercices...), celui de la place de la compréhension au sein de la discipline, celui des formes prises par l'évaluation, celui de l'exposition au regard collectif, celui de l'utilité, celui de la relation à l'identité de l'élève telle qu'il se la construit (valeurs, représentations, projections de soi...) ou encore celui de la spécificité dans le système disciplinaire...

Ces premiers résultats conduisent encore à une mise en interrogation de présupposés relativement partagés sur le vécu scolaire. J'en mentionnerai quatre exemples. Le premier concerne le poids des enseignants qui apparait plus faible que nombre de discours courants pourraient le laisser supposer et qui se comprend essentiellement en articulation aux spécificités disciplinaires: cela signifie que, pour les élèves, les dimensions positives ou négatives attribuées aux enseignants sont différentes selon les disciplines. Le second exemple concerne les effets des évaluations "classiques" qui ne sont pas uniquement négatifs, mais très variables, en relation aux résultats des élèves. Le troisième exemple concerne les Mathématiques: s'il est vrai que le poids de cette discipline est important sur le pôle négatif du vécu, il convient cependant de remarquer que tel n'est pas le cas pour le primaire où les Mathématiques sont une matière particulièrement appréciée des élèves...Le dernier exemple, en relation avec tous les précédents, concerne le rapport aux disciplines qui n'apparait pas figé mais fortement tributaire des configurations disciplinaires instaurées.

QUESTIONS

J'en viens donc aux questions que j'annonçais et qui me serviront de conclusion. Nombre de problèmes des élèves qui sont attribués aux découpages disciplinaires tiennent-ils aux disciplines elles-mêmes ou à la manière de les faire fonctionner? C'est-à dire d'une part à l'accent insuffisamment porté sur l'explicitation des intérêts de ces découpages , le sens, le fonctionnement et les finalités des discipline (voir Astolfi, 2008)? D'autre part, au choix de configurations disciplinaires qui ne sont pas toujours les plus pertinentes. Cela explique mon titre: l'élève n'est peut-être pas à la croisée de disciplines mais immergé dans des zones aux contours flous et au sens incertain. Ou, dit autrement, il ne sait pas forcément qu'il est à la croisée...

Par voie de conséquence, ne pourrait-on envisager ( à côté? en plus? à la place des dispositifs inter-ou pluri-disciplinaires?) des dispositifs qui permettraient de préciser en quoi la vision scolaire est structurellement constituée de différentes perspectives disciplinaires, quelle est sa spécificité et quels sont ses intérêts?

Les réussites de certains projets pluri-disciplinaires et de certains modalités des pédagogies alternatives tiennent-ils à la mise en cause des disciplines ou un approfondissement de la conscience disciplinaire des maitres avec un choix de configurations disciplinaires efficientes?

Le débat est véritablement ouvert.

Références bibliographiques

Astolfi, J-P. (2008). La saveur des savoirs. Disciplines et plaisir d’apprendre. Paris : ESF.

Chervel, A. (1988). L’histoire des disciplines scolaires. Réflexions sur un domaine de recherche. Histoire de l’éducation, 38, 59-119.

Cohen-Azria, C., Lahanier-Reuter, D., Reuter, Y. (dir.) (2013). Conscience disciplinaire. Les représentations des disciplines à l’école primaire. Rennes : Presses Universitaires de Rennes.

Reuter, Y. (2003). La représentation de la discipline ou la conscience disciplinaire. La Lettre de la DFLM, 32,18-22.

Reuter, Y. (2005). Les enjeux du français : questions pour la didactique. Recherches, 43, 25-38.

Reuter, Y. (2007). La conscience disciplinaire. Présentation d’un concept. Éducation et didactique, vol.1, 2, 57-71.

Reuter, Y., dir. (2007/2013). Dictionnaire des concepts fondamentaux des didactiques. Bruxelles : De Boeck .

Reuter, Y., Lahanier-Reuter, D. (2004/2007). L’analyse de la discipline: quelques problèmes pour la recherche en didactique, Communication au 9e colloque de l’AIRDF, Québec, août 2004, reprise dans E. Falardeau, C. Fisher, C. Simard, N. Sorin (dir.). La didactique du français. Les voies actuelles de la recherche (pp. 27-42). Québec : Presses de l’université Laval.

Vincent, G. (1980). L’école primaire française. Lyon : Presses Universitaires de Lyon.

 

 

 

 

1 La Sauvegarde du Nord est un des plus importants organismes de travail social de la Région Nord-Pas-de-Calais.