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« Ce n'est pas de ton ressort ! »

 

Cyril Lascassies est enseignant de technologie dans l’Académie de Toulouse.

Il écrit ce texte sous forme de « coup de gueule » contre des réactions de collègues. En effet, des pratiques différentes sont parfois vécues comme une remise en cause directe de leurs compétences, avec le sentiment que « ce collègue se mêle de ce qui ne le regarde pas ». Ecoutons-le

 

Cette année a été marquée par l’arrivée des MOOC (Massive Open Online Course) en France. Alors que je mets ces ressources à disposition des élèves, un collègue de Mathématiques remet en question mes compétences pour juger de la pertinence de ces ressources. Pourquoi cette réaction ?

Croyons-nous que les connaissances disciplinaires sont du seul ressort de celui qui a le CAPES associé ? Avons-nous peur de perdre le pouvoir sur nos élèves ? Avons-nous peur qu’ils deviennent autonomes ou préférons-nous qu’ils restent dépendants de leurs professeurs ? Comment développer leur esprit critique si nous les privons d’une réflexion sur les ressources disponibles sur Internet ?

Lorsque je m’aperçois en technologie que la moitié de nos élèves de 3ème hésitent au moment de passer des mètres aux millimètres, est-ce que « je m’occupe de ce qui n’est pas de mon ressort » ?

Lorsque je m’aperçois que seulement 20% des élèves de 3ème, maîtrisent la notion de proportionnalité, enseignée en Mathématiques depuis le CM1, est-ce grave que « je m’occupe de ce qui n’est pas de mon ressort » ?

Lorsque je m’aperçois, au moment de rédiger un compte-rendu d’expérience, qu’ils ne savent pas s’il faut mettre un infinitif ou un participe passé, et si dans ce cas s’ils doivent l’accorder, est-ce grave que « je m’occupe de ce qui n’est pas de mon ressort » ?

Lorsque je mets en place une remédiation pour une partie de la classe qui n’est pas à l’aise pour parler 2 minutes à l’oral devant un public, est-ce que « je m’occupe de ce qui n’est pas de mon ressort » ?

Lorsque je m’aperçois qu’ils passent leur temps sur Internet à s’envoyer des bêtises alors qu’ils pourraient y apprendre et coopérer, est-ce que « je m’occupe de ce qui n’est pas de mon ressort » ?

Suis-je le seul à faire ce constat ou est-ce que ces ressources en ligne sont arrivées pour les mêmes raisons ? Alors, oui peut-être que j’aurais expliqué différemment certaines notions de ces vidéos. Ce n'est pas pour cela que tous les élèves auraient forcément mieux compris. Peut-être que certains ne comprennent pas parce qu’ils ne me font pas confiance ? Ou qu’ils ne font pas confiance au système éducatif ? Ou qu’on leur a laissé croire qu’ils sont nuls, que les Mathématiques, ou l’Histoire, ce n’est pas pour eux ? Alors est-ce grave si je leur propose d’autres contextes ? Chacun est-il libre de choisir une piste qui lui convient, ou doivent-ils tous suivre l’unique chemin imposé par leur prof ? Pensons-nous que les élèves n’apprennent l’anglais qu’en classe ? N’apprennent les concepts de SVT qu’avec leur professeur de SVT ? Qu’ils n’apprennent rien à la maison ? Qu’ils n’apprennent rien en jouant ? Qu’ils n’apprennent rien avec leurs copains ? Qu’ils n’apprennent rien des Mathématiques dans d’autres disciplines ? Qu’ils n’apprennent rien de la TV ou d’Internet ? L’institution est-elle la seul aujourd’hui capable de transmettre le savoir ? Les cours suffisent-ils ? L’entraînement sur les annales suffiront-ils ? A obtenir le Brevet… peut-être… mais à utiliser leurs connaissances dans des situations nouvelles, hors contexte du cours où la discipline est identifiée ? Puis dans la vie ?

Désolé, mais seuls les élèves peuvent apprendre ! Comprendre ça, m’a rendu plus humble. Depuis que j’ai arrêté d’enseigner, ils apprennent beaucoup mieux. Comme dit Jean Houssaye : « Je n’enseigne pas à mes élèves, je leur donne des conditions pour qu’ils apprennent »

Alors, vous pouvez toujours enseigner, ce n’est pas pour ça qu’ils apprendront ! » Nous avons un CAPES dans une discipline, oui, mais est-ce pour autant que nous sommes des « professionnels de l’enseignement » ? Nous enseignons oui, mais… Que connaissons-nous des théories de l’apprentissage ? Des conditions nécessaires à l’apprentissage ? Des représentations initiales de nos élèves ? De la place de l’erreur dans l’apprentissage ? De la métacognition ? De la pédagogie différenciée ? Du côté relationnel ? Du socioconstructivisme ? Des tâches complexes ? De la docimologie ? De l’évaluation par contrat de confiance ? Des échelles descriptives ? De la pédagogie de projet ? Des learning outcomes ? Des résultats de la recherche sur le fonctionnement du cerveau ? Des cartes mentales ? Du connectivisme ? Et de tant de concepts dont nous n’avons pas encore connaissance…

A vous de voir si vous préférez mettre en avant les causes externes (manque de motivation, parents, manque de formation, système, etc.) lorsque des élèves n’y arrivent pas, si vous préférez les exclure parce que vous ne supportez pas d’échouer devant leur propre échec, si vous pensez qu’écrire sur le bulletin « Avertissement travail : doit redoubler d’effort » peut aider l’élève à progresser, si vous préférez vous battre contre le système alors que le système c’est nous, si vous préférez vous énerver pour ne pas déprimer alors qu’il existe d’autres possibilités.

Moi, je suis heureux car face à ces obstacles il nous reste tant de choses à essayer. Heureux car ça nous oblige à être inventif, à coopérer pour progresser, à accepter d’être plagier pour être utile, à accepter la critique pour en tenir compte, à innover pour continuer sur le chemin du savoir, au côté de (et non pas face à) nos élèves et de nos collègues. Alors oui, c’est un changement d’état d’esprit ! A chaque fois que je m’apercevrai qu’un élève ne sait pas quelque chose, même si ça n’est pas de mon domaine, mais que ça me semble fondamental, j’essaierai une piste nouvelle. Et si je ne suis pas seul à m’en occuper, tant mieux ! Et si en plus nous arrivons à en discuter pour avoir une stratégie d’équipe pédagogique, parfait !