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Des oeuvres littéraires pour l’EAF choisies.... par le prof d’histoire!

Depuis près de dix ans, au lycée Le Verrier de Saint-Lô, deux enseignants de première tentent de (re) donner le goût du livre et de la lecture aux élèves en menant une expérience de travail croisé en lettres – avec l'objectif de l'EAF juin – et en histoire-géographie. L'ensemble des activités menées doit conduire les élèves à obtenir de bons à très bons résultats lors de leur oral mais aussi  mettre en place des bases culturelles qui seront des leviers à leur réussite dans le supérieur.Le choix de l’œuvre littéraire support d'étude émane – et c'est un paradoxe - généralement du professeur d'histoire. C'est tout ce travail en amont pour choisir des supports communs qui tiennent compte des spécificités disciplinaires, que Christine Cauhapé, professeur d'histoire-géographie et Frédéric Hanou, professeur de français nous racontent.

L'admiration exprimée par Pierre Nora dans la revue Le Débat  - dont il est le directeur - au printemps 2007 à Jonathan Littell pour son roman Les Bienveillantes marque une véritable rupture. Ce que l'historien appelle «  le matériau historique » est utilisé en filigrane dans cet ouvrage qui raconte la seconde guerre mondiale du point-de-vue d'un bourreau nazi. La reconnaissance de cette exactitude historique devrait dédouaner les enseignants d'histoire les plus réticents à utiliser un ouvrage de fiction en lieu et place d'un traditionnel document-source comme support de cours

Avec l'apparition de l'enseignement d'exploration en classe de seconde de Littérature et Société, des professeurs d'histoire ont «  dépoussiéré » leurs supports d'enseignement sans transgresser la réalité des faits et des réflexions à mener avec des adolescents. L'ouverture sur le passé et le questionnement sur le présent se font simplement autrement.

Cela nous décide à mettre en place une progression qui correspond aux programmes officiels et comporte l'étude complète de trois ou quatre ouvrages en commun au cours d'une année scolaire.

. Mais c'est aussi l'occasion en histoire de s'appuyer sur des écrits traduits1 qui figurent dans le descriptif pour l'EAF soit en lecture cursive soit en lectures personnelles.

Un choc disciplinaire: des documents source qui relèvent d'une subjectivité narrative

Depuis 2007, les programmes d'histoire et de géographie ont profondément évolué tant dans leurs bornes chronologiques (le début des programmes demeure celui de la révolution industrielle mais leur fin s'opérait traditionnellement avec l'année 1945 alors qu'actuellement elle s'achève avec les Attentats du World Trade Center du 11 septembre 2001 ) que dans la manière d'aborder l'histoire. Le temps n'est plus à un simple déroulé linéaire mais les programmes de 2010 orientent le travail dans une étude thématique avec la volonté explicite2 de donner à la fois de la chair et du sens à la leçon d’histoire en s’attachant à l’étude d’objets historiques significatifs, de nature à donner aux élèves les clés essentielles de compréhension d’une époque et de lecture historique du monde.

En lettres, les textes officiels offrent un vaste bornage chronologique : du XVIIème à nos jours pour 2 des 4 objets d'étude : le personnage de roman, le texte théâtral et sa représentation, écriture poétique et quète de sens ( depuis le Moyen-Age ), la question de l'Homme dans les genres de l'argumentation du XVIème à nos jours.

Nous devons donc trouver des axes de travail commun et développer une réelle souplesse pédagogique, pour sortir des oeuvres classiques du répertoire français qui n'ont pas nécessairement de concordance avec le travail d'histoire tout en respectant les attendus de la préparation au baccalauréat qui a lieu à la fin de l'année. L'oeuvre choisie acquiert le statut de source historique lorsque sa part de réalisme, sa documentation et sa qualité lui permettent de remplacer un document source en Histoire. Une lecture “ filtrée “ est mise en oeuvre par les élèves : l'enseignant d'histoire fait travailler sur la dimension réaliste du texte mettant en parallèle les savoirs scientifiques maitrisés en amont par le professeur et le récit. Les aspects fictionnels, la langue, la qualité littéraire et les figures de style par exemple sont approfondis dans les cours de français même si les compétences dans les deux matières que nous avons acquises au fil du temps et par goût nous permettent – modestement naturellement – de répondre à certaines questions des élèves.

Venir en cours d'histoire avec un roman à la place du manuel

Nous choisissons de travailler sur « Les Ritals » de François Cavanna3. L'auteur y raconte son enfance d'enfant d'immigrés italiens à Nogent-sur-Marne. Le récit souvent humoristique, d'écriture aisée doit permettre même aux petits lecteurs de prendre du plaisir tout en fournissant un travail pour mieux comprendre le thème 1. Les élèves, par petits groupes, ont complété un tableau de repérage historique en relevant les numéro de pages et une citation pour chaque thème : la xénophobie, le chômage, le monde ouvrier des années 30, la vie quotidienne dans les banlieues parisiennes populaires, le contexte politique et économique de la période sont en filigrane de ces souvenirs d'adolescence. 

Cela permet de traiter en histoire la question sur la mutation des sociétés avec l'étude conjointe de la population active en France depuis 1850 et de l'immigration et la société française au XXème siècle.

A charge pour l'enseignant d'histoire de donner un statut de document source à un ouvrage dont l'auteur était un chroniqueur régulier à Charlie Hebdo. .

L'ensemble du texte est étudié en classe pour comprendre le cas de l'immigration italienne en France pendant l'entre-deux-guerre. Quels sont les multiples facteurs de départ ? Pour s'installer en France, comment y travailler et y vivre ? Quel accueil et quel vécu ?.... Le schéma classique  causes -  déroulement – conséquences – trouve toutes ses réponses dans le livre de François Cavanna.

Le professeur de Lettres fait le choix de porter son travail autour de la problématique suivante : Comment les auteurs s'approprient-ils la périphérie parisienne pour mener une réflexion plus large sur la condition de l'homme. Révision des notions liées au roman et ses genres proches comme l'autobiographie. Les textes et films étudiés4 sont partie intégrante des deux matières, maîtrisés par les deux enseignants et exploités de façon croisée. Lorsque les élèves de première présentent plusieurs extraits du texte de François Cavanna à l'oral de français, ils ont un bagage nettement supérieur aux attentes classiques gagnant ainsi en assurance et en réflexion avec, par exemple, l'étude des lois relatives aux étrangers en France dans l'entre-deux-guerres et qui figurent dans le livre.

 

Un impact encourageant sur les apprentissages des élèves

Le décloisonnement des deux enseignements remplit parfaitement son contrat : apporter cultures scolaire et générale à des adolescents bien plus réceptifs ce qui peut apparaître, bousculer une « routine » qui peut s'installer chez certains collègues, travailler en équipe enrichit les savoirs et les cours.

Lorsque les élèves sont interrogés à l'oral de l'EAF sur un des textes à croisée des savoirs, les résultats sont toujours excellents.

Ainsi, un candidat issu d'une banlieue parisienne avec une maitrise modeste de l'expression française a été interrogé sur un extrait de la pièce de théâtre Les Justes de Albert Camus a obtenu la note de 14/20 à l'oral. Sa parfaite connaissance des courants politiques russes, de la montée en puissance des contestations anti-tsaristes depuis 1905 lui ont donné à la fois de l'assurance et un bagage solide pour réussir. Il en est de même pour les élèves qui ont été interrogés sur des extraits  Barrage contre le Pacifique de Marguerite Duras ou Le roi de Kahel de Tierno Monénembo : suivant le choix de l'oeuvre littéraire, le travail réalisé en histoire autour la colonisation en Indochine ou en Afrique Noire leur a permis de développer et réinvestir leur connaissance sur la question des relations entre colons et colonisés chez Monénembo, métropole et colons chez Duras pour avoir étudié les discours de Jules Ferry et de Georges Clémenceau de 1885 ou la Déclaration d'indépendance de la République démocratique du Vietnam du 2 septembre 1945 de Hô ChiMinh.

Cependant, et c'est à déplorer fortement, cela se produit trop rarement … les interrogateurs n'osant se confronter lors de l'épreuve du baccalauréat à Cavanna, l'épisode de l'avortement dans Voyage au bout de la nuit de Céline, ou au Roi de Kahel de Tierno Monénembo. Voltaire et Marivaux ont encore de beaux jours devant eux mais pas dans un programme d'histoire intitulé : «  Questions pour comprendre le XXème siècle ».

Christine Cauhapé, professeur d'histoire-géographie, formatrice académique

Frédéric Hanou, professeur de français, formateur académique.