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L’interdisciplinarité et l’intégration des savoirs à l’école :L'exemple du curriculum québécois

 

Yves Lenoir est titulaire de la Chaire de recherche du Canada sur l’intervention éducative (CRCIE). Abdelkrim Hasni est titulaire de la Chaire de recherche sur l’intérêt des jeunes à l’égard des sciences et de la technologie (CRIJEST). Les deux professeurs sont chercheurs à Université de Sherbrooke, au Québec. Ils étudient depuis les années 1980 les concepts d’interdisciplinarité et d’intégration des savoirs. Ils recueillent et analysent des données sur leurs conceptions et leur mise en œuvre dans l’enseignement primaire et secondaire, aussi bien aux États-Unis que dans les pays francophones et latino-américains. Pour les Cahiers, ils présentent le curriculum québécois et définissent les notions d'interdisciplinarité scolaire.

Partons d’un exemple. À la suite du visionnement d’un film sur la Shoah, les élèves de sixième année – la dernière du primaire – se demandent si des peuples ou des communautés humaines sont encore persécutées aujourd’hui. Face à ce questionnement, les élèves et leur enseignante décident de réaliser comme projet une exposition sur le thème des libertés et des droits humains dans le cadre de la semaine du français. Ils sont préalablement amenés à exprimer leurs conceptions vis-à-vis des aspects de la question. Ils sont ensuite conduits à identifier et à localiser les peuples actuellement opprimés et les différents conflits qui ont cours dans le monde. Ils en recherchent les motifs. Ils prennent connaissance et étudient différentes chartes relatives aux droits et libertés (Unesco, ONU, Canada, etc.), incluant la Déclaration universelle des droits de l’homme, et les situent historiquement et contextuellement. Ils débattent du concept de liberté, de ses différents sens (liberté positive, négative, émancipatrice, etc.) en recourant à des textes qui en traitent. Ils situent dans le temps différents génocides qui ont eu lieu (Indiens, Noirs, Arméniens, Juifs, etc.) en cherchant à comprendre les facteurs et enjeux sous-jacents. Ils recherchent différentes traces écrites, musicales, artistiques témoignant du non-respect des droits et libertés humains : par exemple “J’ai froid” de jean Ferrat ; “Lettre à Kissinger” de Julos Beaucarme ; “Tout est OK à Guantanamo Bay” de Frederik Mey ; “Un mort vivant « délit d'opinion »” de Charles Aznavour ; etc. Le texte de ces chansons est contextualisé et discuté. Les élèves écrivent une chanson, qu’ils vont interpréter, portant sur un thème associé au respect de la dimension humaine. Ils préparent une enquête auprès de leurs proches pour connaître leurs conceptions au regard des aspects précédemment mentionnés. Ils bâtissent un questionnaire et sont amenés à le valider auprès d’autres élèves et auprès des enseignantes ou enseignants en ce qui concerne la qualité des questions et l’utilisation de la langue. Une fois les informations recueillies et triées, les élèves rédigent un rapport synthèse et illustrent certains des aspects abordés. L’enseignante ou l’enseignant les amène ensuite à comparer leurs nouveaux acquis à leurs idées de départ qui avaient été conservées.

 

Cet exemple met en relief à la fois une complémentarité et une interaction entre des contenus relevant de la géographie, de l’histoire, des arts plastiques, de la musique, du français, de l’éthique. Il met aussi en évidence la centration sur une démarche de recherche qui fait appel à différentes démarches d’enseignement-apprentissage : démarches de conceptualisation, de résolution de problèmes, communicationnelle, esthétique. Cet exemple, parmi bien d’autres, d’une utilisation pédagogico-didactique de l’interdisciplinarité dans le processus d’enseignement-apprentissage n’a de sens que dans la mesure où il favorise et soutient l’intégration des apprentissages.

De plus, la mise en œuvre d’approches interdisciplinaires par l’enseignant peut certes se faire indépendamment de la conception du curriculum qu’il doit enseigner. Cependant, le passage du plan curriculaire au plan pédagogique ou, pour le dire autrement, à la pratique d’enseignement en classe, qui requiert le recours à la médiation des didactiques des disciplines scolaires, sera grandement facilité s’il est soutenu par une structure curriculaire interdisciplinaire, qui permette aux élèves de comprendre le monde complexe dans lequel ils vivent et d’y agir en mobilisant les savoirs en provenance de différentes disciplines scolaires.

 

Un curriculum qui fait de l'interdisciplinarité l'une de ses principales orientations

Trois grandes visées ont guidé l’ensemble des mesures qui ont accompagné la mise en place des curriculums actuels d’enseignement primaire et secondaire au Québec : 1) une école plus juste du point de vue de l’égalité des chances, donc plus propice à la réussite de tous ; 2) un programme scolaire plus étoffé, moins éparpillé ; 3) une plus grande cohérence et convergence entre les éléments du curriculum.

Les principales orientations du nouveau curriculum sont la centration sur l’élève en tant que sujet apprenant, les perspectives transversales et interdisciplinaires, un retour aux “savoirs disciplinaires essentiels”, une conception des activités d’enseignement-apprentissage axée sur la mise en place de communautés d’apprentissage1, une structuration en cycles d’apprentissage, et le rehaussement culturel. Les compétences disciplinaires sont regroupées au sein de cinq domaines d’apprentissage devant favoriser un enseignement interdisciplinaire : les langues (français langue d’enseignement ; english as a second language ; français, accueil); les mathématiques (algèbre, géométrie, statistique, etc.), la science et la technologie (astronommie, biologie, chimie, géologie, physique, disciplines technologiques) ; l’univers social (géographie, histoire, éducation à la citoyenneté); les arts (art dramatique, arts plastiques, danse, musique) ; le développement personnel (éducation physique et à la santé, éthique et culture religieuse, enseignement moral).

 

Ensuite, les compétences transversales, de caractère générique, sont des compétences procédurales d’ordre intellectuel (exploiter l’information ; résoudre des problèmes ; exercer son jugement critique ; mettre en œuvre sa pensée créatrice), méthodologique (se donner des méthodes de travail efficaces ; exploiter les technologies de l’information et de la communication), personnel et social (structurer son identité ; coopérer) et communicationnel (communiquer de façon appropriée). Ces compétences doivent s’actualiser «à travers les divers domaines d’apprentissage» (Gouvernement du Québec, 2001, p. 15).

Enfin, cinq domaines généraux de formation doivent assurer l’ancrage des apprentissages au plus près des réalités humaines et sociales de la vie quotidienne. Ces domaines sont les suivants : santé et bien-être ; orientation et entrepreneuriat ; environnement et consommation ; médias ; vivre ensemble et citoyenneté. Ces cinq domaines sont, selon le discours gouvernemental, « de véritables lieux de convergence favorisant l’intégration des apprentissages. Ils servent de points d’ancrage au développement des compétences transversales et des compétences disciplinaires, sans pour autant constituer de simples contextes d’apprentissage. Ils doivent se développer par et à travers les autres apprentissages tout en leur permettant de s’inscrire dans des problématiques proches de la vie » (Gouvernement du Québec, 2001, p. 42).

Nous avons décrit la structuration curriculaire de l’enseignement primaire et secondaire au Québec sans nous prononcer sur sa pertinence. Si nous devions porter un regard critique sur la conception interdisciplinaire qui s’en dégage, nous serions amenés à constater l’absence de clarification des termes clés (constructivisme, communauté d’apprentissage, interdisciplinarité, etc.), l’orientation utilitariste (néolibérale) du curriculum, des regroupements de disciplines qui s’inscrivent dans cette logique en oubliant que les sciences naturelles et les sciences humaines et sociales ont pour raison première la construction de la réalité, des exemples d’approches interdisciplinaires qui renvoient bien davantage à la pluridisciplinarité, etc.

 

L’interdisciplinarité est de l’ordre du moyen, non de la finalité.

Le recours à l’approche interdisciplinaire a pour raison d’être de promouvoir la mobilisation des processus conceptuels et de différents savoirs pour assurer la réalisation des apprentissages, c’est-à-dire favoriser et faciliter chez les étudiants l’intégration des processus d’apprentissage (integrating processes) et l’intégration des savoirs (integrated knowledge), ainsi que leur mobilisation et leur application dans des situations réelles de vie. L’intégration ainsi entendue est à la fois un processus et un résultat. Si l’intégration des processus d’apprentissage requiert le recours à différentes démarches (communicationnelle, de conceptualisation, de résolution de problèmes, expérimentale, etc.) de la part des élèves, l’intégration des savoirs renvoie à la synthèse que les élèves réalisent, à travers l’intégration des processus d’apprentissage, en greffant un nouveau savoir à des savoirs antérieurs en incorporant, en assimilant et en s’appropriant de manière cohérente et structurée les savoirs de divers ordres qui assurent la construction, la communication, etc., de la réalité à l’étude, en restructurant en conséquence leur univers conceptuel intérieur et en appliquant à de nouvelles situations concrètes les savoirs acquis!. Il y aura effectivement intégration des savoirs si les élèves sont capables de partager, de mobiliser et de réinvestir les savoirs acquis dans d’autres situations d’apprentissage. Si nous prenons l’exemple du début de l’article, l’intégration des processus d’apprentissage se réalise par le recours imbriqué de différentes démarches. Quant à l’intégration des savoirs, résultat des processus d’apprentissage mis en œuvre par les élèves, il sera permis de l’attester à partir des activités de synthèse réalisées par les élèves (rapport, chanson, dessins, etc.), de leurs capacités à témoigner de leur compréhension de la Shoah et de la complexité de la question des droits humains, ainsi que de leur réinvestissement dans de nouvelles situations d’apprentissage, par exemple en lien avec l’actualité ou avec la question de l’esclavage.

 

L’interdisciplinarité exige donc la mise en place par l’enseignant d’approches intégratives (integrative approaches) dans le contexte interdisciplinaire et non l’imposition d’un curriculum intégré où le processus intégrateur lui-même est établi de manière hétéronome (Lenoir et Sauvé, 1998c). Elle exige également, de ce fait, l’adoption d’une posture épistémologique de type socioconstructiviste, car elle requiert que les sujets apprenants soient reconnus et s’affirment comme des acteurs producteurs de savoir et que ce processus de conceptualisation s’inscrive de plein pied dans le contexte social. Il est donc indispensable que l’enseignant introduise les conditions visant la mise en œuvre par les élèves d’une approche interdisciplinaire des questions cognitives traitées, mais il importe de se rappeler que l’intégration est avant tout un processus cognitif qui relève des élèves et non de l’enseignant ou du curriculum.

L'intégration en tant que finalité d'une formation et en tant que modalité opérationnelle est donc indissociable de la préoccupation interdisciplinaire. Elle requiert, sur le plan des processus d’enseignement-apprentissage, la prise en compte de deux aspects complémentaires et imbriqués: le processus de construction du savoir qui requiert le développement de démarches d’apprentissage (de conceptualisation, de communication, de résolution de problèmes, expérimentale, de réalisation, esthétique, etc.) et l’acquisition des savoirs eux-mêmes.

 

Quelques mises en garde

Nous désirons attirer l’attention sur quelques dérives potentielles dans la conception d’un curriculum d’enseignement à caractère interdisciplinaire. La première réside dans un conceptualisation d’un curriculum qui, au nom de la centration sur les réalités du monde, de la vie en société, des problèmes sociaux, des besoins économiques, etc., réduit les disciplines scolaires à de simples adjuvants, à des éléments référentiels. N’étant plus que des composantes d’une “boîte à outils”, elles risquent alors d’être dépouillées de leur raison d'être, de leur structure conceptuelle, de leurs objets d'étude et d'apprentissage, de leurs démarches d'apprentissage. La démarche de résolution de problèmes devient souvent alors la seule ayant droit de cité, éliminant la démarche de conceptualisation pourtant fondamentale, ainsi que les démarches expérimentale, communicationnelle, etc.

La deuxième dérive relève d’une posture radicale liée à la première : la suppression pure et simple des disciplines scolaires pour les remplacer par des thématiques qui ont une résonnance sociale (ou économique). Les “éducation à” peuvent séduire pour adopter cette tendance avec un curriculum qui serait fondé sur l’éducation à la paix, à la santé ou à l’environnement. Il en est de même d’un curriculum qui serait conçu à partir de thématiques et qui en reste à une perspective multidisciplinaire.

La troisième dérive, à l’inverse, projette toutes les apparences d’une conception interdisciplinaire, mais elle demeure dans le fond essentiellement pluridisciplinaire, ne prônant que des liens fictifs. L’exemple suivant illustre une telle approche pseudo-interdisciplinaire. À la suite d’une visite avec ses élèves au Biodôme de Montréal, un enseignant entend exploiter avec ses collègues de l’équipe-cycle plusieurs facettes. En sciences, les élèves traitent de différents concepts en lien avec la diversité de la vie. En géographie, il est question de la faune d’un territoire protégé du Québec. En français, les élèves rédigent un texte d’information relatant leur visite au biodôme et décrivent leur observation plus particulière d’un animal. En anglais, ils font une recherche sur Internet à propos de l’animal choisi. En arts plastiques, ils analysent différentes représentations picturales d’animaux réalisées à différentes époques, ce qui renvoie aussi à l’histoire. Enfin, en mathématiques, ils sont appelés à travailler le sens du nombre en étudiant l’évolution statistique de la présence de certains oiseaux migrateurs nichant au Québec durant l’été. L’exemple illustre la mise en place d’activités dans diverses matières scolaires, sans qu’aucune autre relation ne soit établie entre elles, sinon au niveau du thème ! En fait, beaucoup d’enseignants considèrent que le fait de sélectionner un thème (une visite, une fête, un événement particulier, etc.) et de concevoir des activités diversifiées dans différentes matières scolaires est suffisant pour assurer des approches interdisciplinaires. Sans nier l’intérêt éventuel que ces approches thématiques peuvent éveiller chez l’élève, elles n’assurent pas cependant l’existence d’activités réellement interdisciplinaires. Au mieux, elles actualisent des pratiques pluridisciplinaires.

Enfin, ce serait une quatrième dérive de concevoir un curriculum déjà intégré (tout comme un manuel intégré), ce qui supprimerait la nécessité qu’une conception dynamique qui doit caractériser tout curriculum (ou un manuel). Concevoir un curriculum intégrateur (et non intégré) met en place les conditions – plutôt que les imposer de façon restrictive fatalement – pour que les enseignants puissent y recourir souplement et de manière responsable, en fonction de leurs aptitudes, du contexte, des élèves, etc. De notre point de vue, le recours à l’interdisciplinarité dans l’éducation scolaire n’a de sens que dans la mesure où il favorise le développement émancipateur des êtres humains, ce qui requiert un ancrage culturel au sein duquel se marient à travers des processus intégrateurs savoirs, processus cognitifs et démarches, et dimension humaine.

  1.  

 

L'interdisciplinairité scolaire : une notion à définir

L’interdisciplinarité scolaire se caractérise par la mise en relation par l’enseignant de deux ou de plusieurs disciplines scolaires en ayant comme élément de référence le sujet apprenant. Elle conduit à l’établissement de liens de complémentarité ou de coopération, d’interpénétrations ou d’actions réciproques entre elles sous divers aspects (finalités, objets d’études, concepts et notions, démarches d’apprentissage, habiletés techniques, etc.), en vue de favoriser l’intégration des processus d’apprentissage et des savoirs chez les élèvesSi la prise en compte de la spécificité des disciplines scolaires est indispensable, il est fondamental de les considérer dans leurs rapports de complémentarité et non dans un rapport concurrentiel ou hiérarchique. Par contre, l’interdisciplinarité procède à un déplacement de la finalité éducative en faisant de l’acquisition des savoirs non la finalité de l’éducation scolaire, mais le moyen indispensable pour poursuivre les trois visées sociocognitives interreliées

- La première visée concerne la recherche du sens sur le plan cognitif (une visée épistémologique), c’est-à-dire en quoi les savoirs retenus ont-t-ils du sens pour la connaissance, ce qui impose l’établissement de liens appropriés et cohérents entre les contenus provenant des différentes disciplines scolaires.

- La deuxième visée concerne la recherche de la fonctionnalité (une visée instrumentale), c’est-à-dire en quoi les savoirs ont-ils de la pertinence pour les sujets apprenants et la réalité humaine et sociale (ou naturelle) considérée, ce qui requiert, d’une part, une coopération, surtout au secondaire, entre les enseignants provenant d’horizons disciplinaires distincts et, d’autre part, la perspective intégrative dont il a été question. L’approche par projets est alors une des pistes possibles.

 

- La troisième visée concerne la recherche de la dimension humaine (des visées psychologiques et sociales), c’est-à-dire en quoi les savoirs permettront-ils d’assurer le développement individuel et social des sujets apprenants, ce qui exige la reconnaissance des caractéristiques humaines individuelles et collectives (identité, respect, bienveillance, acceptation de la différence, etc.)