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Vie, mort et renaissance des disciplines dans
l’Approche par Projets et par Problèmes

 

Richard Étienne

 

 

Nous feignons d’ignorer depuis longtemps le fait que bien des élèves qui sont plongés dans notre système souffrent d’une rupture liée à l’histoire compliquée de la scolarisation en France : l’école communale et le lycée n’étaient pas faits pour se rencontrer. La première, élémentaire dans sa partie obligatoire, avait pour fin assignée le certificat de fin d’études primaires, dont la dénomination est éloquente, alors que le second se termine encore par le premier grade universitaire, le baccalauréat. Les années 1970 ont eu raison de cet apartheid et ont vu la mise en place du « collège unique ». Cet épilogue a concrétisé le triomphe de l’enseignement organisé par disciplines, sur le modèle de l’université, et de leurs subdivisions à l’infini. Depuis, l’élève est à la « croisée des disciplines » ou, pour prendre une image plus forte, son emploi du temps ressemble à un jeu de marelle dont la vie scolaire a pour mission de contrôler qu’il est dans la bonne case au bon moment. Les pédagogues sensés, et il n’en manque pas, ont imaginé de nombreux processus pour échapper à ces « petites boîtes » mais, qu’ils soient bi-, multi-, pluri-, inter- ou transdisciplinaires, tous ces enseignements partent des disciplines et ne les remettent pas vraiment en cause. Pourtant, il y a là des pistes à ne pas négliger comme les Travaux Personnels Encadrés (TPE) accueillis plutôt froidement d’abord puis défendus avec vigueur quand ils furent amputés de moitié (voir le succès de la pétition de 2004 pour leur maintien et le dossier du numéro 449 sur ce qui fait changer l’école) ou l’enseignement public agricole qui organise une co-intervention, appelée pluridisciplinaire, de deux intervenants de disciplines différentes dans la même classe avec une orientation déjà professionnalisante : les élèves sont en bac pro avec des enseignements professionnels et technologiques ou en seconde générale avec une option EATDD par exemple (Écologie, Agronomie, Territoire, Développement Durable). On voit que des ponts sont jetés entre le lycée et la vie mais pourrait-on envisager une approche radicalement différente ? Partir de la vie et des activités que les personnes sont amenées à y mener pour découvrir l’intérêt et les limites des disciplines dans notre société.

La démarche de projet pour (re)découvrir l’intérêt des disciplines

Qu’est-ce qu’une discipline scolaire ? On pourrait soutenir que c’est la réunion de plusieurs disciplines universitaires (l’histoire-géographie illustre ce mariage contre nature quand les étudiants doivent passer des concours alors qu’ils ont vécu plusieurs années sans étudier l’une ou l’autre). On peut aussi en souligner la nécessité comme le fit Edgar Morin (2003)1 car elle permet de « [délimiter] un domaine de compétence sans lequel la connaissance se fluidifierait et deviendrait vague » et de produire des objets « dignes d'intérêt pour l'étude scientifique ». Mais il ajoute que « l'institution disciplinaire entraîne […] un risque d'hyper-spécialisation du chercheur » et il met en avant que les objets étudiés sont « isolés » ; aussi écrit-il que « les disciplines sont pleinement justifiées intellectuellement à condition qu'elles gardent un champ de vision qui reconnaisse et conçoive l'existence des liaisons de solidarités ».

Qu’en est-il sur un plan pédagogique ? La réponse a été donnée par Dewey2 depuis plus d’un siècle : « Rien ne peut être fait problème pour quelqu’un simplement parce qu'on lui accole l'étiquette : problème, parce que le maître y voit un problème, ou encore parce que c'est une chose difficile ou rébarbative. Pour que l’enfant se rende compte qu’il a affaire à un problème réel, il faut qu’une difficulté lui apparaisse comme sa difficulté à lui ». Or les disciplines sont des solutions construites et éprouvées par les chercheurs et transmises par les enseignants.

L’approche par problème, plus facile à dire qu’à faire....

L’enseignant dans son rôle de pédagogue se trouve donc amené à imaginer dans le réel de l’existence ce qui fait obstacle ou difficulté pour l’élève, pour les élèves devrais-je écrire car tous n’éprouvent pas les mêmes difficultés au même moment. Prenons un groupe d’élèves de collèges et de lycée en Mayenne qui étudient le grec alors que leurs parents n’ont jamais pratiqué cette discipline. Malgré de nombreuses difficultés financières et sociologiques, les enseignants de deux collèges et du lycée parviennent à construire un projet de voyage sur Athènes et la Grèce classique. Première déception des élèves, la langue étudiée n’est pas le « démotique » mais l’attique du cinquième siècle avant J.-C. Deuxième contrainte imposée par les organisateurs, la visite du musée national se fera sur la base des fiches rédigées par les élèves. Cette double réalité vient interroger les élèves qui commencent à poser des questions sur les raisons pour lesquelles on étudie une langue qui n’est plus parlée (« morte » selon les représentations communes) et celles qui font qu’on doit visiter un musée, en préparer la visite et rédiger des fiches. Ces réactions et cette résistance pourraient très mal tourner et ne doivent pas être prétexte à un memento pédagogique qui consisterait à recommander de mettre les élèves « en difficulté » pour qu’ils se posent et posent des questions en raison de l’étrangeté de ce qu’on leur fait faire.

Il y a en fait une composante indispensable d’équilibration qui nécessite de compenser en la dosant la part de crainte que contient toute aventure qui consiste à résoudre un problème jamais rencontré auparavant. C’est ce que beaucoup évoquent comme étant la motivation et que j’identifie de préférence comme de l’implication. Il y aurait beaucoup à développer sur ce jeu très complexe qui se développe alors entre la crainte de ne pas surmonter la difficulté et le plaisir de travailler pour créer une situation qui sorte de la routine de l’école. C’est une forme de situation-problème qui va requérir un décloisonnement horaire et des moyens matériels, financiers et organisationnels que l’école française n’accorde pas toujours, liée qu’elle à la salle de classe, au manuel et au tableau, voire maintenant à l’ordinateur et au vidéo-projecteur.

 

L'approche par projet, un peu plus de promesses et de réalisations

Même si on la confond dans le même sigle d’APP, je donnerai une préférence à l’approche par projet car elle ne va pas s’ancrer sur une difficulté repérée par les élèves ou étudiants, plus ou moins bien vécue par eux et assez vite considérée comme décourageante, mais sur ce qu’ils ont décidé de mener à bien quand bien même cela peut paraître irréalisable à bien des enseignants soucieux de la progression pédagogique et de la progressivité dans les apprentissages. C’est ainsi qu’il m’est arrivé d’être traité d’« utopiste » par un étudiant grand débutant en latin en première année de licence (dans sa bouche, c’était un compliment un peu équivoque car il voulait me féliciter de mon ambition mais il doutait de la bonne fin de ce que je proposais) pas du tout convaincu qu’il parviendrait à rédiger un récit de cent cinquante mots en latin au terme de son premier semestre d’étude de la langue : nous disposions pour cela de quinze fois trois heures et d’une méthode3 imaginée par un collègue qui pensait que faire apprendre le latin c’était d’abord accéder à la langue et à la civilisation avant que de se frotter à la littérature et/ou à la grammaire. Non seulement, étudiantes et étudiants y parvenaient régulièrement mais la qualité des récits m’incitait à en choisir trois que je leur diffusais par souhait de montrer la diversité des écrits que l’on peut produire avec quelques dizaines de mots, pour peu qu’ils forment un noyau autour duquel va se développer le progrès linguistique. Et cela évitait le corrigé modèle qui nie la diversité.

Comme on pourra prétendre que c’est facile avec des personnes qui suivent volontairement un enseignement, je prendrai l’opposé de cette situation, la classe relais de Frédérique Landoeuer qui accueille les élèves en rupture provisoire de collège, suivis par la protection judiciaire de la jeunesse : ils sont placés dans cette structure car on estime qu’on ne peut plus les garder dans les classes « ordinaires ». Son parti pris, qui s’est affiné au fil des années, consiste à éviter les simplifications et rationalisations que le système scolaire utilise pour faire fonctionner un enseignement reposant sur l’exclusion des « moins bons ». En quoi consiste sa méthode et qu’a-t-elle de commun avec la démarche de projet ? « Le travail s’appuie sur les questions que se posent les élèves : "Pourquoi on aime ? Pourquoi je suis mal à certains moments ? D’où je viens ? Où je vais ? Pourquoi l’autre fait peur ?". C’est généralement par la lecture de textes empruntés à la philosophie et à la mythologie que commence l’activité, ces textes fondateurs ayant vocation à provoquer la formulation de telles questions. Ils mettent en scène sous une forme métaphorisée les angoisses, les peurs, plus généralement toute la dramaturgie des relations humaines »4.

Partir des questions que les élèves se posent et leur permettre d’obtenir les réponses que les adultes ne leur ont pas données ou ne les ont pas autorisés à aller chercher, tel est ce défi qui emprunte à la démarche de projet l’irréductible complexité de l’action humaine, mélange de production et de cognition. Il faut écouter la qualité du dialogue de ces élèves qui se demandent s’il faut sortir de la caverne (reprise du mythe de Platon), et y revenir pour y dire quoi. Le projet de la philosophie avec les enfants, tous les enfants, initié par Michel Tozzi, trouve dans cet accès à la réflexion d’adolescents « empêchés de penser »5 une de ses expressions les plus fortes et concrètes.

Qui veut la peau des disciplines ?

Certainement pas Edgar Morin qui est cité en début d’article. Mais les trois types de situations présentées avec des élèves de collège, des étudiants et des exclus du système montrent que les disciplines scolaires sont plutôt pratiques pour éviter d’enseigner ce que l’on ne sait pas, même si quelques doutes s’expriment en France et à l’étranger sur le niveau de connaissance des enseignants dans certaines matières comme les mathématiques pour lesquelles les concours de recrutement ne font pas le plein. Les enseignements secondaires et supérieurs nécessitent et nécessiteront plus encore à l’avenir un haut niveau de maîtrise de « savoirs savants » (je reprends l’expression à Yves Chevallard6).

Or cette condition n’est pas suffisante pour le cœur du métier d’enseignant car « il faut mobiliser autant des connaissances académiques réarticulées autour d’un projet, des savoirs pratiques, des savoirs expérientiels, des savoirs professionnels, pour mener à bien une réalisation commune : ce sont des savoirs-en-acte »7. Cette multiplication des savoirs incite fortement à trouver, ne serait-ce que pour que les élèves comprennent la complexité de l’action humaine individuelle et collective, des situations, des tâches, des activités et des moments réflexifs au cours desquels ils pourront essayer d’analyser ceux qu’ils ont mobilisés mais pour les classer a posteriori plutôt qu’a priori, puis pour les nommer et les décrire dans leur complexité. Enfin, quelle que soit la catégorie de savoirs, il conviendra d’effectuer son institutionnalisation.

Autrement dit, pour éviter toute fluidification potentielle qui défait tout, le rôle de l’enseignant, voire celui de l’équipe enseignante, a énormément changé : au lieu de se contenter d’égrener, non sans succès pour les « héritiers », le texte du savoir académique, il entre dans une nouvelle conception du métier qui n’en fait plus un gardien du temple des disciplines scolaires. Comme son métier est de faire apprendre, il ne peut plus se contenter de savoir ou de dispenser le savoir. Nous l’avons vu, les savoirs sont multiformes et ils s’imbriquent les uns dans les autres selon des combinaisons en perpétuelle évolution. Dès lors, le choix de l’approche par problèmes et par projets constitue une piste plus que sérieuse pour faire bouger le métier ; elle est déjà suivie par des écoles d’ingénieurs, des formations de personnel médical et bien d’autres.

Mais elle soulève deux questions auxquelles il faudra donner des réponses : l’identité professionnelle des enseignants du secondaire, du supérieur et des enseignements professionnels se réfère depuis plus de deux siècles à une ou plusieurs disciplines (le professeur de lettres, de technologie, d’anglais ou de génie électrique) et faire évoluer une identité professionnelle pour être, par exemple, professeur à LC, collège REP +, n’est pas une mince affaire. Quel plaisir en revanche de constater qu’au terme de trois ans d’accompagnement d’une équipe dans cet établissement, c’est l’œuvre collective de mise en place de classes coopératives en 6ème qui l’emporte ! L’approche par problèmes et par projets devient alors le propre de l’équipe pédagogique. La deuxième question à résoudre est celle de la formation et du type de formation qu’il faut mettre en place pour remplacer le cours traditionnel par l’APP. Il n’est certainement pas question de le faire de manière autoritariste, comme dans les filières et les métiers que j’ai évoqués dans le paragraphe précédent. Il semble qu’il faille plutôt recourir à un accompagnement des équipes sur plusieurs années, en acceptant au début de n’avancer que par petits pas.

 

En conclusion, même si on observe sa présence ici et là, la pédagogie de projet requiert de telles exigences que sa mise en œuvre est plutôt le fait de militants isolés ou qui se regroupent pour créer des lieux comme Clisthène à Bordeaux (voir le site de la Fédération des Établissements Scolaires Pilotes Innovants : http://www.fespi.fr/spip.php). Dans ces conditions, les disciplines scolaires qui organisent une vie scolaire avec des cases horaires dans les emplois du temps vont continuer à régler le système selon une norme de la fin du 17ème siècle reprise aux collèges jésuites. Cet article incite à explorer d’autres voies dont l’approche par problèmes et par projets. Elle peut conduire les élèves à construire une rapport différent à l’action d’abord, à la réflexion et à la pensée ensuite pour terminer par la construction de systèmes théoriques incluant et combinant tous les types de savoirs, et réhabilitant quelque peu, mais en les remettant à une juste place, les disciplines scolaires.

1 Morin, E. (2003) Articuler les disciplines. Site « Réseau Intelligence de la Complexité » : http://www.intelligence-complexite.org/nc/fr/documents/recherche-dun-document/doc/articuler-les-disciplines, consulté le 11 octobre 2014.

2 Dewey, J. (1910/1993/1997). L'éducation nouvelle, recueil de quatre textes des "pionniers" de l'éducation nouvelle, choisis par le Groupe Editions de l'ANEN. Paris : Delachaux et Niestlé, p. 98).

3 Michaud, J.-N. (2001). Le petit monde de Quartilla. Paris : l’espace d’un instant.

4 Landoeuer, F. Pesce, S. (2014). Un dispositif pédagogique innovant en classe relais : Situations complexes dans la classe et regard complexe sur les situations. http://anare.fr/wp-content/uploads/2014/02/Landoeur-et-Pesce-Texte-rencontres-anar%C3%A9.doc, consulté le 11 octobre 2014. Pour en savoir et en voir plus, on se reportera aux DVD Socrate dans la cité des mêmse auteurs présenté dans le numéro 514 des Cahiers pédagogiques.

5 Boimare, S. (1999). L’enfant et la peur d’apprendre. Paris : Dunod.

6 Chevallard, Y. (1985). La transposition didactique. Grenoble : éd. La Pensée sauvage.

7 Durpaire, F., Mabilon-Bonfils, B. (2014). La fin de l’école, l’ère du savoir-relation. Paris : PUF, p 183.