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                                                                                              Construire des représentations du monde

Le domaine 5 du nouveau projet de socle commun, intitulé “Les représentations du monde et l'activité humaine” interroge directement les spécificités disciplinaires et leur dialogue. Le texte officiel demande d'initier “à la diversité des expériences humaines et des formes qu'elles prennent : les découvertes scientifiques et techniques, les diverses cultures, les systèmes de pensée et de conviction, l'art et les œuvres, les représentations par lesquelles les femmes et les hommes tentent de comprendre la conditon humaine et le monde dans lequel ils vivent. ”

L'enjeu de ce texte est-il uniquement dans la juxtaposition de conceptions disciplinaires du monde ou incite-t-il à quelque chose de plus global, qui nécessiterait, pour l’élève, d’articuler les différents regards que nous portons-nous sur le monde, à travers nos enseignements disciplinaires? Les membres du comité de rédaction des cahiers pédagogiques s'interrogent et interagissent.

 

Michel Tozzi, philosophie

On peut entendre en philosophie par « représentation du monde » 

1) Dans un sens hard, la « vision du monde » de tel ou tel philosophe, la façon dont il a répondu à certaines questions fondamentales, que Kant par exemple résume ainsi : que puis-je connaître, que dois-je faire, que m’est-il permis d’espérer, qu’est-ce que l’homme ? Il y a ainsi différentes doctrines philosophiques (celle de Platon, Aristote, Descartes, Kant, Hegel, Marx etc.), et plus largement différents courants pour décrypter le monde : idéalisme/matérialisme, spiritualisme/athéisme, finalisme/déterminisme,  empirisme/rationalisme etc., qui dessinent de grandes « visions du monde » différentes pour le comprendre et s’y orienter…

La représentation du monde, c’est ainsi un réel à expliquer, un autrui à comprendre, un désir à satisfaire, un devoir qui m’oblige etc. On assiste ainsi à un monde fait d’air, d’eau, de terre ou de feu (présocratiques), un monde intelligible d’idées au-delà du sensible (Platon), un monde uniquement perçu et non matériel (Berkeley), un monde sans Dieu (Nietzsche), découvrant son absurdité (Camus) et donnant la nausée (Sartre), un monde insignifiant sans arrière-monde ou double (Rosset), un monde phénoménal (de phénomènes),  inconnaissable en soi (Kant), un monde d’atomes (Démocrite). Un monde dont l’histoire est la manifestation progressive d’un Esprit absolu (Hegel), ou la résultante des rapports de production et des régimes de propriété (Marx). Un monde orienté vers le plaisir (Onfray), où le bonheur repose sur la hiérarchisation des désirs (Epicure) ou la distinction entre ce qui dépend ou non de moi (Epictète), où l’on découvre « Soi-même comme un autre » (Ricoeur), le déterminisme absolu de nos actions (Spinoza) ou notre liberté absolue (Sartre), où notre inconscient se dérobe à nous-même (Freud), où autrui est un visage dont la hauteur fragile m’oblige (Lévinas), où nous sommes guidés par un impératif catégorique (Kant) ou une morale minimaliste (Ogien)

2) Dans un sens plus soft, une représentation du monde est l’ensemble des opinions qu’une personne se fait sur la vie, le monde, autrui et elle-même. Ici l’apprentissage du philosopher, s’il peut se nourrir de connaissances  philosophiques, consiste d’abord à prendre conscience que les opinions que nous avons nous ont pour la plupart été léguées par notre langue, notre environnement familial, social et médiatique, qui nous permettent certes d’interpréter et de donner du sens à ce que nous vivons, mais sans la plupart du temps avoir été interrogées.Ce que construit alors le philosopher, c’est, comme chez Socrate qui avoue ne rien savoir, ou Descartes qui commence par douter de tout, c’est une attitude, une démarche d’interrogation sur les origines et le bien fondé de nos opinions, qui apparaissent dès lors comme des pré-jugés. La posture philosophique construit donc la déconstruction de ce qui nous paraissait jusque-là assuré, un esprit critique devant toute affirmation non validée rationnellement. Et ce, pour que précisément nous nous construisions plus explicitement et avec plus de cohérence une vision du monde plus réfléchie, « notre » vision du monde.

 

Jean-Michel Zakhartchouk, français: 

Dans la discipline "français", les regards sur le monde sont sans doute divers selon qu'on envisage l'angle de la maîtrise de la langue, de la compréhension des écrits, de l'expression orale ou de la littérature. Mais on est loin d'être tous d'accord, bien entendu, entre enseignants de français. S'agit-il d'abord d'entrer dans un monde de règles, où il s'agit de se soumettre: à un code, à des manières de dire, à des contraintes académiques? Ou d'abord de pouvoir maîtriser des outils permettant de produire un discours personnel sur le monde?

Comprendre les écrits, grâce à la lecture, c'est pouvoir pénétrer dans la pensée de l'autre, c'est la possibilité de se décentrer. Une définition de l'OCDE pour PISA met en avant cette interaction entre ce qu'on apprend du monde et des autres et sa propre subjectivité. Là se trouve l'acte de lire.

Enfin, la littérature : celle-ci devrait avoir pour fonction, du moins à l'école, de faire pénétrer dans le monde de la culture, avec d'autres disciplines, mais au sens où celle-ci suscite des questions, interroge plus qu'elle ne fournit des réponses.  La littérature n'est pas le domaine du "gratuit" mais est au contraire très utile en ce sens qu'elle aide à se connaître, à connaître, à comprendre.

Discussion

Michel Tozzi: Il faudrait me semble-t-il, que les enseignants aient un minimum de formation épistémologique sur leur(s) discipline(s), et un minimum de formation sur l'épistémologie scolaire de leur(s) discipline(s) et des autres, pour comprendre leurs points communs et leurs différences, de façon à donner ces repères à leurs élèves. Surtout quand on enseigne plusieurs disciplines, ou toutes comme le prof d'école.

Exemple : en français, on « définit » un mot d'une part par son ou ses sens du mot dans la langue, donné(s) par le dictionnaire, d'autre part par son emploi, son sens dans un contexte donné. En philo, définir, c'est conceptualiser, c'est à dire partir de sa représentation première d'une notion nommée par un mot (ex : la vérité), pour la travailler : la définition, c'est le concept, et il arrive à la fin du processus de conceptulisation, non au début, en ouvrant le dico.

JM Zakhartchouk: Je pense que là Michel Tozzi reprend une conception du sens des mots et du rôle du dictionnaire en cours de Français qui me semble fausse. L’historien Albert Soboul affirmait comme une demi-boutade « un mot n’a pas de sens, il n’a que des emplois ». Il n’est pas sûr qu’il faille garder en français cette notion de « définition » qui essentialise les mots et empêche de pleinement entrer dans l’univers de la polysémie, de l’implicite, des connotations.

Michel Tozzi: La littérature, dit JMZ, « aide à se connaître, à connaître, à comprendre ». La philosophie aussi permet de comprendre son rapport à soi, aux autres et au monde. Un même objectif, mais par des voies diverses : la littérature fonctionne plutôt sur le mode descriptif-narratif ou poétique, la philosophie plutôt sur le mode conceptuel et argumentatif. L'une puise surtout dans la sensibilité et l'imagination, l'autre convoque d'abord la raison. Ce n'est pas contradictoire, mais complémentaire, et la philosophie prend souvent comme matériau de réflexion la littérature.

Tout ceci est évidemment schématique, mais ce sont des points de repères essentiels pour des élèves. Schématique, car il y a des philosophes de la métaphore (Nietzsche et Bergson), et non du concept (comme Descartes ou Hegel), et des écrivains philosophes, comme Sartre ou Camus : mais ceux-ci n'écrivent pas leur roman ou pièces de théâtre comme leurs essais philosophiques. Michel Tournier est plus littéraire dans Vendredi et la vie sauvage, plus philosophe dans Vendredi ou les limbes du Pacifique... En fait, certains auteurs rôdent aux frontières, c'est un de leur intérêt. Mais un commentaire littéraire d'un texte, ce n'est pas une explication de texte en philosophie : et c'est difficile à certains élèves de passer du français à la philo. Des enseignants les trouveront trop philosophiques en français ou trop littéraires en philosophie. Il faut donc leur expliquer clairement la différence, qui doit donc être bien clarifiée pour soi.

JM Zakhartchouk: Bien sûr, tout cela est à nuancer fortement. La littérature peut mener à la raison, même si elle utilise le détour de la sensibilité.  Et probablement faudrait-il revoir ce que doit être un « commentaire » en français aujourd’hui, surtout en collège, comme il faut revoir les formes d’expression écrite en philosophie, comme l’a d’ailleurs souvent développé, Michel Tozzi.

Michel Tozzi: Autre exemple : la philo et les math sont deux formes historiques de la rationalité occidentale. Leur point commun est la logique, en particulier la logique formelle, par exemple le raisonnement logico-déductif, que l'on trouve sous forme de démonstration en math, et de syllogisme en philosophie. Mais les maths démontrent dans un langage formel, la philosophie raisonne en langue naturelle, polysémique, moins rigoureuse. C'est pourquoi on travaille en philo sur des notions, idées vagues et abstraites, pour les conceptualiser plus précisément

                                                              Et dans les autres disciplines?

Françoise Colsaet, mathématiques

"C'est quoi le monde réel ? Le virtuel et le réel, on fait la différence comment ?" Je ne sais absolument pas si c'est une question que les élèves se posent, je pense qu'ils devraient se la poser, ou du moins la rencontrer, sans bien entendu qu'on puisse imaginer y donner une réponse complète.

Je me disais qu'il y avait peut-être là des choses à dire du point de vue des mathématiques. Des choses pour commencer à comprendre ce qu'on appelle la modélisation, la simulation, qui sont les outils mathématiques au cœur des mondes virtuels dans lesquels nos élèves évoluent. Des choses aussi pour commencer à comprendre ce que sont les mathématiques elles mêmes, comment elles sont nées et se développent dans un aller et retour entre le monde réel, le monde humain, économique et technique, et le besoin de créer de la théorie pour le maîtriser, le "créer".

Richard Etienne, langues anciennes

Les langues et cultures de l'antiquité permettent-elles de faire sens pour des élèves scotchés sur l'instant présent, obsédés par "l'hypertrophie" du présent qui caractérise la post-modernité selon Jean-Pierre Boutinet?

Dans un premier temps, elles ont pour avantage d'introduire de l'étrange dans le familier d'une existence aujourd'hui bornée par Facebook et par Twitter aux messages aussitôt écrits, aussitôt périmés. Comment imaginer qu'une poignée d'hommes ont pu inventer dans une cité minuscule un mot et un concept comme celui de "démocratie", de pouvoir au peuple et du peuple ? Mais aussi enseigner ces langues et cultures, c'est, au delà des anachronismes, voir que ce peuple excluait les femmes, les esclaves et les métèques. Ainsi, lire et faire jouer par les élèves, l'Assemblée des femmes revient à ne pas opposer béatement un passé qui serait un "âge d'or" et un présent où tout ne serait bon qu'à l'oubli électronique. Il y a une tension productrice de connaissances et de développement dans la confrontation au passé que trois disciplines prennent en compte comme élément d'éducation : la philosophie, l'histoire et les langues et cultures de l'antiquité.

Jacques Gaillard a écrit un fort bel ouvrage qui s'intitule Beau comme l'antique (1993) où il interroge les signes qui, dans la langue, les mœurs, les arts ou les institutions, disent la rémanence de l’Antiquité gréco-latine. "Un mélange d’étrange et de familier, voilà peut-être ce qu’est, dans notre mémoire culturelle, dit-il, l’Antiquité qui se perpétue dans et sous le moderne."

Au contraire, c'est grâce aux voyages, scolaires ou familiaux, dans ces lieux chargés d'histoire que les élèves déconstruisent la notion de discipline pour mieux comprendre que ce qu'ils apprennent du passé pourra les amener à réfléchir sur le futur, pour mieux goûter ce qu'une langue ancienne apporte en plaisir dans le maniements des langues contemporaines et pour enfin développer des compétences de lectrice ou de lecteur et de citoyenne ou de citoyen. Ce qui peut aboutir, à l'aide des autres disciplines étudiées dans cet état d'esprit à la redécouverte de ce qu'est la discipline, l'attitude qui convient pour l’étude.

Yannick Mével, histoire-géographie

Lorsque l’on interroge des enseignants d’HG et des étudiants sur les finalités de l’apprentissage de leur discipline c’est  LA « compréhension du monde » qui apparaît, et de loin, en premier. L'esprit critique apparaît ensuite. Ils disent plutôt qu’il s’agit de « faire comprendre le monde » ou de « donner des clés pour comprendre le monde ». On peut caractériser cette conception de « positiviste » ou «  réaliste » (Tutiaux-Guillon), une conception selon laquelle la description du monde tel qu’il est (géographie) et le récit chronologique du passé (histoire) constituent par eux-mêmes une explication du monde. Cette conception du savoir débouche en histoire sur la construction (par les enseignants et par/pour les élèves) de liens de causalités linéaires comme « l’échec et les excès de la monarchie absolue a entraîné la Révolution française » ou des liens de multi-causalité comme : « le nazisme est le résultat des frustrations de la défaite de 1918, de la crise économique des années 20 et de l’exacerbation d’un vieux fond d’antisémitisme centre européen »

Lorsqu’un enseignant d’HG parvient à faire produire ces types de raisonnements à ses élèves, il estime avoir bien fait son travail ! Et il a raison… Armer les élèves d'outils (modes de raisonnement) pour expliquer le monde doit leur permettre de ne pas totalement subir le monde et de renoncer à une vision du monde magique. L’idée selon laquelle « comprendre » c’est « être capable d’expliquer » induit (plus ou moins implicitement) la construction d’un rapport au monde qui dit que le monde est compréhensible, que ce qui s'y produit est cohérent et que cette cohérence est accessible par un effort de la raison, ce qui est rassurant : l’histoire construit des continuités par les liens de causalité temporelle là où le chaos des événements effraie. La géographie construit des continuités spatiales là où les discontinuités signalent une altérité qui effraie. Cela nous situe dans la lignée de la fonction sociale et politique attribuée à nos disciplines depuis la fin du XIXème siècle (construire l’identité nationale par la connaissance des continuités qui nous relient à la construction de la Nation et par la connaissance des continuités spatiales qui font de l’espace national un territoire). A l'heure des identités et des citoyennetés multiples, un tel projet parait un peu restrictif. Et surtout, la conception du monde qu'il induit est celle d'un monde fini, abouti, auquel seul le temps peut apporter des retouches. Une telle conception de nos disciplines tend à forger une appréhension fataliste des événements d'un monde perçu comme un héritage à préserver et déterminé par des réalités qui nous dépassent.

Or le texte du socle commun, dans son ambiguïté, suggère une alternative : à la continuité rassurante, il conviendrait d'associer la rupture, inquiétante. A l'identité (au singulier) il conviendrait de marier l'altérité (elle aussi au singulier...).Plus troublant encore, le texte n'engage pas à envisager le monde tel qu'il est pour le comprendre mais "les représentations du monde" ! Pas d'erreur, pas de facilité d'écriture, nul doute que chaque mot de ce texte a été pesé : le texte du socle commun rompt avec le réalisme classique et affiche des positions qu'il faut qualifier de post-modernes ! De quelles "représentations" s'agit-il ? le texte n'en dit rien. Mais cela change tout. Surtout parce que cela conduit à renoncer à expliquer de façon définitive le monde. Entrer dans l'altérité sans chercher à la réduire à l'assimilable : renoncer, ne serait-ce qu'un moment à voir dans la démocratie athénienne le berceau de la démocratie d'aujourd'hui pour en appréhender l'étrangeté inassimilable (la place singulière et étrange à nos yeux des femmes, des métèques, de la guerre dans la cité...). Cela conduit à appréhender le passé non comme la source du présent mais comme un ailleurs en partie inaccessible, un passé définitivement révolu qui entretient avec le présent un rapport de discontinuité radicale (cf Walter Benjamin).

 N'est ce pas de cela qu'il s'agit dans la formule "en percevoir les enjeux"  ? Cette formule renvoie à un changement fondamental dans l'orientation de nos disciplines perceptible dans l'évolution des programmes (Legris) : de disciplines qui fournissaient des explications du monde à accepter tel qu'il est, elles tendent à devenir des disciplines de l'incertain, de la contingence, mais aussi de la problématisation et de l'analyse des contraintes et des possibles, bref de l'apprentissage du choix démocratique. L’histoire et la géographie ainsi conçues offrent aux élèves, futur citoyens et déjà acteurs sociaux (et pas uniquement en tant que consommateurs), un répertoire de situations sociales, politiques, économiques qui forgent un champ d’expériences collectives où ils pourront puiser des exemples de possibles, des éléments d’interprétation et de jugement des situations sociales et politiques dans lesquelles ils se retrouveront et des éléments pour participer aux choix collectifs qui se présenteront dans leur vie sociale. Changer la société ? Est-ce là le programme caché dans le socle commun ?