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Danser la planète

 

« Danse et sciences », une association aussi inattendue que fertile. La compagnie de danse Hallet Eghayan est porteuse depuis plusieurs années d’un projet PASS1 qui prend de l’ampleur et… du corps en milieu scolaire. Nicole Bouin racon-te comment ce dispositif lui permet de participer depuis deux ans à une expérience enthousiasmante avec des classes de Seconde Générale et Technologique de lycée industriel.

 

Les élèves bénéficient de séances d’initiation à la danse contemporaine animées par un danseur de la compagnie. Ils découvrent comment le corps peut devenir un médium porteur de sens, comment on peut « danser la planète ». Il ne s’agit pas de mimer un phénomène, de le représenter corporellement mais de s’en imprégner pour incarner ce qu’il vous inspire. Le professeur de français qui participe au cours rappelle que « le poète a toujours raison qui voit plus loin que l’horizon » et raconte comment Eluard a su, bien avant les astronautes de la Nasa, que « la terre (était) bleue comme une orange ». Le professeur de sciences qui participe au cours s’en inspire pour irriguer les séances ultérieures d’astronomie.

 

En mai une journée réunit les classes des lycées impliquées dans le projet. Les jeunes ont alors l’occasion d’échanger sur ce qu’ils ont vécu en cours d’année et d’assister à des ateliers scientifiques et culturels animés par des enseignants de l’ENS ou des universités lyonnaises. La plupart d’entre eux pénètrent pour la première fois dans une fac et des exposés d’universitaires et d’étudiants contribuent à leur réflexion sur leur projet de formation. Cette année des étudiants leur ont expliqué pourquoi il était important de s’investir dans le monde associatif et tout ce qu’ils en retiraient.

 

L’après midi ils assistent au spectacle offert par la compagnie Michel Hallet Eghayan qui leur présente la «composition vivante », une sorte d’improvisation préparée. La composition vivante est un concept qu’il faut construire avec les jeunes en amont pour qu’ils apprécient vraiment le spectacle. Le chorégraphe explique que le ballet, tel qu’il était conçu sous la monarchie absolue de droit divin, était un des miroirs artistiques du régime politique. Le chorégraphe-roi conçoit seul, dirige, impose sa vision du monde et de la danse, il utilise les danseurs-sujets comme il l’entend, comme des objets en fait qu’il déplace à sa guise sur l’échiquier de la scène. A l’heure de la démocratie il paraît plus rationnel et « juste » d’associer les danseurs à la création. Il ne s’agit pas d’improvisations pures et simples car le chorégraphe travaille bien en amont avec les danseurs, ils explorent ensemble le sujet et sa représentation, ils stabilisent quelques données, pas, mouvements, déplacements et enchaînements, mais ils n’écrivent pas une chorégraphie figée. A chaque représentation, en fonction du moment, des ondes dégagées par le public, de l’inspiration du ou des musiciens, de tous les impondérables ambiants, les danseurs créent une œuvre absolument originale et éphémère. Ils utilisent la maîtrise de leur art et le long travail de conception et de maturation de la troupe pour composer en direct un « paysage » puisque c’est ainsi qu’ils l’appellent. On peut voir deux fois de suite le même paysage et constater que si la tonalité est la même, le déroulement, les rôles et l’agencement des éléments de la composition varient. On peut penser à la trentaine de toiles de Monet représentant le parvis de la cathédrale de Rouen, c’est la même image mais selon l’heure, l’angle, la distance et la lumière ce n’est pas la même peinture.

 

Construire des concepts par le croisement disciplinaire

La notion est riche en pédagogie parce qu’elle fournit d’abord un exemple palpable de ce que nous appelons un concept, terme pas si facile à appréhender pour nos élèves. Ensuite parce que, comme tout paradigme, il est transférable à presque tous les domaines, intellectuels et techniques. C’est par exemple une superbe métaphore de la pédagogie elle-même. L’enseignant prépare son cours mais le met en œuvre, l’interprète ensuite selon le moment, son ressenti de la classe qu’il a en face de lui, tout ce qu’il n’avait pas prévu. Il va s’adapter aux réactions des élèves, à l’environnement ici et maintenant, en fonction de son état d’esprit et des circonstances toujours particulières… Nous savons tous que la même séance animée le même jour avec deux groupes d’élèves de la même classe est différente. Tout phénomène scientifique ressemble à cela, des constantes reproductibles et des variantes liées aux conditions uniques dans lesquelles il se déroule. Dans le domaine artistique les parallèles ne manquent pas non plus, cela permet d’expliquer ce qu’est un mouvement pictural par exemple, des artistes qui, à partir de partis pris partagés, vont s’exprimer chacun avec leur tempérament. La création littéraire, le style d’un auteur consiste bien à inventer sa propre écriture à partir des conventions partagées, lexicales, grammaticales et syntaxiques. La dissertation, le commentaire composé, des cadres à l’intérieur desquels toutes les idées et les sensibilités peuvent s’exprimer librement. Toutes les disciplines, si arbitrairement découpées dans nos emplois du temps scolaires, trouvent ici leur compte et se répondent pour s’enrichir mutuellement, de la philosophie à la chimie, du français aux sciences naturelles, des technologies professionnelles aux pratiques sportives. Les règles du basket sont fixées mais les matches ne se ressemblent pas pour autant.

 

Faire dialoguer arts et sciences

Dans l’esprit du décloisonnement disciplinaire ce dispositif unique amène chercheurs, pédagogues et élèves à explorer le dialogue arts-sciences. Une fois la réticence première levée, le terrain à défricher est immense pour ne pas dire infini. Tellement que depuis trois ans il donne lieu à un colloque « Arts et sciences » sur lequel collaborent les quatre universités lyonnaises et où se rencontrent toutes les spécialités2. Quand on sait combien l’université française est frileuse en matière de décloisonnement on apprécie l’exploit ! Une géographe3 nous démontre que les artistes plasticiens qu’elle invite dans son laboratoire et sur son plateau d’exposition l’aident à penser le risque. Un artiste contemporain, Laurent Mulot, réalise un film au-dessus de l’accélérateur de particules et permet aux scientifiques qui y travaillent de comprendre mieux ce qui se produit dans leur laboratoire souterrain. En collaboration avec les scientifiques « il détourne l’image et transforme l’accélérateur en une gigantesque fabrique de l’imaginaire ». Une participante, chercheure en biologie en Bretagne explique comment une exposition de sculptures lui a inspiré son sujet de thèse. En suivant pendant deux jours présentations croisées et dialogues insolites on pense à Baudelaire :

« La nature est un temple où de vivants piliers

Laissent parfois sortir de confuses paroles ;

L'homme y passe à travers des forêts de symboles

Qui l'observent avec des regards familiers. »

Et l’on découvre qu’artistes et scientifiques, loin de s’opposer, contribuent à l’intelligibilité du monde par des voies singulières et complémentaires, l’émotion et la cognition, que leurs travaux se répondent si l’on déchiffre les correspondances, qu’il y a bien porosité entre deux univers réputés hermétiques. Nos élèves qui se destinent à des carrières de techniciens ont découvert que l’art n’était pas la cerise sur le gâteau mais un des ingrédients de la recette. Le paléontologue qui animait l’atelier « Culture des sciences » a amené les jeunes à prendre conscience que le scientifique partait de la réalité objective pour construire des savoirs alors que l’artiste partait de sa subjectivité pour aller vers la connaissance du monde mais que ces deux univers s’influençaient en permanence. L’intuition est souvent à l’origine des expériences scientifiques, tout comme la construction intellectuelle éclaire l’œuvre de l’artiste contemporain. Sans ce projet et l’expérience vécue avec la compagnie Hallet Eghayan je n’aurais pas atteint un tel niveau de réflexion avec mes élèves.

 

Une expérience comme celle-là amène à interroger concrètement la façon dont sont conçus les programmes d’enseignement. Si au lieu d’assembler ce que les experts de chaque matière scolaire considèrent comme des contenus indispensables pour chaque niveau d’études on se demandait quelles compétences transversales nous pourrions développer en faisant travailler ensemble des pédagogues de toutes spécialités avec des partenaires extérieurs ? Cela ressemble à une révolution copernicienne, effectivement. C’est probablement la raison pour laquelle notre système scolaire reste centré, voire crispé sur les disciplines au lieu de construire du savoir et du sens. Le jour où les matières se considéreront comme des planètes participant à l’harmonie d’un système solaire et non comme le centre du monde…

 

Nicole Bouin

 

1 « Pôle Arts Sciences Société » pour en savoir davantage : http://www.ciehalleteghayan.org/pass.html

2 En 2014 « Conquêtes croisées » à l’université Jean Moulin les 20 et 21 février

Le colloque (podcasté) : http://whttp://www.pole-arts-sciences-societe.info/ww.pole-arts-sciences...

3 Valérie November, Directrice de recherche au CNRS travaille au Laboratoire Techniques, Territoires Sociétés et à l’école polytechnique

fédérale de Lausanne où elle a fondé le groupe d’étude de la spatialité des risques