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Croiser nos images du monde pour mieux le construire

Sylvie GRAU
professeur de mathématiques

Nous sommes en classe de seconde au lycée Nicolas APPERT à Orvault dans la banlieue nantaise et je suis professeur principal d'une classe étiquetée « classe coopérative ». Dès le mois de juin, la rentrée de l'année suivante et préparée et l'équipe enseignante cherche un thème de recherche qui sera abordé dans tous les différents programmes disciplinaires de la classe afin de montrer à la fois ce qui est commun et ce qui est spécifique dans chaque discipline. Se représenter le monde est l'entrée qui est finalement choisie, l'objectif étant de donner aux jeunes des outils pour observer, penser et se faire une idée du monde qui l'entoure pour lui permettre d'y trouver sa place et d'y agir en être responsable.

Partant de l'idée que pour conceptualiser, il faut problématiser, nous avons pensé à un dispositif permettant aux élèves de poser eux-mêmes le thème à partir de données que nous apporterions. Pour permettre aux disciplines de dialoguer, il semblait pertinent de les travailler toutes ensemble et pour construire la coopération, de co-animer ensemble l'activité. Les disciplines représentées dans ce projet sont: français, anglais, mathématiques, sciences et vie de la terre, sciences et techniques industrielles,histoire et géographie. Le dispositif élaboré est le suivant. Les élèves sont dans une salle équipée d'ordinateurs et par groupes de trois. Chaque groupe a un diaporama de deux ou trois images, aussi bien des œuvres d'arts, des schémas, des photos, des slogans ou des images obtenues par des logiciels. La consigne donnée est de décrire les diapositives, chercher ce qui fait qu'elles sont ensemble, donc ce qui peut les relier, et formuler une question à partir de ces images. Un élève fera le compte-rendu sur l'ordinateur, les deux autres feront la présentation orale à la classe. Chaque trinôme a une série d'images différentes, chaque série sur le thème « Se représenter le monde » d'après une discipline. Pendant la séance, tous les enseignants sont présents et vont voir tous les groupes. C'est une manière de se présenter dans l'action et aussi pour nous une occasion de voir nos différentes façons de gérer le groupe, le temps, de négocier ou non les consignes. L'occasion aussi de prendre des premiers éléments d'information sur les élèves, repérer ceux qui sont isolés, les leaders, ceux qui maîtrisent l'écrit, l'oral, la façon dont ils s'organisent dans le groupe.

Des visions du monde différentes

Au bout de 30 minutes , chaque groupe présente ses diapositives au reste de la classe qui les découvrent. Le point commun est justifié et la question est posée et écrite au tableau. (Voir encadré)

Puis, nous lançons un temps d'échanges : est-ce qu'il y a une question générale qui pourrait englober toutes ces questions ?

Tous les enseignants participent également, l'échange et le temps d'exposé qui a précédé permet aux élèves de prendre aisément la parole. Notre parole d'enseignants est aussi spontanée que la leur puisque nous devons émettre nous aussi des hypothèses.

Il est ressorti par exemple de ces échanges une idée que nous n'avions pas eu mais qui m'a semblé particulièrement pertinente : toutes ces images montrent ce qu'on ne peut pas voir, comme le mouvement, les ondes, les relations métriques, la troisième dimension, les sentiments.

Voici le diagramme de la restitution des élèves

Vision du monde

Mathématique

Technologique

Les documents plus créatifs ou abstraits ont amenés des mots comme « psychologie » mais ils ont surtout amené des mots plus descriptifs (contes, peintures, dessins...) alors que ceux plus techniques ont amené les idées d'intelligence, de découverte. La question de la fonction de ces objets a alors amené le groupe à évoquer l'information, le partage et la confrontation. L'idée de « point de vue » a  été discutée et les élèves ont émis des hypothèses sur ce qui amène à avoir des points de vue différents : ce peut être biologique (notre perception peut être différente), liée à notre mode de pensée (nos représentation, nos connaissances, nos valeurs) ou psychologique (l'état dans lequel on est, les questions qu'on se pose).

Capacités à voir le monde

Découverte

intelligence

Contes

Peintures

Dessins

Photos

graphiques

Les élèves ont formulé leur thème de travail à partir de cette mise en commun : la vision du monde peut-être différente suivant la finalité de cette représentation, du contexte et du domaine d'étude, notre vision change, nous pouvons avoir des visions différentes qui se complètent ou s'opposent parce que nous pouvons avoir des points de vue différents qui peuvent être liés à notre expérience personnelle, notre sensibilité ou nos capacités. Quel est alors le rôle de l'école ? Les élèves ont convenu que c'était le lieu où on pouvait acquérir des connaissances, confronter nos représentations, apprendre à expérimenter pour remettre en cause ou explorer des domaines nouveaux, ouvrir notre regard à l'autre et au monde. Joli programme, non ? Dans ce cadre, les disciplines scolaires ne seraient-elles qu'un prisme dont on peut s'emparer ou non ?

Point de vue

Psychologie

Mode de pensée

Biologique

pour :

Donner son point de vue

Informer

partager

Des prolongements possibles

Différentes

Nous avons demandé aux élèves de proposer une nouvelle image à ajouter au diaporama et une argumentation du choix de cette image. De faire des exposés dans l'esprit des TPE qui devaient croiser deux disciplines sur une question liée à la vision du monde. Ou une controverse sous la forme d'une arrange, d'un discours, d'un débat ou d'une scénette. Nous avons préparé une évaluation dans lequel on enchaînait des questions de sciences physiques, de chimie, de mathématiques et de SVT. L'exercice a surpris les élèves mais ils ont réalisé qu'autour d'un même objet, on pouvait mener des études différentes mais complémentaires dans plusieurs disciplines. Nous avons aussi organisé un séjour sur la côte atlantique et cherché comment à travers le prisme de nos disciplines, nous pouvions regarder le paysage et comment dans chaque discipline, nous pouvions décrire le même lieu avec des outils, des finalités et des aspects différents. En fait, ce travail a libéré les enseignants du carcan disciplinaire en donnant une reconnaissance à chacun de son expertise mais en pointant les limites de cette expertise. Chacun s'est retrouvé donc plus humble, réalisant aussi la somme de connaissances que les élèves devaient maîtriser.

Opposés      en évolution

Un impact inattendu a pu être constaté au niveau de l'orientation : les élèves avaient une vision plus claire des filières, des contenus et des finalités. Même si c'est difficile à évaluer, les élèves semblent avoir donné plus de sens aux apprentissages et à leur place au lycée. On a pu le mesurer à leur implication dans les projets, dans les associations liées au lycée, et dans leur engagement dans des actions à l'extérieur du lycée.

La construction d'une communauté discursive

Depuis cette expérience, je me représente autrement mon rôle dans l'institution. Je ne suis là que pour proposer un langage, un codage, une organisation, des outils pour penser le monde. Certains s'en emparent d'autres pas. Si certains sont empêchés d'entrer dans cette réflexion, c'est le plus souvent que pèsent sur eux des attentes parentales ou sociétales qu'ils se sentent impuissants à contrôler. Ils subissent ou se laissent glisser en attendant d'être adultes pour décider. Or, ce qui me semble important, c'est que les élèves aient les moyens de choisir d'entrer ou non dans l'apprentissage au lieu de le subir.

Si un élève choisit des études scientifique, il faut qu'il ait eu l'occasion de mesurer en quoi cette approche lui permet de mieux comprendre le monde qui l'entoure et d'y prendre place.

Les dispositifs que nous avons expérimentés ont aussi leur importance car ils ne mettent pas une discipline en surplomb ou en opposition. Les élèves ont aussi eu l'occasion de voir leurs enseignants  discuter, argumenter, s'opposer. Tous ces moments ont permis l'élaboration d'une communauté discursive qui a permis à chacun de développer et d'être évalué sur des compétences à l'oral. D'autre part, certains savoirs ont pu être réinvestis dans des travaux interdisciplinaires et donc évalués à plusieurs moments dans des situations plus ou moins complexes.

Un autre aspect a été l'ouverture et la tolérance de ces élèves à nos différents « styles ». Voir des professeurs très éloignés dans leurs pratiques pédagogiques se retrouver autour de ces questions, a permis de créer une sorte de communauté d'apprentissage. Cette classe a d'ailleurs très souvent été étiquetée comme « spéciale » avec une proximité entre élèves particulièrement forte. Les anciens en parlent encore sur les réseaux sociaux, comme une année qui a cimenté leur amitié et modifié profondément leur représentation de l'école.

Encadré :

Voici quelques exemples de séries d'images données aux élèves. En mathématiques on propose différentes manières de représenter le mouvement avec une série de photographies décomposant le mouvement de la balle de tennis, une courbe tracée dans un repère, une formule algébrique. En géographie, différentes cartes, des photographies de paysages et des images satellites. En SVT nous avions des images reproduisant la vision de différents animaux. Les élèves ne savaient pas quel professeur avait proposé quel diaporama, d'autant que sur certaines séries elles étaient déjà mélangées. Ainsi une série proposait un coquillage et le tracé mathématique du motif de la coquille. Une autre proposait le dessin d'une perspective impossible par Eicher et un plan de maison réalisé avec un logiciel.

 L'idée du prof :  Le coquillage nautile a une forme de spirale logarithmique.On peut la dessiner à partir d'une série de rectangles d'or. Les rayons des cercles forment la suite de Fibonacci. L'idée est que la nature suit des règles que les mathématiques peuvent modéliser et retrouver dans des domaines différents. C'est à travers ces relations et ces changements de cadres que l'on peut anticiper, décider, comprendre, interpréter.

Réactions et questions des élèves: « C'est un coquillage, l'autre dessin est une figure géométrique avec des quarts de cercles. A quoi correspondent les nombres ? »

 Quand sur la plage, le prof de SVT s'extasie sur l'animal, le prof de math voit un schéma et des nombres, celui de géographie se demande comment l'aménagement du territoire va bouleverser l'aspect de ce lieu et le prof d'EPS se demande s'il va prendre la vague ou non. Et vous, avez-vous seulement vu le nautile ?