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Où l'on voit comment phil'ature sauve Littésophie de la confusion.

 

 Au lycée Pérochon de Parthenay, des séances de 4 heures réunissent les élèves de la classe de T°L, le professeur de littérature et celui de philosophie. Elles visent à réinvestir et approfondir les connaissances et compétences des cours des deux disciplines en s'appuyant sur des démarches d'ateliers d'écriture.

 

  Au cœur de notre réflexion et de notre projet : la dissertation. Exercice phare de l'examen, elle est un obstacle ardu pour beaucoup de nos élèves. Les méthodes dans les deux disciplines se ressemblent sans être identiques. Nous faisons le pari que le dialogue entre les disciplines facilitera la maîtrise et la compréhension des spécificités de chaque démarche.

Nous faisons aussi l'hypothèse que l'écriture de textes différents de la dissertation très codifiée est une porte d'entrée pour améliorer la qualité des textes attendus à l'examen. Les élèves ont besoin par exemple de penser à un lecteur pour prendre davantage au sérieux la lisibilité, la cohérence, la clarté de leurs textes. Les exercices du bac ne sont pas les mieux choisis pour ce travail essentiel alors que l'écriture du dialogue que nous comptons privilégier permet de penser plus facilement à son interlocuteur.

 

De « Lorenzaccio » de Musset au « Prince » de Machiavel.

Imaginons, dit le professeur de littérature, des personnages. Le drame d'Alfred de Musset Lorenzaccio publié en 1834 se déroule à Florence pendant la Renaissance. Ses principaux personnages s'inspirent de personnes historiques. Alexandre de Médicis, duc débauché qui incarne un pouvoir arbitraire, destiné par son peuple, sera assassiné à la fin du quatrième acte par son cousin Lorenzo de Médicis.

Imaginons, dit le professeur de philosophie, que ces personnages incarnent des idées. Machiavel a vécu à Florence sous le règne des Médicis quelques décennies avant Alexandre et Lorenzo. Le prince montre « […] quelle est l'essence des principautés, comment on les acquiert, comment on les maintient et pourquoi on les perd. »

Une rencontre fictive entre Machiavel, devenu personnage de théâtre et des personnages de Musset semble donc tout indiquée pour travailler la question politique dans Lorenzaccio et s'approprier des concepts philosophiques en les reformulant dans la langue d'un personnage devenu aussi vivant que ses idées.

Nous organisons alors un atelier d'écriture littéraire et philosophique pour mieux penser.

 

Les élèves de T°L, Olivier, mon collègue de philosophie et moi quittons notre salle habituelle, traversons la cour de lycée jusqu'à la salle Katowice. Nous y avons aménagé deux espaces de travail : le premier pour la réflexion et l'écriture individuelles, le second pour le travail en groupe. Nos élèves adorent échanger les uns avec les autres, nombreux sont ceux qui détestent, voire ne parviennent pas à travailler seuls. Nous leur indiquons le déroulement de l'après-midi, précisons le point d'arrivée. Nous commençons par 30 mn de lecture personnelle. Les élèves prennent connaissance de leur sujet d'écriture. Ils ont de nombreux documents à lire pour réactiver les connaissances à exploiter au cours de l'après-midi dans l'écriture de leurs textes.

Ainsi, Coralie a le sujet suivant : A la suite de la scène 4 de l'acte I, sur une terrasse, dans une cour du palais, le duc Alexandre rencontre Nicolas Machiavel, introduit par Valori, qui tente de lui expliquer comment doit se comporter un duc de Florence tandis qu'Alexandre reste, comme à son habitude, indifférent à la "chose publique".

Votre dialogue respectera le caractère et les idées du personnage de Musset ainsi que les idées et le style de Nicolas Machiavel. 2-3 pages.

Coralie va lire un document qui résume les quatre idées centrales à retenir dans la conception de Machiavel de l’action politique, ainsi que des passages indiqués de la pièce de Musset.

Au terme de ce temps de lecture, elle rejoint des camarades de classe pour compléter la carte d'identité du personnage  Alexandre de Médicis Ils indiqueront son nom, ses surnoms, sa généalogie, son statut, sa quête, sa situation initiale, sa situation finale, une réplique emblématique de leur choix, une liste d'adjectifs et de substantifs permettant d'établir un portrait moral, une liste de qualificatifs, substantifs, d'expressions le qualifiant dans la pièce. Ils termineront par les questions que suscite ce personnage pour un lecteur et pour les autres personnages.

Nous avons déjà mené un travail similaire en cours de littérature autour du protagoniste Lorenzo. Les élèves sont donc familiers de ce dispositif. Les questions fermées les mettent en confiance , les questions plus ouvertes les déstabilisent. Quelle réplique voulez-vous qu'on mette ? Me demande Margaux ? Celle qui, pour toi, est révélatrice d'un aspect du personnage. Il n'y a pas une seule réponse possible. J'écoute et interviens dans les discussions pour établir le portrait du personnage. La parole plus libre dans le groupe de pairs fait émerger des représentations inattendues et me permet de mieux comprendre comment mes élèves perçoivent ce personnage assez antipathique mais ambivalent.

 

Lire son texte à un véritable interlocuteur

Nous, enseignants, sommes personnes-ressources. Quand j'interpelle un élève par rapport à sa représentation d'un personnage, Olivier apporte une précision sur la pensée de Machiavel, corrige une erreur. Au terme de cette étape, nous distribuons aux élèves des éléments de réponse qui compléteront les leurs.

Nous attaquons le brassage d'idées. C'est un passage plus difficile. Ils travaillent depuis une heure déjà et le cadrage est moins serré : il s'agit de réfléchir à l'organisation du dialogue qu'ils vont écrire. Ainsi dans le cas du sujet de Coralie, quelles idées Machiaval va-t-il développer ? Comment Alexandre va-t-il lui répondre ? Bien sûr, même si Machiavel est très convaincant, Alexandre doit rester indifférent à ses idées et aveugle face à la situation pour rester cohérent avec l'intrigue de Musset. Le dialogue argumentatif montre que des points de vue contradictoires ont chacun une légitimité. Machiavel et Alexandre peuvent avoir raison en même temps. On travaille pour soi une question difficile sans chercher à être le plus fort. Reformuler les idées de Machiavel pour les expliquer à Alexandre permet d'expérimenter le fait que lorsque l'on écrit on s'adresse à un lecteur.

 

Après un moment d'écriture individuelle, chaque élève lit son texte aux membres du groupe qui lui proposent des retours constructifs sur son dialogue en suivant les points suivants : Ce qui m'intéresse le plus dans ce dialogue, Ce que je ne comprends pas bien dans le dialogue, ce qui manque. Les élèves n'ont pas encore l'habitude de mener un tel travail qui demande de se sentir en confiance, c'est le cas dans cette classe où les élèves ont l'habitude de travailler ensemble depuis un an et demi, et qui exige des compétences. Ils tâtonnent, essayent ou esquivent. Chacun retrouve ensuite son texte pour le retravailler à partir des propositions des autres. Enfin, chaque groupe sélectionne un texte pour l'adresser à la classe. A la fin de sa lecture, Coralie conclut :

Alexandre : Cet homme m'incommode Valori. Faites venir la garde, on l'exilera demain. Machiavel : L'exil, c'est là la réponse des faibles d'esprit. Cet homme manque de morale. Soyez-en sûr, on le tuera et le coup viendra de là où on ne s'y attend pas.

La sonnerie retentit. Nous ramassons les textes. Olivier et moi les liront tour à tour. Je commenterai les dialogues, indiquerai les points réussis et donnerai des conseils de réécriture. Olivier réagira par rapport à la maîtrise des concepts de philosophie. Nous ne noterons pas ces travaux mais évalueront le réinvestissement de cette séance lors des prochains devoirs.

 

Au moment du bilan de cette année de travail commun, nous avons exprimé l'envie de donner aux séances phil'ature un caractère plus ordinaire, familier dans l'emploi du temps de la classe : ce travail ne constitue pas un événement exceptionnel, juste un changement de cadre. Le cours à deux voix, le travail collaboratif, le dialogue des disciplines, pensés par les enseignants et par les élèves dans le fil normal de l'année scolaire, préparant à la réussite de l'examen, voilà notre perspective.

 

Nathalie Bineau – 16 novembre 2014

 

Notes : la carte d'identité du personnage s'inspire largement du travail de Chantal Dulibine et Bernard Grosjean Coup de théâtre en classe entière. Le personnage- concept a été forgé par Gille Deleuze Qu'est-ce que la philosophie avec Felix Gattari.