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                                                                           L' élève à la croisée des disciplines

                                                                           (Lycée Expérimental de Saint Nazaire)

Encadré sur le fonctionnement du Lycée Expérimental

La question du croisement des disciplines est centrale dans le fonctionnement du Lycée Expérimental de Saint-Nazaire. En effet, l'histoire singulière de cet établissement a donné naissance à des pratiques et des institutions dépassant largement le cloisonnement habituel des disciplines.  

Ainsi, s'est instauré un temps pédagogique particulier tous les matins pendant deux semaines appelé Ateliers. Le découpage du savoir fait place ici à des thématiques décidées régulièrement et conjointement entre Membres de l’Équipe Éducative (MEEs) et élèves. Ainsi, pour donner quelques exemples d'intitulés possibles, ont pu exister des ateliers tels que : « Comprendre les neurosciences : des neurones à l'amour... », « L’île de Pâques : enquête sur la chute d'une civilisation », …

De même, les activités d'après-midi, décidées pour l'instant par l'équipe éducative seule, se construisent en partie autour des savoirs disciplinaires et en partie autour d'inventions pédagogiques croisant plusieurs approches. Ainsi, toujours pour donner quelques exemples d'intitulés, ont pu exister des activités tels que « Metropolis, analyse filmique, réécriture et langue allemande », « Les transformations en sciences », « J'écoute, j'écris »…

Nous avons fait le choix, dans cet article de ne présenter qu'un aspect de ces approches à travers l'exemple du Projet Sciences. Il s'agit d'un projet s'étalant sur une année entière qui est né en 2013-2014 autour du thème « Le vide » et qui reprend vie cette année autour du thème « Hasard et déterminisme ». Comme tous les projets à l'année au Lycée Expérimental, il s'agit de construire un groupe volontaire pour travailler tout au long de l'année cette thématique et aboutir le plus souvent à une production présentée à la collectivité du Lycée et éventuellement ouverte à un public plus large..

Pour cela, les différents temps du Lycée peuvent être investis, des ateliers aux activités, en passant par les réunions du midi, les rendez-vous hors temps scolaire, des journées banalisées… Comme toujours au Lycée Expérimental, le groupe décide de sa temporalité et en réfère au Conseil d’Établissement. Cette grande liberté structurelle ouvre des possibles très riches ce qui permet à la fois à des élèves très différents, animés de temporalités personnelles, de participer de manières multiples mais aussi au groupe de déployer sa créativité et de s'organiser en fonction de ses besoins.

Et comme pour toutes activités au Lycée Expérimental, le principe de co-gestion est central : tout se discute et se décide entre MEEs et élèves en dehors de toute procédure de vote et en dehors des relations hiérarchiques qui tissent habituellement les relations scolaires. Ainsi, chaque élève et chaque MEE est amené à apporter sa parole, son regard, à partager sa vision, ses représentations, ses savoirs, à déployer avec les autres sa créativité. Ainsi, l'articulation entre désir et travail, si souvent difficile à mettre en jeu avec des adolescents devient nécessaire et le travail défini ensemble devient un levier éducatif puissant pour que chacun puisse grandir. C'est d'ailleurs cette articulation qui permet de donner du sens au savoir et d'amener les disciplines à se croiser. C'est ainsi que les MEEs, eux-mêmes, peuvent être emportés dans un projet qui dépasse leur formation universitaire initiale et leur statut disciplinaire strict.

Au cours de notre collaboration avec Isabelle Drouet, enseignante chercheuse en philosophie des sciences et en logique, le groupe s'est à plusieurs reprises penché sur des articles publiés par notre intervenante dans différentes revues de vulgarisation scientifique. Ces articles abordent notamment les interprétations des probabilités ainsi que l'élaboration de liens de causalité qui pourraient être déduits d'une étude statistique et probabilistes de certains événements ou phénomènes.

Dans ces analyses de textes, si l'entrée mathématiques apparaît d'emblée comme la plus évidente et comme un outil précieux pour décoder et expliciter certains passages, il devient aussi rapidement évident que les propos embrassent largement tous les domaines des sciences dans ce qu'ils interrogent le processus même de construction et d'élaboration des discours scientifiques. Les propos des auteurs mettent ainsi en lumière une double dynamique, à la fois celle des philosophes et logiciens qui tentent d'élaborer une analyse des liens de causalité satisfaisante et celles des scientifiques qui, dans leur démarche pratique, s'appuient sur des interprétations de corrélations observées pour les traduire en terme d'éventuels liens de causalité. L'objet du travail ici, pour les MEEs et les élèves, n'est plus nécessairement centré sur une notion aisément rattachée à un champ disciplinaire, mais bien de voir à l’œuvre des processus complexes impliqués dans l'élaboration même du discours scientifique, de mesurer en partie dans ces questionnements, le commun partagé par les sciences au delà des objets d'étude ou des postulats et spécificités propres à chaque chapelle disciplinaire.

Comme souvent au Lycée, lors de nos travaux de groupes, MEEs et élèves ont réalisé ensemble et comme des pairs, la lecture et les échanges qui s'en suivent pour tenter que chaque individu, dans le plus ou moins difficile exercice de l'élaboration d'une pensée individuelle, aboutisse, après un parcours qui lui est propre, à l'émergence d'un point de vue inédit pour lui enrichi des contradictions et/ou adhésions des autres membres. À plusieurs reprises, nous avons convoqué des illustrations prises dans les différents champs du savoir afin d'affiner et de partager notre compréhension, nos compréhensions des textes. Chacun-e a ainsi pu parfois convoquer la discipline qui lui semblait la plus pertinente, y compris pour le simple motif d'une meilleure maîtrise ou d'un goût plus prononcé pour cette dernière, afin de mieux appréhender des propos plus généraux. Les MEEs et certain-e-s élèves ont ainsi pu, à certains moments, incarner des extraits des textes par des exemples de contenus abordés dans l'année lors de travaux spécifiques pour la préparation du bac ou sur des travaux plus généralistes réalisés dans d'autres groupes.

Au cours de ces différents temps de lecture, individuellement puis collectivement nous avons aussi parfois eu à assumer nos limites et faiblesses face à la complexité du contenu abordé. Dans ces moments, l'expertise disciplinaire peut alors trouver une place plus légitime dans son aspect explicatif, comme un recours évident et désiré face à notre ignorance ou incompréhension. Mais elle peut aussi parfois être source d'un enthousiasme étonnant quand elle est l'occasion de mettre en lumière certaines difficultés, certains problèmes contemporains d'un champ disciplinaire comme une occasion souvent trop rare en cours de montrer le dynamisme, la vitalité et la recherche à l’œuvre dans des domaines qui sont rarement vus autrement que comme des disciplines scolaires. «  Notre travail est le même que celui des scientifiques, des chercheurs que nous rencontrons. C'est le même processus, créatif et de recherche. C'est aussi le travail que vous faites, vous. » C'est ainsi que Marianna, une élève du groupe, nous rapporte une parole de la Main d'Œuvre qui l'a marqué lors de nos échanges avec cette compagnie de théâtre, qui nous accompagne aussi sur ce projet.

Une façon de remettre en perspective que la discipline, si elle est un objet d'étude dans l'école, est aussi un discours en construction, fruit d'une lente maturation et élaborée par des scientifiques au cœur d'enjeux sociétaux loin d'un simple univers d'hurluberlus géniaux enfermés dans des laboratoires maculés de blancs et aux équipements toujours sophistiqués et flambants neufs.

Afin de mieux appréhender le concret de ce type de travail, voici en quelques lignes le récit d'une de ces situations.

Alors que nous avions la chance d'avoir notre intervenante Isabelle Drouet avec nous, nous lui avons demandé de reprendre avec nous des extraits de son article « Des corrélations à la causalité » paru dans la revue Pour la Science. Bien entendu, le groupe avait déjà travaillé l'article, chacun à des degrés divers, selon ses compétences et le temps qu'il souhaitait/pouvait y consacrer, mais nous avions déjà, sinon disséqué, au moins humé la haute teneur en philosophie des sciences de l'article. Suite à un temps de reprise des arguments, Isabelle a évoqué ce qui allait devenir (mais nous ne le savions pas encore) le sujet de longs échanges qui tortureraient bientôt nos esprits. Alors que nous échangions autour des rapports entre théorie et pratiques dans le monde des sciences, Isabelle a abordé la querelle qui oppose les réalistes et les instrumentalistes au sujet des entités théoriques qu'on ne peut pas voir. Deux écoles de pensées du monde des sciences et du monde tout court qui nous ont permis d'aborder le questionnement autour du langage qui doit être utilisé pour parler des sciences. Évidemment entre ceux qui pensent que les objets dont parle la science sont réels (les réalistes) et ceux qui les considèrent comme des fictions utiles (les instrumentalistes), chacun-e interroge sa conception du monde dans lequel il vit.

Ici les disciplines, toutes dans le même sac, tentent de se faire un peu entendre ou se retournent sur elle même et proposent des notions à interroger à l'aune de ce clivage (l'atome en physique/chimie, le gène en SVT, ou les mathématiques dans leur globalité...). Les sciences sont interrogées de part en part. Les frontières disciplinaires dissipées, d'autres territoires apparaissent, réalistes ou instrumentalistes. Comme souvent, il est temps pour chacun-e de poser ses pensées par écrit, de tenter d'y mettre un peu d'ordre, comme une photo de la pensée de l'instant que l'on pourra en plus partager avec les autres. Martin, un autre élève, sera le premier à s'y jeter. Son texte peu clair pour l'auditoire est retravaillé dans la foulée et distribué à tous. Son travail devient notre nouvel objet d'étude, notre article commun. Autour de cette page de pensée brute, chacun-e, élèves et MEEs frottons nos conceptions à ce texte, chacun-e l'éclairant de ses exemples, d'objets scientifiques qui plus biologiques, qui plus chimiques, qui plus mathématiques. Surtout, Martin, son texte, il en a fait un texte qui philosophe, qui questionne la notion de vérité. Et puis les liens avec le matérialisme travaillé en activité philosophie apparaissent spontanément, loin d'avoir été anticipés ou attendus, ils sont là car ils viennent encore enrichir le propos des matheux, physiciens, biologistes ou rêveurs.  

Quand l'objet qui excite les neurones n'est plus cloisonné disciplinairement a priori, quand il est au cœur des questionnements non plus pour être étudié par l'une ou l'autre mais bien par tous les points de vue quand cela semble approprié, alors les sciences elles mêmes s'enrichissent et s'interrogent mutuellement. Baptiste, un des membres du projet de l'année dernière l'exprime ainsi : “Bref, lorsque l'on se saisit d'un objet, celui-ci nous interpelle à des niveaux différents, d'où la nécessité de faire appel à des disciplines diverses pour l'appréhender de façon globale et ce faisant, pertinente. D'où Art et Science. D'où le couplage imaginaire/réflexion dans l'élaboration des modèles... L'unidisciplinarité est construite artificiellement dans les exercices imaginés par les professeurs, dans le but de permettre aux élèves d'intégrer les modèles et les logiques propres à la discipline. Soit. Mais à part ce cas particulier, je crois qu'on peut dire que notre façon de nous saisir d'un "objet" est par nature transdisciplinaire.”

Dans ce cadre, les savoirs disciplinaires peuvent être appréhendés comme un continuum, comme un tout et non plus comme une constellation de fragments gravitant plus ou moins près d'une discipline. Dans ce continuum, évidemment que des flous, des absences existent mais le voyage d'un savoir à l'autre devient plus souple, plus spontané. Et les ponts entre disciplines, si sporadiques et ne menant que d'un point d'une berge à l'autre, deviennent de petites embarcations où naviguer en territoire commun des disciplines devient possible. Même si on n'évite pas toujours le mal de mer...

Extrait du texte de Martin :

« Il existe deux mouvements de pensée ayant des oppositions, des avis, des vérités contraires : le réalisme et l'instrumentalisme. L'instrumentalisme pense que les concepts déduits des observations ne peuvent pas être considérés comme réels, vrais. L'autre pense que ces théories prennent existence grâce à la déduction des observations. Ces deux concepts énoncent des conditions d'observation et la pratique d'un langage. Cette vérité pour le réalisme est considérée comme utile par les instrumentalistes mais pas vraie. Les concepts peuvent être donc partagés, qu'ils soient considérés comme un concept utile ou comme un concept de vérité. S'ils partent d'un prémice, d'un axiome, d'une théorie de base commun pour arriver à un concept, c'est que peut-être ce concept n'étant pas considéré comme vrai empêche un renouveau du travail en commun. Ainsi une théorie entre réaliste et utilitariste dont le prémice serait un concept ne pourrait pas se construire en commun. Ainsi, il n'est pas incompatible de théoriser des observations ou des théories entre réalistes et instrumentalistes, mais il est par exemple impossible d'en déduire quelque chose en commun tel que des notions de vie ou de pensée. Si cela amène une différenciation dans la notion de vérité cela amène aussi un énoncé de la vérité comme un moyen et non comme un but dans une optique de travail en commun (la vérité étant l'axiome et non la finalité).

[…] La vérité est donc moyen, condition et unification et est donc antérieure à l'élaboration et le sujet* en est dépendant. Mais elle peut être aussi dépendante du sujet*, subjective, et ainsi plus malléable et superficielle. »

* sujet fait ici bien référence à un individu, une personne et non à l'objet d'une discussion.

Christophe JUIN, Mathieu HERBRETEAU, Julien ROUGELOT (ancien Mee), Pierre SEIGNEUR