Ce fil est en édition sur Plume depuis le dim, 01/03/2015 - 07:42

« À quoi sert le Jet d’eau ? »
Ou enseigner et apprendre au fil des questions

Catherine Pellaton Vigna (enseignante à l’école primaire des Tattes, Onex-Genève, Suisse)
et Andreea Capitanescu Benetti (chargée d’enseignement dans la formation des enseignants, Université de Genève)

L’enseignante dont nous rapportons le récit de pratique, travaille entre deux logiques impératives : transmettre des savoirs formels d’une part et donner du sens aux apprentissages en finalisant l’activité des élèves à partir de situations-problèmes, de projets, de questionnement collectif. L’enseignante a observé le long de sa carrière que les élèves construisent du sens et s’impliquent dans leurs apprentissages quand ils ont le sentiment que le savoir enseigné répond à une interrogation qu’il vaut la peine de partager. Par ce type de pratique, elle fait le pari que ces élèves, de 9 à 10 ans dans ce récit, développent plus de curiosité et d’engagement dans des situations-problèmes, des recherches collectives, des enquêtes s’articulant autour de questions partagées. Le contexte de ce récit est celui d’une classe de l’école primaire publique en « Réseau d’enseignement prioritaire » dans un quartier populaire du canton de Genève.

Un beau jour, alors que la classe travaille en géographie sur les cours d'eaux principaux et le sens du courant, un élève lance la question : « Le Jet d’eau [emblème de la ville de Genève culminant à 140m au-dessus de sa rade] sert-il à quelque chose ? » Souci louable ou drôle de préoccupation, peu importe puisque l’interpellation fait sens immédiatement. À partir de cette question toute simple, posée par un élève curieux (quel beau défaut !) est née une activité aux ramifications multiples, touchant à plusieurs matières et rentrant précisément dans le plan d’études.
Le fait d’entrer en matière sur cette question d’élève en apparence peu liée à ce que l’enseignant était en train de dire, provoque soudain l’intérêt de tous… à l’enseignant de saisir la balle au bond pour motiver l’ensemble de son équipe. Il pourrait répondre que le Jet d’eau aujourd’hui n’est qu’une attraction touristique, symbole de Genève, et en rester là. Cependant, en observant subitement une vingtaine de paire d’yeux attentifs, il convient de ne pas laisser retomber le soufflé. L’enseignant va faire un détour… Ses objectifs de départ (trouver dans quel sens s’écoulent les rivières, enseigner amont et aval, rive gauche et rive droite) n’en sera que mieux atteint un peu plus tard. Il nous faut sans attendre nous intéresser de plus près à cet objet, pour susciter la curiosité et encourager l’envie d’en apprendre plus. Les enfants deviennent alors les vrais acteurs de leurs apprentissages parce qu’ils ne sont plus en train de subir les enseignements proposés mais sont à l’initiative d’un projet ou d’une recherche. La question de départ est « un déclencheur » qui ouvre la porte à un enseignement à la fois vivant et vécu pour l’ensemble des élèves.
Après avoir rassemblé la classe devant l’ordinateur pour voir vidéos et photos et s’assurer que nous parlons tous du même objet (voire le faire découvrir à ceux qui n’en ont aucune représentation…), une discussion a lieu pour savoir ce que chacun sait du Jet d’eau en question. Bien évidemment, les interrogations sont plus nombreuses que les réponses, il convient donc de s’organiser pour chercher des informations. Les élèves se mettent en petits groupes et chaque groupe se met en quête de connaissances sur internet et sur des documents écrits. Cela implique déjà quelques savoir-faire : savoir travailler ensemble, lire, comprendre, interpréter, rédiger, résumer, s’exprimer oralement pour expliquer aux camarades.

La question appelle la réponse qui entraîne la question…
Comme le questionnement collectif appelle l’enquête et la quête, devant l’enthousiasme des participants, une visite s’impose et est mise sur pied, qui va nous permettre de faire de la géographie : « Il est où ce Jet d’eau ? Comment on y va ? » De l’histoire : il y a un siècle et des poussières, ce jet d’eau avait une fonction utilitaire et il ne se trouvait pas à la même place…C’est « combien » un siècle ? Des mathématiques : 140 mètres, c’est haut ! Haut comme un immeuble ? Comme un terrain de foot ? Du vocabulaire : débattre de la différence entre une jetée et un pont par exemple. Tiens donc ! En parlant de pont, y en a plein des ponts à Genève : Où ? Depuis quand ? Pour qui ? Pour quoi ? De la citoyenneté : et à ce propos, les Genevois vont bientôt voter pour savoir s’il faut rajouter un pont ou même un tunnel ; voilà un débat d’actualité qui permet de donner son avis, de s’exprimer, d’argumenter…Et ça veut dire quoi voter ? Voter ? C’est se montrer citoyen…et c’est quoi un citoyen ? Pendant qu’on est au bord du lac, on peut faire des sciences : on observe la faune locale, on dessine, on colorie, on décrit, on identifie. Ça tombe bien, avec l’enseignante de sciences, on vient de parler de la classification des animaux…les palmipèdes, on les range où ? Et les pompes « Jura » et « Salève » qui se trouvent « dans le ventre du Jet d’eau », elles fonctionnent comment ? Les techniques et la physique sont aussi au rendez-vous.
Un grand nombre d’activités est mis en place à la suite de cette visite : activités de recherche et expériences, menées en groupes sur le fonctionnement des pompes, de la machine à vapeur, sur la pression, les mesures de longueur (« le Jet d’eau est plus haut que la longueur de notre préau »), la lecture de plan, de cartes, de documents divers pour se repérer, pour bien visualiser et comprendre. De l’analyse de l’image : l’observation de photographies, de gravures d’époques permettent d’avoir une meilleure idée de l’utilisation de l’eau il y a cent ans (source d’énergie, bateaux-lavoirs, eau courante etc), l’analyse critique de dessins et d’affiches sur les prochaines votations permet aux élèves de construire des représentations, d’exercer leur sens de l’observation, de développer leur sens critique. De l’urbanisation : en effet, il est difficile d’imaginer, en voyant la rade de Genève représentée comme un lagon turquoise d’une île lointaine, au bord duquel circulent des automobilistes et cyclistes souriants et avec des ballons multicolores dans un ciel sans nuages, que le tunnel proposé ne soit pas LA solution aux problèmes de circulation… On fait des constats intéressants sur le développement de la ville autour du lac et du Rhône, on parle de l’importance de l’eau et des moyens employés pour la faire arriver dans les maisons, des raisons de l’économiser, de ne pas la polluer.
Toutes ces activités s’enchaînent presque naturellement (ou alors : logiquement) ; elles permettent aux élèves de sélectionner les informations pertinentes, de les mettre en lien pour construire et formaliser du sens et produire de nouvelles connaissances et des savoirs.

Faire le programme ou faire son métier ?
On sait que l’enseignant ne travaille pas à son compte : il doit fidélité et loyauté au programme, au curriculum formel qui incarne et opérationnalise un projet d’instruire dont le travail pédagogique est le relais, pas la source. Le professeur ne réinvente pas le texte du savoir tous les jours : celui-ci résulte de négociations complexes entre les autorités politiques, scientifiques et pédagogiques, les représentants de l’État, des experts de chaque matière et des enseignants. Cela n’empêche ni des marges de liberté, ni un rapport critique et créatif de chaque praticien au travail prescrit. Certains programmes sont formulés dans les moindres détails, par l’enchaînement successif de notions. D’autres sont au contraire présentés par objectifs-noyaux, charge aux enseignants de décliner ces cibles en objectifs intermédiaires et spécifiques. Le plan d’études peut être rédigé sous forme de savoirs à acquérir et/ou de compétences capables de les mobiliser. Mais quel que soit le modèle, l’enseignant met en œuvre un certain programme dans les faits : il transforme le curriculum formel en curriculum réel, en une série d’expériences que les élèves vont vivre sous sa conduite et qui va – consciemment ou non – les former. C’est ainsi que l’enseignant se donne comme ligne de conduite de travailler, loyalement et lucidement, en référence aux objectifs tels qu’ils sont libellés dans le plan d’études, mais aussi en tissant des liens entre les disciplines afin de rompre avec des pratiques de zapping ou de « de coq à l’âne » qui peuvent donner le sentiment de « faire le programme » sans « faire son métier » pour autant.
Qu'est-ce que l'élève retient de la ronde des disciplines telles qu’elles s’inscrivent dans son emploi du temps ? Comment vit-il de l’intérieur le découpage du programme et de la grille-horaire ? Y voit-il un ensemble cohérent, un enchaînement arbitraire, un empilement plus ou moins compréhensible de tâches et d’épreuves auxquelles s’intéresser sur commande ? Arrive-t-il à saisir pourquoi certaines disciplines sont enseignées à l’école, pour quel profit, le profit de qui, en vertu de quels critères de légitimation ?
Par des pratiques finalisées, les matières travaillées deviennent ainsi des outils cohérents au service de la construction de soi ; elles ne sont plus dispensées pour elles-mêmes, déconnectées les unes des autres et des réalités de la vie. Il est à souligner que les problématiques soulevées plus haut sont aujourd’hui abordées dans les moyens d’enseignement. Ces moyens peuvent être utilisés pour contribuer à la construction et à la formalisation des connaissances. Cependant, rien ne vaut l’expérience pratique et le questionnement initial de la part des élèves. Il s’agit d’interrogations plus ou moins claironnées, que l’enseignante reprend et problématise avec les élèves. Son travail est de questionner le questionnement, afin qu’il soit partagé comme problème de départ par les élèves (Maulini, 2005).
Nous pensons que l’enseignant peut enseigner à partir de n’importe quel intérêt exprimé par l’élève dans la classe, en tirant les fils entre les différentes disciplines, et en lien avec le programme formel. Un mélange de ruse pédagogique et d’explicitation de cette ruse doit être pleinement assumé pour ce faire. Pour pratiquer dans ce sens, il faut aussi s’armer d’une bonne dose de courage, de prise de risque, accepter un investissement psychique et physique plus stressant, aller vers des territoires que l’on ne maîtrise pas parfaitement et surtout tordre le cou à l’idée (qui a la vie dure) de l’enseignant qui sait tout d’avance, qui a les bonnes questions et les bonnes réponses. Il faut oser chercher à haute voix, témoigner à la fois d’un savoir limité et d’une infinie curiosité. Mais ne nous y trompons pas : le repère essentiel pour piloter ce genre de pratique est la connaissance des objectifs du programme ; pour s’en affranchir, il faut – c’est le paradoxe – se soumettre à leur autorité...
Référence :
Maulini, O. (2005). Questionner pour enseigner & pour apprendre. Le rapport au savoir dans la classe. Paris : ESF.