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Faire entrer dans la culture de l’école au collège
Frédérique Cauchi-Bianchi, IA-IPR de Lettres
Patrice Lemoine, IA-IPR Etablissements et vie scolaire, ancien IEN 1er degré

Début 2011, a été initié un projet de réseau d’écoles et collèges à Toulon qui a eu un écho national, notamment au moment de la concertation sur la refondation. Les initiateurs de ce travail de fond témoignent à travers le cas de l’étude des textes de l’articulation subtile entre continuité et ruptures dans la construction de l’école du socle.

Pendant trois ans, nous avons entretenu ensemble, IEN 1er degré et IA-IPR de Lettres, un dialogue continu et engagé, revendiquant d’emblée l’un et l’autre notre volonté de penser le parcours de l’élève au-delà des structures, en cherchant à intégrer les deux degrés dans une approche systémique. Nous avons découvert l’un comme l’autre à quel point nos systèmes de pensées eux-mêmes étaient comme pré-contraints par nos appartenances respectives, qui au primaire, qui au secondaire. Quand nous avons compris que nos discussions tournaient parfois à la confrontation parce que nous ne parlions décidément pas des mêmes objets, nous avons décidé d’aller voir ensemble, d’aller réfléchir ensemble in situ. Nous nous sommes rendus, par exemple, dans les classes d’écoles maternelles, pour réfléchir ensemble aux contraintes spécifiques de l’apprentissage de la langue quand le public a entre deux et six ans, et confronter les références théoriques et les attendus d’un univers de spécialistes de la linguistique, avec ceux d’un univers de praticiens polyvalents de la petite enfance. Et en effet, s’exprimer et maîtriser la langue n’ont pas le même sens selon qu’on est PE en maternelle ou professeur de lettres en lycée, non plus selon qu’on est IEN ou IA-IPR de Lettres.

 

Quelle place pour la lecture « littéraire » ?

En fait, souvent, on estime que l’école primaire serait concentrée sur la fonction référentielle de la langue, tandis que le secondaire insisterait sur la fonction poétique, ou du moins littéraire. Propos caricatural et réducteur ? Pourtant, en prenant le temps de décrire les expériences qui ont conduit à cette formule, nous avons pu observer que cela permet d’identifier les zones d’ombres et de reconsidérer la continuité des programmes et des enseignements en matière de maîtrise de la langue et de culture littéraire. Et cela a des conséquences notamment sur la définition du « savoir lire » selon qu’on est à l’école ou au collège…

Nous avons posé la question de cette définition aux enseignants des deux degrés. Et avons entendu du côté des écoles plutôt ceci : si les élèves ne manifestent pas leur compétence à lire, ne serait-ce pas que les textes proposés au collège ne leur plaisent pas parce qu’ils sont trop éloignés d’eux  (dans le temps et dans la langue) ? Nous les avons rendu compétents à lire de la littérature de jeunesse, ne revient-il pas au collège de les rendre compétents à lire de la littérature « patrimoniale » ? Ils étaient capables à l’école, le collège ne leur a-t-il pas fait perdre leurs acquis ?

En fait , le sens d’un texte semble davantage être dans son explicitation, dans le littéral, au primaire (s’assurer de sa compréhension) et dans le littéraire dans le secondaire, entendu surtout comme capacité à répondre à des questions de l’enseignant (faisant souvent appel à l’implicite. Mais ce qui est commun, c’est souvent l’idée que si les élèves ne comprennent pas, c’est surtout une question de vocabulaire. Or, on a constaté que l’évaluation de la compétence d’un élève à « lire » un texte dépend très largement de la qualité de son expression écrite comme orale. Or cette qualité est en fait une capacité à adopter les codes attendus par les enseignants en matière d’expression, de prise de parole, et de convenances scolaires. Autant d’attendus qui ne sont pas tous productifs, quand d’autres demeurent implicites. Puisque la culture scolaire existe,  elle doit s’expliciter et il faut l’enseigner, sans quoi les plus faibles sont mis hors-jeu.

C’est ainsi que nous avons mis en place un projet « mythologie ». Il s’est étendu et a connu un grand succès, au-delà de nos espérances.  En réalité, les élèves – tous les élèves, même ceux que l’école angoisse et rend agressifs ont pour les textes des mythologies une appétence incomparable ; ils mémorisent les événements sans effort alors que la moindre table d’addition les laisse froids ; ils citent les personnages comme s’il s’agissait de parents proches vivants dans un pays éloigné ; ils se réfèrent aux péripéties des héros, les comparent entre elles et les mesurent à leur propre monde avec une aisance qui fait plaisir à voir. Et lorsque les enseignants prennent appui sur ces récits pour travailler la rédaction, le résumé ou la langue orale, les élèves acceptent mieux les contraintes du travail, de la révision, de la ré-écriture, ils acceptent de travailler au sens de « faire des efforts », cherchent patiemment les mots justes pour les résumer…

Ainsi, des lectures magistrales de ces textes (mais aussi d’autres textes patrimoniaux) donnent lieu à des échanges entre les élèves, qui affirment leur réception et la confrontent avec celles de leurs camarades, pour en arriver, soit à débattre des questions tout humaines que contiennent ces textes, soit à écrire à partir de ces textes. Dans le cadre de ces séances, il s’agit de renoncer à l’élucidation lexicale exhaustive ou à l’étude des phénomènes de langue précis pour se concentrer exclusivement sur l’expression de la réception par les élèves et sur la confrontation des réceptions pour construire du sens au texte et pour suivre les liens que les élèves font entre les textes lus et les questions que la vie, le monde, leur posent. Le collège prend dès lors  soin de valoriser les référents culturels acquis, de les enrichir et d’entretenir l’expression du sujet lecteur. Pour cela, la lecture de la littérature dans la classe doit, comme on le recommande, permet aux sujets d’exprimer leurs réceptions, de confronter leurs réceptions au texte pour construire, ensemble, à l’oral, et avec les apports du professeur, une  lecture littéraire du texte et des œuvres.

Un exemple :  quand les élèves d’une classe de CM2 situé en réseau Eclair apprirent qu’Alcmène, femme d’Amphitryon, avait été séduite par Zeus qui avait pris l'apparence de son mari absent, ils ne s’intéressèrent pas d’abord aux fruits de cette union (Iphiclès et Héraklès), mais ils cherchèrent tout de suite à établir si l’on pouvait en déduire qu’Alcmène avait trompé son mari ou pas. Pour donner force à leurs points de vue, ils comparaient la situation d’Alcmène à la situation réelle d’une tante ou d’une amie de la famille, et voyaient dans la colère d’Amphitryon les réactions d’un grand frère ou d’un père. Mais ils prirent aussi appui sur d’autres épisodes de leur livre pour expliquer, clarifier ou argumenter dans un climat de débat littéraire.

 

Deux dimensions nous sont alors apparues fondamentales et reliées entre elles : la construction du sujet et son entrée en littérature, résonnant avec l’entrée dans la culture.

Si l’on reprend l’expression de Jérome Bruner, l’éducation a pour rôle de conduire l’enfant, dès sa naissance, à entrer dans la culture particulière de la société où il grandit. En grandissant, l’enfant, par les interactions et notamment par le langage, découvre sa pensée et découvre l’influence de ses propres choix, dans des univers contraints, certes, mais en construisant sa personnalité, en prenant du pouvoir sur son propre développement. Dans un même mouvement, l’enfant apprend à parler, à penser et à se construire en tant que sujet.  A nos yeux, l’entrée en littérature entre en écho avec l’idée d’entrée dans la culture.

Entrer dans une œuvre littéraire c’est entrer dans un univers tracé par les signes d’un auteur et aussi fréquenter une pensée, des existences, des sentiments qui sont autres, voire étrangers; c’est former des hypothèses, rectifier ses attentes, corriger son interprétation par l’attention à certains signes, investir les blancs, entendre les implicites et être en mesure de confronter les effets produits par le texte à soi ; c’est aussi faire des liens, créer des images, confronter des échos d’autres lectures ; c’est être sensible à une langue singulière et parfois résistante, à une portée symbolique et éthique ; c’est sentir, penser, éprouver et conserver la mémoire, consciente ou pas, de cette expérience. La lecture littéraire qui se met en place au collège doit s’appréhender comme en tension entre une lecture qui engage le sujet intime « en littérature » et une lecture distanciée qui s’appuie sur le texte et des outils d’analyse pour élaborer des interprétations pertinentes. Or, l’engagement du sujet en littérature est trop souvent impossible au collège. Pourquoi ? Parce que le sujet s’est exténué dans le cadre du scolaire, dans la mesure où les élèves travaillent scolairement « pour avoir de bonnes notes », « pour les profs » ou « pour les parents », mais rarement pour eux, pour leur curiosité ou leur envie personnelle de comprendre le monde et l’individu. Mais aussi parce que la littérature dans laquelle on les immerge au collège est souvent étrangère à leurs habitudes scolaires, à leurs pratiques sociales et familiales, à leur oreille, et qu’à ce titre ils ignorent avoir l’autorisation et le loisir d’en penser, d’en éprouver, et d’en dire quelque chose d’individuel, de personnel.

Donc pour que la rencontre avec la littérature ne soit pas un rendez-vous manqué,  il est nécessaire de construire chez l’élève les compétences qui feront de lui un sujet, qui s’engage dans la lecture littéraire parce qu’il sait y éprouver du plaisir et y trouver à penser. Ces compétences nous ont semblé faire la synthèse entre le rôle de l’école primaire, et notamment de l’école maternelle, et celui du collège. Il s’agit de relier le langage et le sujet à l’entrée dans la culture, et l’entrée en littérature au langage, à la pensée et au sujet. Ce qui nécessite de solliciter la parole de l’élève, l’expression de sa réception, de ses émotions, de ses interprétations, de sa pensée, en ayant à l’esprit que la pensée et le langage dialoguent en permanence, à l’oral comme à l’écrit. Si tels sont les enjeux, alors le rôle de l’école primaire implique de développer chez les élèves les compétences qui fondent et autorisent l’accès à la littérature, sans confondre les rôles de chacun.