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Catherine Bourgoin

Formatrice ISFEC Bourgogne-Franche-Comté

Enseignante d'histoire-géographie, Collège St Anatoile, Salins-les-Bains Catherine Bourgoin

En 2013, un dispositif "passerelle"[i] a été mis en place dans un petit collège jurassien : des élèves de CM2 rejoignent la classe de 6ème pour l'histoire-géographie, l'anglais, le français et en alternance les SVT, la technologie ou l'EPS. L'objectif était de proposer aux élèves de CM2 une année pour s'intégrer progressivement au collège mais aussi de permettre tant aux CM2 qu'aux 6èmes de progresser en fonction de leur niveau de compétence (palier 2 ou début du palier 3 du socle). Il s'avère que malgré l'engagement volontaire de chacun des enseignants dans ce dispositif, la mise en œuvre n'est pas sans poser problème. La question qui a très vite émergé est celle de savoir comment faire pour que les élèves de CM2 travaillent leur programme et non déjà celui de 6ème.  

Cette question pourrait sembler banale à nombre d'enseignants de primaire confrontés régulièrement à cette situation mais c'est complètement nouveau pour des enseignants de collège. C'est en fait une remise en cause de l'organisation du travail scolaire traditionnelle, cet enseignement où le professeur déploie son activité dans un cadre précis - la grille-horaire, le niveau -, dispense un contenu identique pour tous et contrôle fortement l'activité intellectuelle des élèves. Le dispositif "passerelle", en introduisant une hétérogénéité radicale par la présence d'élèves de CM2 en 6ème, oblige l'enseignant à repenser ce que Dominique Bucheton nomme son multi-agenda, c'est-à-dire tout à la fois l'apprentissage qu'il prend pour cible mais aussi l'ensemble de ses gestes professionnels.

Un exemple en Histoire

Dans cette matière, les élèves de 6ème ont un programme centré sur l'antiquité alors que celui des CM2 porte sur la période contemporaine. Deux possibilités s'offrent alors à l'enseignant : mener de front deux séquences différentes ou construire une même séquence pour tous. Cette deuxième solution conduit à choisir la compétence comme cible des apprentissages parce que cela permet d'aborder des contenus différents pourvu que chaque situation proposée appartienne à la même famille. En outre, la compétence peut être déclinée en seuils d'apprentissage dans une continuité du socle.  Il est alors possible pour les élèves de travailler à leur niveau réel qu'il s'agisse de CM2 ou de 6èmes. De plus, ce choix permet d'organiser des temps d'interactions entre les deux groupes, l'objectif étant alors de se servir des situations différentes comme d'un levier pour leur permettre de dégager les capacités à mobiliser, les stratégies à mettre en œuvre et au final les caractéristiques de la compétence elle-même derrière ces situations.

On peut prendre l'exemple de la compétence "écrire un récit historique". La situation de départ, puisée dans un roman jeunesse[ii], est la même pour tous. Ce sont des adolescents qui voyagent dans le temps. Mais les CM2 se retrouvent en Europe en 1914 alors que les 6èmes arrivent en Grèce antique au moment des jeux olympiques. De retour dans le futur, ils doivent raconter à leur compagnon resté sur place ce qu'ils ont vécu, l'objectif étant que chaque groupe d'élèves réalise un livre numérique illustré. Les CM2 le font à partir de photographies d'œuvres d'art assorties d'un petit commentaire[iii]. Les 6èmes sont divisés en deux groupes : ils reçoivent tous des photographies de vases antiques mais seuls ceux qui ne rencontrent pas de difficulté de lecture ont en plus des textes historiques. Chaque groupe reçoit une boîte à outils (pour les CM2, des extraits de vidéos sur la 1ère guerre mondiale et des fiches à compléter; pour les 6èmes, le descriptif des épreuves des jeux olympiques, une présentation du sanctuaire d'Olympie et avec chaque texte historique, des aides en fonction des obstacles rencontrés)[iv].

Pour conduire ce type de séquence, j'ai articulé plusieurs modalités de travail : le collectif (présentation du projet à l'ensemble des élèves, consultation des documents, repérage du premier obstacle : associer correctement images et légendes qui ont été séparées, obstacle à partir duquel nous avons construit une stratégie en commun) puis les élèves ont travaillé par groupe (CM2 ou 6èmes). En cas de problème, ils ont rejoint l'atelier accompagné. L'aide a porté sur la lecture d'image puis sur la mise en relation avec des écrits descriptifs puis dans un second temps sur la nécessité, pour construire un récit historique, de s'appuyer sur la chronologie de la 1ère guerre mondiale ou des épreuves des jeux olympiques, le troisième temps consistant à améliorer les récits commencés par la confrontation entre les différentes propositions. C'est là que se sont construits les critères d'un récit historique réussi. On se situe bien alors au niveau de la compétence.  

Dans un tel dispositif, l'enseignant ne peut plus se contenter de la posture de contrôle où  "il cherche à faire avancer tout le groupe en synchronie". Il doit s'approprier d'autres gestes professionnels, en particulier la posture d'accompagnement où il s'agit d'"apporter une aide en fonction de l'avancée de la tâche et des obstacles à surmonter, provoquer des discussions entre les élèves, la recherche des outils nécessaires"[v].

Au travers de ces quelques éléments, on voit bien que le dispositif "passerelle" nécessite pour sa mise en œuvre un double déplacement (cible des apprentissages et posture). C'est en cela qu'il pourrait être un puissant levier de transformation des pratiques alors même que son objectif premier n'est pas celui-ci. Ou peut-être est-ce justement cette transformation des pratiques qui permettra d'atteindre cet objectif parce que la différenciation sera enfin mise en œuvre au collège.




[ii] SCARROW A., Time Riders, Nathan, 2012

[v] BUCHETON D., SOULE Y., Les gestes professionnels et le jeu des postures de l'enseignant dans la classe : un multi-agenda de préoccupations enchâssées, Education et didactique, vol 3-n°3, 2009