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Les gestes du brouillon

ou mettre fin à l’ère du monolithique

 

Faire de l'enseignement du brouillon un axe de liaison entre l'école et le collège, voilà ce qui a semblé indispensable aux enseignants du collège Jules Ferry à Villeneuve St-Goerges et à leurs collègues du premier degré. En effet, le brouillon n’est la plupart du temps qu’une préfiguration du « propre » qui obsède les élèves et qui, dans ces conditions, ne joue plus du tout son rôle de préparation, de réflexion, de planification, mais aussi de révision. L’élève écrit bille en tête pour produire un texte qui s’élabore de manière linéaire, au fil de la plume. En résulte un bloc dont le but ultime est le point final, et qui résistera à toutes les recommandations de l’enseignant, du type « Relis-toi », « Améliore ton texte ». Le brouillon ainsi pratiqué exclut l’erreur sous toutes ses formes, prenant l’exact contrepied de son rôle premier.

 

 

Quelle image véhiculons-nous sur la perfection attendue d'un texte?

 

Réfléchir aux gestes du brouillon implique de s’interroger sur ce que nous, enseignants, attendons implicitement de nos élèves, sur ce que nous leur transmettons – nos écrits ne sont-ils pas toujours achevés ? n’ont-ils pas toujours, aux yeux de nos élèves, l’air parfaits ? –, et sur la place que nous accordons à l’erreur dans nos pratiques.

Dans nos pratiques et dans celles de nos élèves, quels sont les éléments qui véhiculent une représentation de l’écriture parfaite et instantanée ? Quels sont les facteurs qui induisent une écriture figée ? La copie, le travail silencieux, solitaire, réalisé en une heure, une lecture exclusive effectuée par l’enseignant, lecture évaluative, de surcroît, sanctionnée par une note?

Partant de ce constat, il est bel et bien question de mettre fin à l’ère du monolithique, d’insuffler du mouvement dans l’écriture, par le biais des gestes du brouillon qui permettraient la réhabilitation de l’erreur, pour renouer, enfin, avec le plaisir des mots, avec la possibilité de s’exprimer, de dire le monde.

Pour cela, il a fallu déconstruire cette représentation et ces gestes profondément ancrés dans l’imaginaire de nos élèves, en recourant à des supports, à des consignes et à des démarches susceptibles de prévenir une écriture figée et définitive. Côté professeur, ce regard attentif porté sur les brouillons de nos jeunes scripteurs allait permettre, on l’espérait, un regard inter degré sur les compétences mises en œuvre dans l’acte d’écrire, une plongée stimulante dans le monde de l’écrit des élèves, pour nous aider à expliciter nos pratiques pédagogiques.

 

Observer des brouillons d’écrivains

Désacraliser la représentation de l’écriture a semblé une étape préalable nécessaire à la réflexion des élèves sur les gestes du brouillon.

Les élèves ont été invités à commenter des manuscrits d’écrivains par le biais d’une question – Que pensez-vous de ce que vous voyez ? – qui convoquait un critère esthétique en jeu dans leur appréciation de leur propre brouillon et qui mettait en question leur représentation de l’écriture. Critiquer le brouillon d’un autre, et pas n’importe quel autre, puisqu’il s’agit de grands écrivains, permet d’abord la démonstration et l’explicitation de ce qu’est un brouillon – nous ne sommes donc plus dans l’implicite –, puis l’acceptation de l’erreur et la reconnaissance de sa légitimité. Cette observation a finalement donné lieu à une classification des différents types de ratures et autres manifestations de l’écriture en cours, pour aboutir à une liste de gestes du brouillon : ajouter, supprimer, déplacer, remplacer. À cela, les élèves ont ajouté la possibilité d’employer les couleurs, d’exploiter autrement l’espace de la feuille, de dresser des listes, de dessiner. On développe là des pratiques « artisanales » d’écriture qui vont soutenir l’activité de planification proposée par la suite.

 

 

 

Etymologie du mot « brouillon »

Le terme, apparu autour de 1550, vient du terme « brouiller », lui-même issu du gallo romain brodiculare, lui-même dérivé d’un germanique brod « bouillon ». Le mot désigne un premier travail « brouillé », destiné à être recopié et mis au propre, désignant par métonymie le papier destiné à ce stade d’élaboration et s’employant au figuré avec le sens d’ « ébauche, esquisse »1.

Il est intéressant de montrer aux élèves le réseau lexical autour de ce mot (brouillard, brouille, embrouiller, débrouille, débrouiller) et de mettre l’accent sur la dimension toujours péjorative du mot et de sa famille. Par ailleurs, on insiste aussi sur l’image première du « bouillon » où les ingrédients se mélangent, cuisent longtemps, à petit feu ; la métaphore culinaire, compréhensible par tous les élèves, oriente ces derniers vers les éléments positifs de la définition : élaboration, ébauche, esquisse.

 

 

Une feuille blanche et des post-it se substituent à la copie

 

Désamorcer les gestes du scripteur précaire - écrire de bout en bout sans jamais revenir en arrière, sans jamais reprendre son souffle - et restituer ses potentialités à l’exercice du brouillon nécessite de distinguer deux temps - l’élaboration de la pensée puis la rédaction à proprement parler - pour fixer des objectifs précis. Ainsi la consigne est conçue pour mener un travail sur la première ou sur la deuxième étape du brouillon. Dans tous les cas, l’enjeu est d’introduire des variables, en d’autres termes, la possibilité de revenir en arrière, dans la préparation et dans la rédaction, pour défier la tentation du texte monolithique. À ce propos, la consigne « écrire un texte », ainsi que toutes celles qui s’y apparentent, s’est révélée très tôt contre-productive dans la mesure où elle déclenche chez les élèves les gestes que nous cherchons justement à désamorcer. « Écrire un texte », c’est écrire un bloc.

La consigne est au commencement de l’écriture. Extrêmement codifiée et déterminante, il convient d’exploiter sa valeur programmatrice pour renouveler le rapport de l’élève à l’écriture. Le sujet devient une combinaison d’éléments qui incite à procéder autrement, à adopter d’autres gestes. Chaque combinaison vise à éviter l’écueil du texte écrit au fil de la plume.

 

Il a été décidé, de manière collégiale, que les productions des élèves, dans le cadre du PPRE, ne seraient pas notées mais évaluées d’après les critères suivants qui recoupent les « gestes » du scripteur : savoir planifier (listes, mots-clés, garde-mots), réviser (supprimer, ajouter, remplacer, déplacer) et corriger son texte (rapport à la norme orthographique) ; la ponctuation, les substituts, la chronologie, la cohérence des temps. Les critères retenus permettraient d’esquisser un portrait de nos élèves scripteurs, de repérer leur représentation et leur pratique de l’écriture héritées de l’école primaire, d’apprécier, le cas échéant, leur pratique du brouillon, mais aussi de les situer vis-à-vis des éléments du socle attendus en fin de cycle 3 pour ajuster au mieux nos objectifs

 

La feuille blanche se substitue alors à la copie. L’élève n’écrit pas droit, il est embarrassé. Certains ont d’ailleurs, dans un premier temps, le réflexe de tracer des lignes et une marge à la règle, mais, très vite, tous tentent une exploitation nouvelle de la feuille : ils la retournent, la divisent en plusieurs parties, la rallongent en collant une feuille supplémentaire. La feuille blanche invite en outre à fragmenter sa mise en page. L’emploi des post-it, baptisés « paperoles », accentue cette fragmentation et offre la possibilité de déplacer les différentes parties du brouillon pour des raisons pratiques, thématiques ou narratives.

Le travail silencieux et solitaire est parfois retenu, mais il cède souvent la place au travail en binôme ou en groupe, pour favoriser les échanges entre pairs à différents niveaux de l’élaboration du brouillon. Ces discussions, parce qu’elles découlent sur des choix nouveaux, participent pleinement au mouvement que nous cherchons à mettre en œuvre dans l’exercice du brouillon. Dans d’autres occasions, elles permettent d’ouvrir de nouvelles perspectives à certains élèves grâce aux propositions de leurs camarades. Dans tous les cas, elles nourrissent la production de l’élève qui, habituellement, « manque d’inspiration », qui « ne sait pas quoi écrire ».

Les élèves disposent, sauf exception, de deux heures pour préparer le brouillon et l’écrire, de telle sorte que l’écriture perd son caractère définitif. Ils savent qu’ils pourront continuer ou recommencer la fois prochaine. Le temps entre les deux séances permet en outre à l’élève de s’extraire de son travail, de porter un regard nouveau sur sa production, de prendre le recul nécessaire à la révision.

À l’issue des deux heures de préparation et de rédaction, chaque élève lit son texte à ses camarades qui réagissent, commentent, posent des questions. Le scripteur peut ainsi recevoir les avis de lecteurs et entendre quels sont leurs besoins. Il explique aussi le fonctionnement de son brouillon, ce à quoi il a eu recours pour planifier son texte, ce qu’il a cherché à créer. L’élève investit ainsi véritablement, tour à tour, la place du lecteur et celle du scripteur.

 

 

 

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