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Le choix déontologique

                                                                                               
                                              Eirick Prairat, Université de Lorraine, Institut universitaire de France (IUF)*

Les sources normatives
Un fonctionnaire bénéficie de droits et de garanties à un double titre. En tant qu’agent de l’Etat, il a droit notamment à un recrutement impartial, à une carrière, à une rémunération, à une formation professionnelle, à une protection juridique ou encore à une représentation au sein de différents organismes paritaires. En tant que citoyen, il jouit notamment de la liberté de conscience et d’opinion, de la liberté d’expression, du droit de vote et d’éligibilité et du droit de grève. De manière symétrique, ces obligations sont elles aussi définies, citons les obligations de réserve, d’obéissance, de désintéressement ou encore de signalement.

Ces différentes références normatives (statut général, statut particulier, textes constitutionnels…) s’adressent à l’ensemble des fonctionnaires, or si l’enseignant de l’école publique est un fonctionnaire comme les autres, il est aussi d’une autre manière un fonctionnaire qui exerce une activité très particulière : il enseigne. En d’autres termes, ces références normatives dans la mesure où elles sont applicables à l’ensemble des membres de la fonction publique ont un caractère de généralité tel qu’elles sont relativement peu opérantes pour le quotidien du travail enseignant.

Qu’est-ce qu’une déontologie professionnelle ?
Une déontologie est un ensemble de normes et de recommandations propre à une profession et censé garantir la qualité du service qu’elle doit rendre. Elle n’a pas une vocation spéculative mais une visée pratique en définissant un socle commun de valeurs, de règles et de principes. Mais on ne comprend vraiment ce qu’est une déontologie, c’est-à-dire que l’on en mesure vraiment les enjeux que si nous complétons cette définition par une réflexion sur les fonctions (Prairat, 2009, 19-20). Elle répond en fait à une triple demande.

Définir une identité professionnelle. Tout d’abord, elle participe à la définition d’une identité professionnelle en précisant, par-delà la spécificité d’un champ d’activité, l’ontologie d’une pratique. Qu’est-ce que bâtir pour un architecte ? Qu’est-ce qu’informer pour un journaliste ? Qu’est-ce que prodiguer des soins pour un médecin ? Qu’est-ce qu’enseigner aujourd’hui dans l’Ecole de la République ? Une déontologie est toujours un texte qui, in fine, tente de répondre à la question  « quid ? » (Qu’est-ce que ?).

Faciliter la décision et l’engagement. Elle sert également à organiser un groupe de professionnels en lui donnant des points de repères pour s’orienter dans des contextes de travail difficiles. Loin d’être un carcan qui les enferme, elle est un guide pour assumer une responsabilité en acte, trouver des réponses à ce qui ne va plus de soi ou à ce qui n’est jamais vraiment allé de soi. Ainsi envisagée, elle n’est nullement un instrument de contrôle, même si, en raison de sa dimension collective, elle est inévitablement marquée par un certain formalisme.

Moraliser les pratiques. Enfin, elle précise des bonnes pratiques. Il ne s’agit pas, en l’occurrence, de jeter l’anathème sur certaines pratiques pédagogiques et à de dicter à rebours le « pédagogiquement correct », mais d’identifier les pratiques douteuses, ambiguës ou illégitimes pour ne retenir que celles qui méritent d’être retenues car elles ont fait leurs preuves. A la limite, une déontologie n’invente rien mais se contente d’interdire ou de valider des régularités déjà à l’œuvre dans les pratiques. Dans toutes professions, il y a des choses à faire et à ne pas faire. En ce sens, une déontologie est une sorte de sagesse collective issue des débats qui ne cessent de traverser et travailler une profession.

Pertinence sociologique
Affirmer l’intérêt de la perspective déontologique c’est en décliner les bénéfices, et pour les professionnels et pour les usagers. Présentons brièvement quatre grandes raisons.

Définir l’espace de l’agir qualifié. Face à la dispersion extensive et à l’accroissement potentiel des tâches liées à la complexification des activités professionnelles, une déontologie permet de fixer ou de réaffirmer les contours d’une pratique professionnelle. Elle précise et, par là même, stabilise les tâches assignables en droit à un professionnel. Même si entre le droit et le fait, entre le prescrit et le réel, il y a toujours un écart ; l’argument n’en garde pas moins sa pertinence. La mise au jour de ce que l’on peut appeler le domaine de définition d’une pratique devient un enjeu d’autant plus important que les professionnels ont à s’articuler à d’autres professionnels appartenant à d’autres branches d’activité. Lorsqu’une coopération professionnelle s’établit dans un contexte fortement hiérarchisé, les ajustements se font généralement de manière autoritaire et unilatérale. Mais lorsque cette coopération mobilise des professionnels qui n’entretiennent entre eux aucun rapport de subordination, les arrangements s’établissent de manière tâtonnante et incertaine. C’est dans cette seconde situation que l’exigence de délimitation se révèle utile car, en produisant de la lisibilité, elle facilite les accords et les ajustements. Une déontologie définit ce que Gilbert Vincent appelle « l’espace de l’agir qualifié » (2001, 50).

Donner une garantie juridique. Les enseignants, comme tout fonctionnaire, bénéficient d’une protection juridique. Cela dit, on assiste à une montée progressive du nombre des affaires même si les chiffres restent modestes eu égard au nombre de jeunes scolarisés (Prairat, 2009, 93-102).  Le fait nouveau est que les parents n’hésitent plus aujourd’hui à contester en justice la plus banale des décisions scolaires. Nous entrons dans une société où tend à exister, sur le modèle américain, une incrimination juridique virtuelle permanente. Une déontologie en définissant la compétence en termes d’obligations de moyens et non de résultats -en prescrivant dans certaines situations des protocoles à suivre et dans d’autres des comportements à éviter- travaille à distinguer l’échec de la faute et à restaurer l’échec comme issue toujours possible d’une situation. En séparant clairement l’échec de la faute, elle tend à dissiper les recours intempestifs au droit pour résoudre les conflits et les malentendus. Si l’objectif n’est pas atteint ou si la situation tourne mal, cela ne saurait a priori être imputé au professionnel, surtout s’il a fait ce qu’il devait faire, mais aux circonstances, à la malchance, à la logique même de l’évènement. Une déontologie fonctionne comme un dispositif qui tend à réduire les risques de recours en rendant visible ce qui devait être normalement et minimalement fait dans un certain nombre de situations.

Réaffirmer l’autorité magistrale. L’argument part d’un constat partagé : le déficit croissant de légitimité du statut dans les sociétés de l’évaluation. Etre titulaire était jadis synonyme de savoir-faire ; le titre était perçu comme la garantie indiscutable de compétences. C’est ce lien analytique statut/compétences qui est aujourd’hui en train si ce n’est de se défaire tout au moins de se distendre, c’est cette équation que l’on conteste volontiers avec, disons-le, une primauté accordée à la compétence, entendue comme aptitude à mobiliser et à combiner in situ des ressources inscrites dans des contextes complexes et originaux. La personne compétente est celle  qui sait construire des réponses pertinentes pour gérer une pluralité de situations professionnelles. Dès lors que le statut n’immunise plus contre le soupçon ou le discours réprobateur de l’incompétence, le professionnel est alors -situation inédite- dans l’obligation réitérée de faire ses preuves, de signifier de manière ostentatoire qu’il est compétent. Une déontologie est un trait d’union qui réarticule statut et compétences. C’est une arme anti-soupçon qui repose sur l’attestation, ou plus exactement, sur la mise en acte dans une extériorité visible d’un ensemble de comportements attendus.

Répondre à l’exigence de transparence. Depuis quatre à cinq décennies, nous assistons à une lente érosion de la légitimité traditionnelle de l’école. Jadis, la noblesse de ses missions -transmettre des univers symboliques et former le citoyen- suffisait à la garantir. La manière dont celle-ci s’acquittait de sa tâche était l’objet d’une attention plutôt distante. Ce n’est plus le cas aujourd’hui. L’école ne peut plus faire l’économie d’une information sur son projet, son mode de fonctionnement, ses résultats ainsi que sur les procédures disciplinaires qu’elle met en oeuvre. Cette demande de transparence exige de l’école un ajustement à deux niveaux. Le premier regarde le fonctionnement de l’établissement : préciser les projets et les objectifs, expliciter les modes d’organisation et les dispositifs de régulation… Le second concerne les acteurs dans leur pratique quotidienne. Quelles sont leurs prérogatives, leurs tâches, leurs obligations de service, ce qu’ils doivent faire et ne pas faire ?

L’option minimaliste
Dans cette dernière section, nous voudrions définir les contours d’une déontologie enseignante et avancer l’idée de minimalisme déontologique (Prairat, 2013, 178-180). Rappelons que si une profession n’est ni une association (un rassemblement volontaire de personnes), ni une communauté (un groupe de personnes partageant une même conception du bien), elle n’en a pas moins un élément fédérateur : son utilité publique. Ce qui relie les membres, au sein d’une profession moderne, n’est pas l’improbable convergence des vocations mais ce que les agents ont à faire ensemble hic et nunc. Une déontologie enseignante doit donc comporter un préambule qui énonce dans ses grandes lignes les missions et décline les valeurs (respect, éducabilité, responsabilité…) attachées à leur exercice. Cela étant, l’option minimaliste que nous défendons obéit à trois principes.

Un principe de sobriété normative. Les normes ne doivent pas être trop nombreuses. Il doit s’agir d’un texte court articulé autour de quelques articles-clefs, d’un texte de référence sur lequel on peut prendre appui pour s’orienter et faire des arbitrages.

Un principe de stabilité. Les obligations ne doivent pas être « chimériques » mais raisonnables pour pouvoir être imposées à tous. Ce qui est ici en jeu est moins une exigence de réalisme qu’une requête de stabilité, au sens où l’entend Rawls. Pour ce dernier, des institutions justes sont dites stables lorsqu’elles permettent d’acquérir « un sens suffisant de la justice » et peuvent faire l’objet d’un consensus dans une société plurielle (2006, 179-183). Une déontologie ne travaille pas à faire des saints mais à donner à l’ensemble des membres d’une profession un sens suffisant de la morale, la réflexion et l’agir éthiques requièrent toujours, ne l’oublions pas, « une morale déjà là qui lui donne son contexte de sens » (Canto-Sperber, 2001, 73).

Un principe de neutralité. Enfin, le minimalisme déontologique obéit à une règle de neutralité. Plus précisément, l’option déontologique doit rester silencieuse et sur les mobiles de l’engagement professionnel et sur la figure du maître idéal. Silence essentiel. Car toute déontologie qui se hasarderait à énoncer  les « bonnes raisons » d’entrer dans le métier discréditerait de facto les professionnels qui ont choisi cette activité pour des raisons prosaïques voire accidentelles. De même, la promotion de la figure du maître idéal contredit non seulement l’évidence selon laquelle l’excellence peut prendre plusieurs formes mais aussi et surtout elle empêche de promouvoir l’idée de pratiques fiables, pratiques toujours accessibles et qui précisément ne s’encombrent d’aucune figure idéale.

Dans des professions travaillées par la diversité et le pluralisme, une déontologie permet de trouver des accords sur un ensemble de normes et de protocoles sans préjuger des raisons dernières qui fondent ces accords.

En déplaçant le lieu des accords sur le terrain des normes, une déontologie est un outil au service de l’action. Que signifie, par exemple,  une belle affirmation comme « respect de l’élève » si elle-n’est pas complétée par des normes stipulant les droits qui lui sont reconnus ou affirmant qu’il ne saurait être ni frappé, ni humilié ? L’histoire de l’éducation montre qu’au nom de cette belle recommandation, on a pu le fesser allégrement et le traiter avec rudesse ou, à l’inverse, l’abandonner à lui-même le laissant « libre » de toutes ses initiatives. Les adhésions de principe aux grandes valeurs ne sont bien souvent que des accords posés sur le sable mouvant des représentations, des consensus vides dépourvus de toute vertu opératoire.

* Eirick Prairat publie, en mars 2014, aux Presses Universitaires de Nancy L’éthique de l’enseignement : Enjeux personnels, professionnels et institutionnels. Cet ouvrage réunit un ensemble d’études de chercheurs internationaux sur l’éthique enseignante (Séminaire de Genève, septembre 2013).

Références
CANTO-SPERBER M. (2001) L’inquiétude morale et la vie humaine, Paris, PUF.
PRAIRAT E. (2013) La morale du professeur, Paris, PUF
PRAIRAT E. (2009) De la déontologie enseignante, Paris, PUF.
PRAIRAT E. (2002) La lente désacralisation de l’ordre scolaire, revue Esprit, 290, 138-151.
RAWLS J. (2006) Libéralisme politique, Paris, PUF.
VINCENT G. (2001) Responsabilités professionnelles et déontologie, Paris, L’Harmattan.