Rien de nouveau sous le soleil ? Oui et non !
Il est bien dommage que l’expression ait été utilisée dans des circonstances qui la discréditent (Pétain), mais il faut bien dire qu’on a trop souvent la mémoire courte. N’exagère-t-on pas la nouveauté de tel ou tel phénomène, surtout lorsqu’on veut dénigrer le présent au profit d’un passé idéalisé ?  Sans être aveugle sur les évolutions qui ont marqué le métier d’enseignant, il me parait intéressant de relever la continuité de certaines problématiques et de certaines interrogations qui ont jalonné l’histoire de notre système éducatif disons depuis une cinquantaine d’années -pour ne pas retourner trop loin en arrière. Pour cela, nous nous appuierons sur quelques anciens dossiers des Cahiers pédagogiques qu’il est souvent bon de consulter pour s’inscrire davantage dans l’histoire longue…
La thématique de la « souffrance », des difficultés du métier
« Le métier est de plus en plus dur » entend-on souvent. Mais cette même phrase, ne l’a-t-on pas aussi prononcé bien des fois dans le passé ? Certes, le vocabulaire a pu évoluer et on parle davantage aujourd’hui de « souffrance au travail » ou de « travail empêché », mais on retrouve dans les années 70 une thématique similaire. En septembre 1977, un dossier des Cahiers s’intitule « l’angoisse à l’école » (n°156). Il y est beaucoup question des élèves, mais aussi des enseignants dont un certain nombre témoignent de leurs difficultés. Albert Moyne, dans un long article, explique déjà que « les dérivations de l’angoisse sont nombreuses. L’agressivité contre les structures, le Ministère, le nombre d’élèves…en sont une forme indiscutable. De même le retournement contre la formation reçue (à l’époque pour le second degré, le stage du CAPES) »  Deux ans plus tard, dans le dossier « Tout ça c’est le vécu de l’école » (n°173, avril 1979), dans un encadré synthétique qui résume « ce qu’on voulait dire », les coordonnateurs évoquent « des tentatives optimistes-ou désespérées- de quelques profs pour introduire un peu de changement » et observent que coexistent « découragement amer et novations guillerettes ».  Et un atelier des Rencontres d’été du CRAP-Cahiers pédagogiques auquel je participai s’intitulait : « Nous sommes tous des professeurs en difficulté ». C’est dire ! Plus proches de nous, les dossiers  « Des enseignants suffisamment solides » (342-343, mars 1996) et « Souffrances de profs » (412, mars 2003) reprennent explicitement une problématique qui traverse l’histoire du monde enseignant depuis bien plus longtemps qu’on ne le croit. 
La perte du prestige du métier, sa déconsidération
Là encore, voilà une idée qui n’est pas nouvelle. C’est au moins depuis la fin des années 60 et la massification progressive dans le second degré que le métier ne renvoie plus à l’image du « notable » qui correspondait plus ou moins à la rareté (quantitativement) des enseignants au-delà du primaire. L’image bien ancienne du « hussard  noir » , largement mythifiée, continue également à hanter un monde éducatif qui a du mal à désacraliser ce qui n’est qu’une profession, pas plus, pas moins honorable que beaucoup d’autres. J’écrivais pour ma part dans le n°200 qui, en janvier 82 commémorait les lois Ferry (« un centenaire, pour faire quoi ? ») un article faisant allusion explicitement aux lendemains du 10 mai 81, déplorant le manque d’engagement de trop de collègues à faire avancer l’école vers une démocratisation effective. « Bien sûr, il faut se battre pour nos droits, nos revendications. Mais justement, l’attitude revendicatrice et novatrice ne peut naitre de l’amertume, de l’aigreur, du scepticisme absolu ou du cynisme. » Ah bon, cela existait il y  a vingt ans ? Comme alors, les enseignants continuent à estimer majoritairement qu’ils sont mal-aimés par la population, contrairement à ce que montrent les enquêtes d’opinion…
La difficulté à sortir de l’élitisme et à prendre les élèves tels qu’ils sont
Il est probable que sur ce point et en partie pour ce qui précède, ce que nous disons concerne surtout le second degré. Depuis longtemps à l’école primaire, on a admis une grande diversité d’élèves, mélangés dans des classes aussi hétérogènes que possible dans les limites que fixe la sociologie de l’environnement des établissements. Mais la thématique de savoir prendre les élèves tels qu’ils sont n’a pas forcément été dominante dans le passé. Claude Lelièvre aime à citer le sondage de la SOFRES en 1977 qui indiquait  que près de la moitié des enseignants souhaitaient que soit possible une interruption de la scolarité à quatorze ans. Les refus du « collège unique » et des classes hétérogènes sont des phénomènes bien plus anciens que ce qu’on veut parfois nous faire croire (avec l’idée : « ils y ont cru, ils en sont revenus » !)
Les résistances au changement, la conception individualiste et libérale du métier
Dans nombre de dossiers des Cahiers s’exprime la difficulté à bousculer une conception très individualiste du métier. Au moment de la réforme du collège, tentée par Savary suite au rapport Legrand, à côté de l’enthousiasme d’enseignants innovants, on relève aussi l’ironie de ceux qui ne veulent pas d’établissements où on devrait apporter son sac de couchage tant la multiplication des réunions et autres obligations imposerait une présence excessive ou la virulence de ceux qui scandent qu’on est là pour « en-sei-gner » et non pour éduquer. Le collectif est perçu comme un carcan et on brandit déjà la « liberté pédagogique ». Là encore, il s’agit surtout du second degré, le premier degré étant plus ouvert aux réformes et aux évolutions. Les mêmes qui pourfendent le libéralisme dans la société le prônent sans  s’en rendre compte dans la façon d’exercer le métier, la puissance publique devant le plus possible « laisser faire, laisser passer »…
Et pourtant, oui, quand même !
Reste qu’on ne va pas soutenir longtemps l’idée que rien n’a changé dans le monde enseignant. En relisant les articles anciens que nous venons de citer, divers phénomènes nous frappent :
- le « malaise enseignant» s’est bien étendu au premier degré, surtout si on considère combien celui-ci a pu être maltraité dans les récentes années, ce que, sans doute, on paie aujourd’hui à travers la montée de cette « défiance » qui a fortement augmenté dans la société française. Et les difficultés de recrutement sont incontestables, même si les choses s’améliorent légèrement depuis peu.
- le corps enseignant est aujourd’hui moins syndiqué et surtout beaucoup moins politisé qu’avant. Hervé Hamon, dans son ouvrage de 2004, Tant qu’il y aura des élèves, succédant au Tant qu’il y aura des profs écrit vingt ans auparavant, le mettait en évidence . Banalité sans doute que de l’énoncer, mais les conséquences sont importantes. Mais surtout on note de plus en plus qu’il n’y a pas forcément de corrélation entre la présence d’un syndicalisme actif ici ou là et le dynamisme de l’équipe qui peut parfois volontairement se situer hors champ syndical et politique. Et parfois, c’est bien l’absence d’un syndicalisme purement revendicatif et corporatiste qui permet à l’innovation de se développer !
- Peut-être finalement l’hétérogénéité du corps enseignant est-elle plus forte que jamais. Ce qui fait qu’on peut à la fois dresser le tableau pessimiste d’un ensemble résigné, frileux, conservateur, s’accommodant bien finalement de l’élitisme ambiant et au contraire se réjouir des nombreuses potentialités de changement, d’une plus grande acceptation de la réalité des élèves et d’une énergie mise au service des plus fragiles, dans bien des endroits, que les stratégies utilisés soient ou non pertinentes. Il est probable que l’Institution ne sache pas bien prendre en compte ce potentiel et gère très mal ces ressources humaines si précieuses.
Bref, ne nions pas les évolutions, mais sachons retrouver des témoignages passés qui remettent en perspective ce qu’on croit vite inédit, souvent d’ailleurs en négatif par rapport à l’Age d’or paré de toutes les vertus. Celui-ci avait aussi ses « enseignants persécutés » pour reprendre le titre de l’ouvrage toujours à conseiller de Patrice Ranjard qui analysait le processus de victimisation dans les années 80, ses partisans d’une école qui « instruit » et tant pis si certains « ne veulent décidément pas le faire ». Constance des anti-pédagogues qui depuis Milner dans les années 80 jusqu’aux Brighelli d’aujourd’hui évoquent continuellement le « désastre » et l’apprentissage de l’ignorance, avec des succès éditoriaux plus ou moins équivalents.
S’inscrire dans l’histoire longue, analyser de manière nuancée les évolutions, ne pas s’en tenir à des impressions superficielles, repérer les grandes continuités, autant d’attitudes intellectuelles que nous souhaitons souvent développer chez nos élèves. Ne doit-on pas l’appliquer dès lors qu’il s’agit de parler de nous-mêmes ?

Jean-Michel Zakhartchouk, professeur de collège honoraire, ancien rédacteur en chef des Cahiers pédagogiques