Métier rêvé, métier réel

Entre vocation et ajustements

 

La figure tutélaire du hussard noir hante les salles des profs. Qu’on l’évoque avec nostalgie ou avec distance, elle impose une idée d’un métier impossible sans cette « vocation » qui permettrait de passer par-dessus les difficiles conditions du quotidien au nom d’un idéal partagé. Mais est-ce si simple ? Peut-on se passer de la vocation ?

Les témoignages recueillis auprès d’enseignants débutants en Belgique (Engagez-vous qu’ils disaient) et étudiés sous l’angle du « Teaching Commitment » montrent comment l’entrée dans le métier est inévitablement associée à un attachement émotionnel. Jacques Fraschini propose avec un brin de provocation un exemple d’investissement sans « passion » et Thierry Bouchetal, à partir de l’étude de récits de vie professionnels d’enseignants du premier degré français, montre comment s’opèrent les premiers ajustements entre métier rêvé et métier réel.

 

Engagez-vous qu’ils disaient !

 

Entre vocation et distanciation, voici selon une étude entreprise auprès de jeunes enseignants en Belgique, comment s’opèrent les premiers engagements dans le métier.

 

Si l’on en revient à l’étymologie du terme, « s’investir » dans une tâche suppose de dépasser le stade de l’engagement et de l’obligation contractuelle. L’investissement d’un enseignant dans la profession se mesure ainsi à son degré d’implication personnelle dans l’École avec un grand E. Cet investissement, étudié dans la littérature anglophone sous l’appellation de « Teaching Commitment », peut prendre de multiples formes. Dans cet article, nous nous proposons de lever le voile sur l’une d’entre elles : l’investissement comme passion ou attachement émotionnel à la profession.

La passion ou l’attachement émotionnel à l’enseignement constitue de loin le thème sur lequel les débutants se sont le plus étendus lorsque nous les avons interrogés sur leur « Teaching Commitment ». Ce thème est lié à la dimension personnelle et psychologique de l’insertion professionnelle. Dans le discours des débutants, l’investissement comme passion ou attachement émotionnel à la profession se décline le plus souvent avec le bien-être au travail ou le sentiment de vocation professionnelle.

Le bien-être au travail

Les enseignants débutants, comme n’importe quel travailleur, ressentent plus ou moins de bien-être dans l’exercice de leur profession. Cette évaluation subjective fait place à l’expression de sentiments très positifs associés à l’enseignement tels que la joie, la fierté d’être professeur, le sentiment d’accomplissement, ou encore le sentiment d’utilité sociétale. En lien avec ce bien-être déclaré, on retrouve des éléments attestant d’une motivation intrinsèque à exercer la profession et du plaisir qu’ils tirent de l’enseignement. Daniel, qui est Agrégé à l’Enseignement Secondaire Inférieur en mathématique, nous dit ainsi profondément aimer sa discipline et apprécier percevoir l’étincelle dans les yeux de ses élèves lorsque le déclic de la compréhension se fait chez eux. Antoine, un AESI spécialisé en Sciences naturelles, explique que son travail lui procure un sentiment de bien-être qu’il tente de transmettre autour de lui en étant souriant et plaisant avec ses collègues et ses proches. Floriane, une institutrice primaire, évoque toute la fierté qu’elle tire du fait d’être enseignante, et le point d’honneur qu’elle met à défendre l’image de cette profession qui « a un impact positif sur sa vie en général » (dixit). Pour Lindsey, elle aussi institutrice primaire, faire partie de l’enseignement était un challenge qui sortait de la trajectoire que lui ouvrait son habitus. Le sentiment d’accomplissement se dégageant de sa réussite n’en est que plus intense. Enfin, Bénédicte met quant à elle l’accent sur le sentiment d’utilité qu’elle ressent lorsqu’elle enseigne, et sur la valorisation personnelle que lui procure sa profession.

Malheureusement, l’enseignement peut aussi être source de sentiments plus mitigés, voire clairement négatifs, et ce pour diverses raisons. Le bien-être subjectif des novices est alors affecté. Amélie, une AESI français-morale, nous apprend à ce sujet que la démotivation passagère de ses élèves a des répercussions sur sa satisfaction professionnelle. Marjorie, qui enseigne le Français comme langue étrangère, ajoute que les heures de cours durant lesquelles elle sait pertinemment qu’elle rencontrera des difficultés relationnelles avec ses élèves font naître chez elle une appréhension qui réduit sa motivation professionnelle. Bénédicte, qui est institutrice primaire, se sent submergée par sa charge de travail. Enseignant à plusieurs niveaux d’études,  elle doit faire face à une charge accrue par rapport à ses collègues, ce qui accentue sa fatigue physique, mais aussi psychologique. Nathan, professeur de mathématique dans le secondaire inférieur, a le sentiment d’être mal compris par ses élèves et leurs parents. Le rôle de l’enseignant « persécuteur » qu’on lui prête lui pèse. Lindsey, elle, ne se réalise pas dans son travail. Institutrice primaire, elle a été affectée dans une école d’enseignement spécialisé, ce qui à ses dires : « ne lui apporte rien ». Sophie, AESI français langue étrangère, témoigne du manque de reconnaissance de son travail, qu’elle perçoit du fait des attributions qu’on lui a données. « Je prends ce que les autres ne veulent pas » déplore-t-elle, attestant une nouvelle fois des privilèges dont peuvent bénéficier certains enseignants « établis » par rapport aux débutants à ce niveau. Pour finir, Nadeige, qui est institutrice préscolaire, n’est pas du tout à l’aise dans l’enseignement. Déclarant qu’elle ne se sent ni soutenue par sa direction, ni par la société en général, elle remet en question son orientation professionnelle au vu de la déception que représente pour elle le choix de l’enseignement.

Le sentiment de vocation

Comme nous l’indiquions plus haut, le thème de l’investissement comme passion ou attachement émotionnel à la profession se rapporte aussi au sentiment de vocation professionnelle dans notre analyse de l’investissement des enseignants débutants. Cette vocation peut prendre racine dans le passé du novice ou découler de son identification à sa profession. Laetitia, une institutrice primaire que nous avons interviewée, n’a à ce propos aucun doute quant à son choix de carrière. En riant, elle nous avoue que, toute petite déjà, elle voulait devenir enseignante. Bénédicte, l’une de ses collègues, trouve que c’est une profession « qui lui va bien ».

L’expression du sentiment de vocation professionnelle peut évidemment s’accompagner d’éléments liés au bien-être subjectif. Floriane, elle aussi institutrice primaire, déclare par exemple qu’elle a l’impression d’être dans son élément dans l’enseignement, d’avoir trouvé sa voie et de se sentir à sa place. Il en suit chez elle un sentiment d’épanouissement. Nathan, notre professeur de mathématique, procède par élimination pour juger de son orientation vers l’enseignement. Ne se voyant pas faire de la programmation pure, en dépit de son amour de l’informatique, son choix s’est porté sur l’enseignement, car il « se voyait bien » exercer cette profession dont il tire au final du plaisir.

 

Joachim DE STERCKE, Gaëtan TEMPERMAN, Bruno DE LIEVRE

Service de Pédagogie Générale et des Médias Educatifs, Université de Mons

18 Place du Parc 7000 Mons • joachim.destercke@umons.ac.be

 

La bienveillance plutôt que la passion

En contrepoint aux propos précédent, un point de vue sur la vocation.

 

Je dois avouer qu’en réalité, je n’ai pas choisi le métier d’enseignant. Mon ancien métier de facteur me convenait car il me permettait de vivre mon essentiel : être indépendant, ne pas avoir de chef sur le dos, ne pas avoir de compte à rendre du moment où le travail accompli l’était correctement. Des ennuis de santé m’ont amené à devoir envisager une reconversion.  Si bien sûr il y a eu choix entre plusieurs possibilités de reconversion, ce choix a été avant tout un choix par défaut.

C’est pourquoi, plus tard, de façon insidieuse, s’est imposée la question de ma légitimité à être enseignant. D’un point de vue intime tout d’abord.  Car n’ayant ni la vocation, ni la passion d’enseigner, ni même une simple attirance pour l’Ecole, comment pouvais-je imaginer être un jour un bon enseignant ? Mais aussi du point de vue de mes collègues, lorsque lors d’un stage, une directrice m’a demandé pourquoi je n’étais pas resté à la Poste au lieu de venir à l’Education nationale. Pour une qui l’avait dit, combien pouvaient le penser ? 

Le recul et l’expérience m’ont permis d’être maintenant totalement à l’aise avec ces interrogations. Car la passion tout d’abord ne me semble en rien nécessaire pour être enseignant[1]. Pour ma part, je  lui préfère la notion de bienveillance, envers les enfants,  qui est sans conteste  un engagement qui me parait beaucoup plus réaliste, professionnel, efficient. Même s’il est symboliquement moins fort. 

Et s’il devait y avoir une légitimité à vouloir et à pouvoir intégrer l’Education nationale, je peux dire après avoir repris des études à l’âge de 35 ans, m’être lourdement endetté, que je suis sans doute tout aussi méritant que de nombreux enseignants, en particulier ceux qui sont passés directement du confort douillet du nid familial à la sécurité statutaire et matérielle offerte par l’Education nationale.

Jacques Fraschini,

 

 

Parcours d’enseignants, parcours d’ajustements

Pour en finir avec la vocation, ne vaudrait-il pas mieux parler d’ajustements ? Voici ce qu’en dit l’étude de récits de vie professionnelle d’enseignants français du premier degré.

 

 Le discours social définit le métier de professeur des écoles par au moins trois caractéristiques récurrentes : en premier « aimer travailler avec des enfants » ce qui sous-entendrait disposer de qualités relationnelles particulières ; en deuxième « exercer un beau métier » en transmettant des savoirs de base, comme par exemple la lecture ou l’écriture, à des élèves en devenir « mais aux comportements réputés plus pénibles qu’auparavant » ; et enfin  « pouvoir bénéficier d’un temps libre » jugé conséquent ; ce qui semble en définitive rendre ce métier à la fois attirant et difficile, le cantonnant plutôt dans un registre personnel, voire vocationnel. Du point de vue institutionnel, le métier s’est souvent (re)défini à l’aulne du modèle du secondaire, en termes de statut (« tous professeur »), de formation (le recrutement à bac +3 puis la masterisation) ou bien encore en termes de missions (préparer les élèves au collège), visant ainsi une professionnalisation des acteurs à partir d’un référentiel commun de compétences. De son côté, le groupe professionnel s’attache régulièrement à faire reconnaître les spécificités du premier degré : la polyvalence d’enseignements, la charge d’un groupe classe à la journée, la connaissance des (jeunes) enfants et de leurs capacités d’apprentissage. C’est bien au cœur de ces différents cadres que naît et se développe le projet d’enseigner du futur maître (pour ne pas dire de la future maîtresse tant le métier est caractérisé par sa féminisation), enraciné en premier lieu dans son propre parcours individuel scolaire et d’orientation.

 

L’entrée dans le métier des professeurs des écoles[2] est sans doute moins radicale que celle de leurs collègues du second degré : ils s’appuient plus volontiers sur un premier parcours d’expériences ponctuelles dans le monde de l’enfance (animation, soutien scolaire, …) et sur un choix professionnel assez raisonné (réorientation après une première année universitaire ou après un échec à un concours ; possibilité d’une nomination dans le département d’origine…) qui deviennent des premières ressources lorsqu’il s’agit d’aborder les élèves pour la première fois. Toutefois, ils demeurent marqués par leur propre proximité avec le système scolaire où certains enseignants rencontrés auront pu être érigés en figures tutélaires, où certains cours subis auront pu les détourner de disciplines qu’il leur est nécessaire de se réapproprier. Si les dispositifs de formation les accompagnent dans les différents passages, d’étudiant à stagiaire puis à celui d’enseignant débutant (notamment par le biais de l’alternance), il n’en reste pas moins, qu’au-delà des changements de postures, la confrontation avec la réalité des premiers postes qui leur sont confiés peut s’avérer délicate. Pour la plupart, il s’agit de postes délaissés par le milieu professionnel en place (zones rurales excentrées, quartiers dits sensibles, classes de l’ASH, compléments de services …) qui confèrent à leur socialisation professionnelle en cours des propriétés parfois paradoxales : par exemple surcharge de travail lorsqu’il y a plusieurs niveaux d’enseignements, peu de considération des titulaires des postes partagés dans la répartition des matières à enseigner, ou bien au contraire compagnonnage salutaire de l’équipe en place qui favorise l’appropriation de normes intermédiaires sécurisantes tout en laissant la possibilité de déployer une ambition pédagogique construite pendant la formation. La durée ou l’accumulation de telles expériences sera indéniablement vecteur (ou non) d’un processus continu de professionnalisation, en d’autres termes la phase où ces professeurs novices, relatant leurs débuts, pourront eux-mêmes se définir comme « un vrai maître » avec le sentiment d’être à la bonne place !

Ce que soulèvent ces premiers ajustements ne doit pas uniquement être considéré comme l’apanage des débuts, ils rejoignent d’autres questions qu’expriment des enseignants du premier degré plus avancés dans leur carrière. Au moyen de récits de vie professionnelle, ils témoignent de parcours balisés par des épreuves qui contribuent tout autant à enrichir leurs compétences qu’à interroger leur identité professionnelle, et inversement[3]. Les cas suivants l’attestent : au fil des mutations (sans doute plus nombreuses qu’auparavant et pas toujours choisies en fonction du niveau d’enseignement), s’adapter à la diversité des âges scolaires apparait comme compliqué: l’enseignant chevronné de maternelle n’est plus tout à fait à l’aise avec les différentes disciplines du cycle 3, l’enseignant nouvellement nommé en maternelle a le sentiment de (re)débuter en prenant en charge des enfants tout juste élèves ; ce qui d’ailleurs leur fait dire qu’ils n’exercent pas le même métier. Par ailleurs, l’exigence de l’activité, au jour le jour dans la classe, place régulièrement les professeurs des écoles devant des choix contradictoires : comment prendre en compte l’hétérogénéité des niveaux au sein de la classe au regard des programmes et des parcours des élèves, quelles organisations adopter pour faire avancer le groupe classe et chaque individu avec ses particularités, et ce dans les différents champs d’apprentissage. Enfin, l’inflation des missions et des attentes vis-à-vis de l’école engendre de fait une polyvalence d’actions dans la sphère éducative et sociale (les maîtres d’école s’estiment tour à tour éducateur, infirmier, assistant social, conseiller,…). Cela masque néanmoins des difficultés d’appréhension de la polyvalence d’enseignements, mises en exergue par la singularité et la temporalité des parcours (par exemple comment enseigner les sciences lorsque l’on est issu d’un cursus littéraire ; comment en fin de carrière proposer l’EPS tous les jours en maternelle ; comment se défaire d’un cloisonnement des connaissances pour envisager une approche par projet ou compétences ; …).

Ces épreuves professionnelles prennent une résonance particulière selon les contextes (modifications des programmes, évolution de l’organisation des modalités de travail, changement des attributions de dotations humaines et financières, …) et selon les situations propres à chaque école (en lien avec son histoire, ses publics, son environnement, sa configuration d’équipe pédagogique, …). L’intensité des bouleversements occasionnés dépend d’une part des possibilités de mobilisation de ressources à proximité (collègues, institution, partenaires, dispositifs ou objets …) et d’autre part du sens donné par l’enseignant à ce qu’il vit, en dialogue avec ses autres inscriptions sociales : (grand) parentalité, activités de la sphère domestique, éventuelles obligations en lien avec la profession du conjoint ou bien encore engagements associatifs, culturels, politiques... Plus précisément, par exemple, les ressources que peuvent composer les autres professionnels adultes de la question scolaire (collègues, inspecteur, conseiller, ATSEM, AVS, …) ne s’imposent pas automatiquement comme une solution, il s’agit plutôt littéralement de faire avec, en évitant qu’à son tour la ressource ne devienne une épreuve.

 

Thierry Bouchetal, Laboratoire Education, Cultures et Politiques- Université Lyon 2




[1] Voir FRASCHINI, Jacques .- TRIBUNE LIBRE 8  La passion : une des qualités essentielles de l’enseignant ? .- La Classe, n°234, décembre 2012 .-  p. 98-101

[2] « Parcours de professeurs des écoles débutants : du choix du métier au premier poste. Retours sur une construction identitaire et professionnelle. ». Revue Recherches en Education, HS n°5- mars 2013.

[3]  « Les épreuves comme organisateur du développement professionnel ? Récits de vie professionnelle  d’enseignants du premier degré ». Actes du congrès de l’AREF 2013.