Des parents reprochent à la maîtresse de leurs enfants de leur lire des livres de sorcières qui leur font peur inutilement. Le directeur de l’école profite d’un entretien d’évaluation pour demander à cette enseignante de s’en tenir aux livres recommandés par l’institution. Le lendemain, une directive du ministre explique que le programme de français doit désormais inclure une dictée hebdomadaire, à faire figurer dans la moyenne obligatoirement. Deux jours plus tard, ce ministre signe un contrat pour équiper toutes les écoles de tablettes numériques qui « rendront l’enseignement plus attractif en plaçant les élèves en situation de production et de communication »... Ces situations ne sont pas fictives : seulement juxtaposées, pour suggérer comment l’autorité des professeurs[1] peut aujourd’hui être mise en question.

 

 

Une protection contre des obligations

 

Les enquêtes sur le métier d’enseignant montrent en effet un sentiment croissant de déqualification chez les professionnels, sentiment lié à une pression accrue des jugements externes sur la qualité et la légitimité de leur travail : s’en suivent des mouvements de révolte périodiques vis-à-vis de mises en cause estimées injustes, contradictoires et mal informées, mais aussi un certain fatalisme quant à la possibilité de contester et de déplacer des attentes sociales d’autant plus versatiles que l’institution scolaire ne leur oppose pas de front unifié. « Les comportements défensifs des enseignants et la souffrance au travail en relation avec les jugements du travail sont d’autant plus importants que les règles du métier, points de repère pour l’évaluation de ce qu’est ‘bien travailler’, sont prises en défaut » (Lantheaume & Hélou, 2008, p. 114). En somme, les injonctions venues d’ailleurs s’imposeraient d’autant plus facilement (et douloureusement) que les règles internes seraient approximatives et/ou sans cesse discutées, donc incapables de circonscrire une zone d’expertise collectivement revendiquée. Si un métier se définit (1) par un corpus de valeurs et de savoirs professionnels partagés, (2) par une capacité d’action et d’affirmation collective, il sera d’autant moins reconnu par des tiers qu’il montrera peu de signes explicites et convaincants de cohérence et d’autorégulation.

« Enseignant, votre métier ! » : cette injonction sonne-t-elle comme un contrôle de police abusif, ou comme le moindre des droits de la hiérarchie et des usagers ? Et « Voilà mes papiers, je suis en règle, circulez ! » : cette réponse péremptoire clôt-elle le débat, ou fait-elle plutôt partie du problème posé ? On peut bien sûr estimer que l’apprentissage situé de la lecture et de l’écriture (avec ou sans tablettes), le lien entre présentation, compréhension et usage des savoirs instrumentaux (avec ou sans dictée) ou l’entrée dans le monde des idées, des signes, des symboles et des récits (avec ou sans sorcières) relèvent des compétences d’un enseignant qualifié : davantage, en tout cas, que des conseils d’un parent ou d’un ministre de passage, de facto ingénu et plus ou moins bien intentionné. Mais si le professionnel veut avoir formellement autorité, alors un diplôme doit signifier que lui seul connaît son métier et est autorisé à l’exercer. L’« usage du titre d’enseignant », comme le suggère Prairat (2009, p. 149) doit dépendre en effet de papiers attestant d’un savoir-faire pédagogique et didactique socialement identifié, fondé sur des savoirs spécifiques et collectivement validés, des savoirs référencés, stabilisés, certes renouvelables, amendables ou falsifiables, mais autrement que par caprice ou par décret. Lorsque les médecins ont voulu se distinguer des rebouteux, les maçons des manœuvres ou les travailleurs sociaux des dames patronnesses, ils ont dû ériger leur activité en métier, donc se contraindre à ne plus rien faire qui ne soit, par ce dernier, légitimé : dans l’enseignement, quelles obligations les demandes de protection sont-elles prêtes à assumer ? À partir des situations vécues en formation initiale et continue, on peut identifier, à mon sens, trois enjeux interdépendants : les connaissances à acquérir, l’expertise à revendiquer, les discussions à pratiquer.

 

 

Connaître son métier : entre règles de l’art et réflexivité

 

Du travailleur qualifié, on dit d’abord qu’il connaît son métier. Il fait les choses utilement, efficacement, conformément aux règles de l’art et à leurs critères de validité. Une chaise de guingois n’est pas digne d’un ébéniste ; une arrestation arbitraire, d’un inspecteur de police. Le premier connaît le bois, le second, le droit. En formation des enseignants, on constate au départ que les novices ne raisonnent pas différemment : ils se demandent ce qu’il faudrait faire en principe pour qu’un élève soit d’aplomb, et sur quoi le jugement du maître peut se fonder en arrière-fond. Quand un enfant n’effectue pas ses devoirs, on cherche par exemple « comment le motiver », puis « comment rendre les parents conscients du problème », enfin « ce qu’on a le droit d’exiger ». L’approche est pragmatique et même fonctionnelle d’emblée : le travail à domicile doit être réalisé, l’élève formé par ce biais, l’enseignant assuré de n’avoir ni trop ni trop peu insisté. Connaître les techniques et les règles en vigueur sont les deux conditions a priori d’un travail pédagogique qui atteint ou qui révise ses buts de manière acceptable à l’extérieur, compétente vue de l’intérieur.

Oui, mais quel est le but, justement : faire apprendre les élèves à l’école ou plutôt à la maison ? S’y prendre par la force, par la ruse ou en donnant un autre sens aux tâches demandées ? Traiter tous les enfants de la même façon, ou différencier en fonction des besoins et des situations ? Plus on se pose de questions, plus les premières réponses deviennent grossières et sujettes à caution : les formateurs veulent monter en complexité, les étudiants n’acceptent de les suivre que s’ils ont l’impression de concilier travail réel et réflexivité (Perrenoud, 2001). D’un point de vue professionnel, le sens critique doit moins déqualifier qu’étayer et bonifier le sens pratique. Les deux pièges à éviter sont celui d’un relativisme anomique d’un côté (« tout dépend des cas… »), de l’autre celui d’une régression plus ou moins cynique vers des propositions rassurantes mais dogmatiques (« les parents ne sont pas concernés… on ne peut rien faire sans les parents… la direction n’a qu’à s’en prendre aux parents récalcitrants…). On peut s’asseoir sur un cageot renversé ou sur une chaise en plastique moulée en série et à peu de frais : c’est n’est pas de ces confins de leur métier que les ébénistes tirent les savoirs et les questions qui font à la fois leur valeur sociale et leur unité, donc leur crédibilité.

 

 

Revendiquer le métier : entre expertise et contrôlabilité

 

Donner une leçon « suffisamment bonne », à une classe à peu près attentive, dans le cadre d’un programme grosso modo maîtrisé : voilà ce qu’espèrent avant tout les formés, et que leurs formateurs peuvent difficilement ignorer. L’apprenti ébéniste commence par l’usinage des tabourets ; l’agent de police débutant, par les querelles de voisinage plutôt que par le grand banditisme. Présenter aux élèves le sujet du jour, préciser l’objectif, formuler la consigne, conduire les interactions, assurer l’ordre, l’écoute et l’expression, distribuer les questions, confronter les points de vue, évaluer la compréhension, introduire des corrections, sont ici les gestes de base d’un enseignement plus ou moins dialogué, qui n’est peut-être pas la panacée, mais qui peut servir de marchepied vers des développements ultérieurs. À défaut, on sait que les néophytes feront mine de se soumettre aux rêveries de leurs formateurs, pour revenir au plus vite à des pratiques jugées d’autant plus réalistes qu’elles se transmettront entre travailleurs de l’ombre et en catimini. On comprend que les publics de formation initiale et continue réclament donc, non pas des marches à suivre, des recettes ou des conseils paternalistes, mais ce qu’ils appellent des « outils », des « idées » ou des « pistes » de travail, donc un réseau d’itinéraires un peu mieux balisé qu’un océan de doutes et d’intelligence située sur lequel naviguer.

Mais si la tractation était si simple, s’il suffisait de répondre à la demande pour que la félicité règne dans l’école, la hache de la guerre des méthodes serait depuis longtemps enterrée, et le métier d’enseignant apaisé. En vérité, le professeur moderne n’est peut-être friand de suggestions que parce que le mot fleure bon l’absence d’interdit et d’obligation : « Merci pour la piste. Je la suivrai si elle me plaît. » En somme, oui à une formation des maîtres qui dise plus clairement ce qui est bon… à condition que chaque formé reste seul juge de ce qu’il décidera dans son giron ! À la limite, le pédagogue moderne n’a jamais fini de demander les secrets du métier, parce qu’il veut se faire sa liste à lui des bonnes pratiques, un peu comme on se fabrique aujourd’hui sa morale personnelle ou sa propre religion en puisant librement au marché des valeurs et des convictions. Mais où file l’expertise quand chacun se targue de la réinventer en privé ? Qu’est-ce qu’un métier où tout est possible, mais rien n’est contrôlable car personne ne veut aliéner sa liberté ? (Maulini & Gather Thurler, 2014) En seconde analyse, c’est peut-être là que le bât blesse essentiellement : on reconnaît une corporation à ce que chacun de ses membres connaît de l’activité à exercer, mais aussi aux astreintes que le collectif s’impose et revendique au verso, donc à ce qu’il place dans et hors du champ du travail bien fait sans attendre les rappels à l’ordre. L’autonomie et l’inventivité n’excluent pas un cadre contraignant : même les artistes savent que c’est une nécessité.

 

 

« C’est qui, l’métier ? » ou le pouvoir de dire ce qui est vrai et ce qui est bon

 

En résumé, le métier protège les travailleurs s’ils le connaissent et le revendiquent de leur côté. Cela suppose des savoirs et des normes explicites, discutables, mais aussi mobilisés dans le travail en permanence. Reste à savoir qui légifère concrètement. Qui a le pouvoir de dire ce qui est vrai et ce qui est bon dans le domaine, donc qui détient et/ou délivre le droit de participer aux discussions. Oui, « c’est qui l’métier » finalement : les enseignants qui bataillent sur le terrain ; la hiérarchie qui juge de ce qu’ils font ; la recherche qui arbitre entre les opinions ; la République qui délivre les diplômes ? Ni les uns, ni les autres, mais un ordre professionnel désireux et capable de transcender les hiérarchies et les conditions, pour se porter garant d’une pratique sociale au service du bien commun, de l’intérêt public, de la vie des gens ? Pour le dictionnaire, un métier est « une occupation utile à la société, donnant des moyens d’existence à celui qui l’exerce ». Le mot vient du latin minister signifiant « service rendu à plus grand que soi », lui-même dérivé de minus, « moins ». Quoi de plus paradoxal – et de plus exigeant peut-être – que l’idée même de « métier d’enseignant », ce minister du magister obligeant ceux qui savent à répondre aux besoins des ignorants ?

 

 

Références bibliographiques

 

Lantheaume, F. & Hélou, Ch. (2008). La souffrance des enseignants. Une sociologique pragmatique du travail enseignant. Paris : PUF.

Maulini, O. & Gather Thurler, M. (Ed.) (2014). Enseigner : un métier sous contrôle ? Entre autonomie professionnelle et normalisation du travail. Paris : ESF.

Perrenoud, Ph. (2001). Développer la pratique réflexive dans le métier d'enseignant. Professionnalisation et raison pédagogique. Paris : ESF.

Prairat, E. (2009). De la déontologie enseignante. Valeurs et bonnes pratiques. Paris : PUF.




[1] Le masculin utilisé dans ce texte est purement grammatical. Il renvoie à des collectifs composé aussi bien d’hommes que de femmes, d’enseignants que d’enseignantes, de professeurs que de professeures.