Changer l’évaluation des enseignants pour changer l’enseignement ?

Le modèle écossais d’inspection.

 

 

Disons d’emblée que l’objet même de l’inspection est d’agir sur l’enseignement. Elle peut le faire de directement, par exemple en assistant à un cours et en formulant à la suite des observations, ce qui est la modalité la plus familière au public français. L’influence peut être plus indirecte, par l’évaluation d’un établissement scolaire, pratique mise en avant par l’Angleterre depuis plus de vingt ans et qui a été diffusée à l’ensemble du continent européen.

 

Mais, que l’inspection ne soit pas le moteur unique de l’évolution de l’enseignement, que la réalité de son impact fasse l’objet de controverses dans la littérature spécialisée, qu’elle ait enfin pour but de s’assurer de la conformité de l’enseignement à un programme ou au contraire d’encourager l’innovation pédagogique, tout ceci n’y change rien : partout en Europe, et quelques soient les modalités adoptées, l’inspection vise à confronter l’enseignement avec une norme extérieure, préétablie, pour mieux le faire évoluer.

 

Toutefois, à l’échelle européenne, trois modèles se distinguent, avec un rapport différent entre l’enseignement et l’évaluation, illustrés par trois systèmes éducatifs : la France, la Grande-Bretagne et l’Ecosse.

 

L’exception française : l’évaluation de l’enseignement se réalise par l’inspection individuelle de l’enseignant.

 

Le modèle français d’inspection est connu des lecteurs, et évalue l’enseignant à travers l’enseignement. Centré autour de l’observation du cours d’un enseignant, il consiste donc essentiellement dans une relation duale, qui n’intègre que marginalement le chef d’établissement. L’évaluation a une double fonction : contrôle de conformité de l’enseignement prodigué par rapport à une norme (programme ou application pédagogique), elle est aussi un conseil visant à l’améliorer. Enfin, l’inspection a un impact direct dans la carrière de celui qui est évalué.

 

Toutes ces caractéristiques dessinent un modèle qui fut classique, mais qui est détrôné par une forme d’inspection qui déplace le centre de gravité de l’évaluation de l’enseignement vers l’établissement.

 

Un modèle dominant en Europe : l’évaluation de l’enseignement passe par l’établissement.

 

Il faut pour comprendre cette évolution revenir une génération en arrière, plus précisément dans l’Angleterre[1] de la révolution conservatrice.

 

Le parti de Margaret Thatcher considère que le système scolaire anglais a majoritairement failli, notamment en raison de la collusion entre différents acteurs locaux, sans régulation efficace. Les résultats scolaires fléchissent, sans que qui que ce soit n’en semble particulièrement frappé. Dès lors, pour stimuler les énergies, inciter les enseignants à être meilleurs et améliorer les résultats des élèves, il faut deux choses.

 

D’une part, reconnaître le rôle majeur des établissements dans l’émulation des enseignants, la qualité de l’enseignement dispensée et in fine la performance des systèmes éducatifs. C’est dans et par l’établissement, et non dans la salle de cours ou par les directives nationales ou locales, que l’enseignement progressera.

 

D’autre part, inciter les établissements à s’améliorer, et cela par deux moyens.

D’abord, par le recours au marché, en l’espèce le choix par les parents de l’école qui scolarisera leurs enfants. Les meilleurs établissements, qui prodiguent les meilleurs enseignements et auront permis l’émergence des meilleurs enseignants, seront davantage choisis par les parents et se développeront. Les mauvais établissements seront incités à progresser – au pire, les plus mauvais fermeront, mais ceci poussera à l’excellence du système.

Ensuite, par le renforcement du contrôle par les autorités administratives, qui pourront saisir de manière plus fine les différences d’efficacité entre les établissements et pourront mieux y remédier.

L’évaluation de l’enseignement est donc essentielle : par la mise à disposition à tous d’informations objectives et étayées, elle permet le choix éclairé des parents et une intervention efficace des autorités éducatives. Pour la réaliser en toute indépendance, elle est transformée en une agence d’évaluation distincte du ministère anglais de l’éducation : l’Ofsted [2].

 

Et l’enseignant dans tout cela ?

 

Ceci n’est pas à dire que l’enseignant et son cours soient absents de l’évaluation de l’enseignement. Simplement, ils ne représentent qu’un des facteurs étudiés, parmi d’autres. La visite d’un inspecteur de l’Ofsted dans une salle de classe n’est pas systématique, et elle est très variable selon les équipes – celle-ci ne peut d’ailleurs très bien ne durer qu’une dizaine de minutes, le temps pour l’inspecteur d’avoir un aperçu de l’ambiance générale de la classe. De toutes manières, des conseils ne sont pas prodigués à l’issue de l’observation – en tout cas, dans la pureté théorique du modèle. Le travail de l’inspection, c’est de fournir une évaluation sur la qualité de l’ensemble de l’enseignement reçu par les élèves. Donc, pour reprendre la dichotomie anglaise, pas seulement ce qui est enseigné (« teaching »), mais aussi ce qui est compris, appris par les élèves (« learning »). Les résultats aux tests nationaux sont donc une partie importante de l’évaluation de l’enseignement offert par un établissement, tout comme la vie scolaire et le développement de l’élève (y compris la santé, son intégrité physique et psychique). Des professionnels sans lien direct avec le système scolaire (travailleurs sociaux ou bibliothécaires) participent d’ailleurs aux inspections, comme membres associés.

 

A l’issue d’une procédure contradictoire, un rapport est produit par les inspecteurs, qui doit donner lieu à un plan d’action. Hormis quelques cas rares d’établissements en grande difficulté («failing schools »), qui donnent lieu à un suivi attentif, la procédure d’évaluation s’arrête là. Le reste, ressort de l’autonomie de l’établissement : à lui de choisir les plans d’action ou les méthodes pédagogiques les plus adaptées. Le chef d’établissement en particulier a la responsabilité de gérer les équipes enseignantes, d’organiser des formations, de faire appel aux différentes ressources existantes – bref, de faire en sorte que l’enseignement délivré dans son établissement s’améliore.

 

Ce modèle anglais d’inspection, poursuivi jusqu’à présent quelques soient les majorités politiques, a eu en vingt ans une fortune considérable, puisqu’il s’est diffusé à la plupart des systèmes éducatifs européens. Il a toutefois engendré des critiques nombreuses, et croissantes. En partie en raison de ses travers : lourdeur des évaluations externes d’établissement, formalisme excessif, fonctionnement non coopératif, illusion du libre choix de l’école par les parents… Mais, surtout, parce que l’essentiel leur échappe : la réalité de l’enseignement prodigué au quotidien par l’enseignant, dans la classe.

 

Or, l’OCDE le dit : l’enseignant compte !

 

La reconnaissance du rôle central des enseignants dans la qualité de l’enseignement apparaît dès 2005, dans le rapport de l’OCDE intitulé « les enseignants comptent » (« Teachers matter »). Depuis, l’OCDE a conduit trois conférences internationales sur cette question. Une étude produite par le cabinet Mac Kinsey en 2007 concluait également que la qualité du corps enseignant est le point clé des systèmes éducatifs les plus performants : « la qualité de l’éducation ne peut pas être supérieure à la qualité du corps enseignant [3]». Elle chiffrait même à 53% le gain des résultats d’un élève suivant le cours d’un excellent enseignant, par rapport au même élève suivant le cours d’un professeur médiocre. La Commission Européenne a produit en 2012 un document[4] qui dresse le même constat : « les enseignants en Europe ont un impact exceptionnel sur l’éducation[5] ».

 

Dès lors, comment réconcilier une identité professionnelle tournée vers l’évaluation extérieure et une autre tournée vers la classe ?

Et comment donc améliorer l’enseignement délivré par chaque enseignant, comment même l’évaluer, sachant que les professeurs ne sont quasiment plus (la France faisant exception à cette règle[6]) inspectés individuellement, précisément en raison de la domination exclusive des seules évaluations d’établissements ?

Sur ces deux questions, l’Ecosse a la réponse.

 

Un modèle écossais en émergence : le choix de l’enseignement détermine l’évaluation.

 

L’école a toujours été un élément du maintien du particularisme écossais au sein du Royaume-Uni. Depuis une dizaine d’années, un modèle d’inspection original s’est développé.

 

Il part certes d’un postulat connu : l’établissement est déterminant pour la progression de l’enseignement, bien davantage que des normes nationales. Mais la perspective est renversée : ce qui compte, ce n’est pas de classer les établissements comme si une même unité de mesure pouvait s’imposer à tous, mais d’aider chacun à améliorer la qualité de son enseignement selon la voie qu’il a choisi, sachant que tous peuvent et doivent progresser. Pas de complaisance pour des établissements moyens, en Ecosse : le guide de l’inspection écossaise s’intitule « Voyage vers l’excellence »[7], et tous doivent participer au voyage !

 

Ceci suppose une conception du programme scolaire qui fixe davantage des objectifs généraux que détaille des modalités d’apprentissage : selon la réforme de 2010 du programme[8], le système scolaire doit chercher avant tout à faire des jeunes des apprenants qui réussissent, des citoyens responsables… Les établissements et équipes enseignantes disposent alors d’une grande latitude pour adapter leur enseignement à ces objectifs et l’amélioration des établissements est attendue directement d’eux-mêmes.

 

L’inspection change alors de but. Il ne s’agit plus de vérifier la conformité à une règle extérieure pour établir un palmarès d’établissements, mais de contrôler le modèle que se donne l’établissement et sa capacité à le suivre. Le jugement porté sur un établissement est davantage lié à la manière dont celui-ci sait établir un diagnostic de ses forces et de ses faiblesses, pour améliorer la situation.

 

Ce qui ne veut pas dire que la rigueur de l’évaluation ait été réduite. Des preuves incontestables, des données objectives, sont toujours demandées pour prouver les progrès de l’enseignement. Le cadre de l’auto-évaluation des établissements est également réalisé exclusivement par l’inspection écossaise.

 

Mais l’évaluation a changé d’opérateur. Désormais l’établissement et ses membres sont devenus - passez moi l’expression - leur propre bourreau.

 

Une nouvelle condition enseignante : l’évaluation de l’enseignement fait partie du métier.

 

Cette évaluation est d’abord interne à la classe : il est attendu de chaque enseignant qu’il puisse estimer son enseignement et ses marges de progrès. Elle est également réalisée entre collègues. Alors que les inspecteurs ne peuvent assister à une leçon qu’avec l’accord de l’enseignant, des enseignants reconnus de l’établissement assistent largement aux cours de leurs collègues, non pour les évaluer, mais pour participer à l’amélioration de leurs pratiques et résultats.

 

Au-delà, la professionnalisation de l’évaluation dans les établissements repose avant tout sur des enseignants, qui peuvent choisir de s’investir dans ce champ. Des établissements de grande taille disposent d’un département de la qualité. Ils emploient à temps partiel ou complet des enseignants qui souhaitent développer une carrière dans la qualité, l’évaluation et le conseil à l’enseignement, et sont encouragés à obtenir une qualification universitaire[9].

 

 

Ainsi, se développe en Ecosse un modèle original, pour lequel l’évaluation est pensée, non comme déterminant l’enseignement, mais comme déterminée par l’enseignement prodigué dans les établissements. Internalisant davantage l’évaluation auprès de chaque enseignant, il modifie en conséquence l’exercice de leur métier.




[1] Le Royaume-Uni compte plusieurs systèmes éducatifs distincts : Angleterre, Ecosse, Pays de Galles et Irlande du Nord. Cette partie ne concerne que l’Angleterre.

[2] Office for Standards in Education, agence issue en 1992 de la vénérable inspection anglaise, Her Majesty’s Inspectors. Les termes ne sont pas neutres, et l’idée d’évaluation n’est pas distincte de celle de la création de standards : on n’évalue bien que par rapport à une norme.

[3] « The quality of education cannot exceed the quality of its teachers».

[4] «Supporting the Teaching Profession for Better Learning Outcomes».

[5]Europe’s teaching professions have an exceptional impact on education”. 

[6] Avec le Portugal, sous certaines réserves.

[7] « Journey to Excellence »

[8] « Curriculum for Excellence ».

[9] “Teaching Qualification for Further Education”.