Comment faire le deuil d'une image idéalisée de soi-même, à laquelle répondrait en miroir le "bon élève", aussi passionné par la discipline qu'investi dans son travail ? Comment passer de cet axe imaginaire à un axe symbolique qui fait droit à la parole de l'élève en son altérité radicale et donc, en sa résistance éventuelle aux règles, au savoir,  comme au discours qui veut son bien ? Mon questionnement sur l'éthique a pris toute sa consistance en se confrontant à la réalité du métier, à travers la mise à l'épreuve de relations éducatives menaçant une identité professionnelle construite sur un idéal que la réalité du métier ne peut que mettre à mal.

Ma propre expérience comme professeure de philosophie en classes terminales va me permettre d'exemplifier cela, à travers deux récits.

Naissance du sujet et fin de la guerre.

Nous sommes dans une classe de terminale technologique, en cours de philosophie. Un jeune garçon d’une vingtaine d’années, colosse et rugbyman, dessine pendant la correction d’un devoir, et manifeste un ostensible désintérêt, arguant du fait qu’il n’en a « rien à foutre » du fait de la note désastreuse administrée. Admonestations polies mais agacées de l’enseignante, une femme d’environ 40 ans, d’apparence plutôt moderne, l’air ordinairement affable, mais en la circonstance contrariée par la haute idée qu’elle se fait du service public, se refusant à voir les « usagers » du système scolaire comme de simples  consommateurs ! L’erreur fut l’argument ad hominem, l’évocation de l’attitude infantile de l’élève. Explosion colérique de ce dernier, paroles agressives à l’égard  de la professeure, corps dressé menaçant. Et au milieu de ce débordement pulsionnel, cette phrase : « De toute façon, vous ne m’avez jamais regardé !». Nul sujet dans cette relation imaginaire. Crise, vociférations : « vous ne m’êtes pas sympathique » hurle  le garçon en direction de son enseignante drapée dans un silence réprobateur et impuissant. Rapports de force visant à préserver l’identité fictive du moi, enfermement dans une relation duelle mortifère : nous avons bien là affaire à ce que Lacan nomme le « mur du langage ».

Entretien différé à la fin du cours, paroles à l’adresse de l’adolescent lui signifiant qu’il avait été entendu, puis double proposition finale : soit persévérer dans un rapport de forces qui s’établirait nécessairement en défaveur de l’impétrant, soit s’engager dans une relation pacifiée de part et d’autre. Le prix à payer : efforts manifestes du côté de l’apprenant,  annulation par l’enseignante du rapport d’incident d’autre part. Réaction de l’élève : « je vais voir, je vais réfléchir ». L’enseignante prend conscience de son retrait d’intérêt à l’égard de l’élève, narcissiquement peu gratifiant. Alors elle se livre à une manœuvre symbolique : une fois par jour elle appelle en pensée l’adolescent, visualisant son image jusqu’à ce que les affects liés à sa représentation soient neutralisés. Progressivement, en l’espace d’une semaine, l’image du garçon s’est ternie comme un miroir usé. L’écho de Narcisse s’est tu, et dans ce silence, le sujet a pu naître d’une parole  susceptible de le fonder dans son tissage à l’Autre.  Une semaine passe. Nouveau cours. L’élève prend la parole, intervient massivement, répond au regard quelque peu insistant qui lui est enfin destiné. Naissance du sujet et fin de la guerre.

L'épreuve d'une vulnérabilité partagée.

Voici une enseignante qui, dans sa classe, a construit des règles auxquelles elle n’entend pas déroger, au nom d’un principe d’impartialité qui vaut pour tous les élèves : ainsi en va-t-il de l’obligation de faire à la maison les exercices demandés, à moins d’être dûment excusé par un mot sur le carnet de correspondance signé des parents.Le non respect de cette règle expose l’élève à une sanction. Se présente une élève qui excuse le travail non fait par des raisons familiales. Le professeur ne peut accepter une telle excuse dès lors qu’elle n’est pas notifiée dans le carnet de correspondance, pour des raisons déontologiques d’exemplarité rappelées à la fautive : les règles ne doivent pas souffrir la moindre entorse, nul ne pouvant s’autoriser d'un régime d’exception proprement amoral – la moralité répondant à une exigence d’universalité. L’élève toutefois insiste, indique que les raisons alléguées sont sérieuses, mais le professeur réitère, sans l’entendre, avec toutefois un bémol : il suffira à l’élève de présenter un mot d’excuses pour que la sanction soit levée.

Le lendemain, l’élève déposa en silence une lettre cachetée sur le bureau du professeur, et guetta avec le plus vif intérêt sa réaction alors que celle-ci en prenait discrètement connaissance. L’enseignante s’efforça de demeurer impassible, alors même qu’elle était secrètement ébranlée par la violence des propos tenus : le père était hospitalisé pour un cancer dont l’issue demeurait incertaine, ce qui expliquait que sa fille n’ait pu faire son travail, mais sans doute demeurait-elle insensible à de tels arguments, épargnée par la vie et protégée par son statut de fonctionnaire ! Etaient également rapportées les paroles du père, proches de l’insulte. L’enseignante refusa de réagir impulsivement à l’injustice des propos tenus, provoqués par la souffrance subie,  et décida d’écrire une lettre  d'explication à cette mère d’élève et de répondre au père. Le lendemain, elle alla trouver la lycéenne pour lui présenter de vive voix le regret de ne pas avoir compris la situation, sans pouvoir mettre à distance l’émotion qui l’étreignait. Epreuve de vulnérabilité de part et d’autre, la lycéenne en larmes s’excusant à son tour. Relation proprement humaine entre sujets : là est l’éthique !

Il m'est apparu très clairement, au regard de mon expérience dans le secondaire puis comme formatrice au sein d'un IUFM, que l'éthique n'avait rien d'initial mais s'élaborait au sein de la praxis, dans le renoncement à une identité professionnelle construite sur une illusion d'expertise et de maîtrise totale des situations. Le référentiel garant de la professionnalité des enseignants repose pourtant sur un tel paradigme. La compétence "Agir en éducateur responsable et selon des principes éthiques" stipule d'ailleurs que l'on doit "accorder à tous les élèves l’attention et l’accompagnement appropriés". Certes, mais une telle attention ne requiert pas seulement des qualités humaines et de la bonne volonté, mais une analyse réfléchie des pratiques d'enseignement, raison pour laquelle il me semble important d'accompagner les enseignants dans cette formation à l'éthique,  singulièrement absente de la formation des futurs professeurs ou se ramenant seulement  à l'intériorisation des valeurs de la République et d'un code déontologique.

Le professeur, par son regard porté sur l'élève, son écoute, peut ainsi faire advenir chez celui-ci le statut d'un sujet qui s'autorise à être l'auteur de ses apprentissages, à dire "Je", mais qui est aussi l'effet d'une parole qui lui est adressée, à l'interface du psychique et du social, parole qui ne peut se dire d'une position d'autorité ou de savoir.

D'un point de vue éthique, le professeur est celui qui dans l'espace de la classe permet à chacun d'occuper une place propre sans pour autant prendre toute la place. L’éthique peut maintenant se comprendre en référence à la question suivante : « Dans tout ce que je dis, à travers toutes les décisions que je prends, au sein des institutions que je fréquente, est-ce que je permets à l’Autre d’être face à moi, voire contre moi, un Sujet ? Est-ce que j’accepte (…) de prendre ce risque  ? » On a affaire ici à la responsabilité de l’enseignant à l’égard de l’élève, compte tenu de son statut de sujet orientant éthiquement l’action éducative. Responsabilité qui, étymologiquement, renvoie à l’idée d’engagement éthique : répondre de ses convictions, certes,  mais aussi répondre à l’autre : -  l’élève  est celui à qui je veux répondre, de manière à rendre possible de nouveaux commencements !

 

L'article de Corinne Roux-Lafay exprime de mon point de vue le malaise ressenti dans certaines situations par les enseignants vis à vis des élèves. Un processus percute, comme l'a bien vu Marcel Gauchet, l'identité professionnelle de enseignants, ce qu'il appelle "la société des individus", ou "l'individualisme démocratique". Son aspect positif est de reconnaître les droits des individus, ici les élèves, et donc d'accepter leur droit à la parole, à l'initiative, etc., ce qui a été formalisé par la déclaration des droits des enfants. Cette orientation, qui va dans le sens de" l'horizontalisation " des relations humaines dans la famille et l'école, frappe de plein fouet l'aspect vertical de l'autorité, comme condition de possibilité de transmission du savoir. Toute l'autorité éducative doit donc être reconfigurée. C'est ce que l'on constate dans cet article, où dans le premier exemple, l'enseignante doit rétablir un lien rompu, et dans le second où une application trop stricte de la règle promulguée s'avère inadéquate en contexte. Tout devient plus compliqué lorsqu'on considère l'élève comme une personne dans une institution où l'asymétrie des rôles et des fonctions ne facilite pas cette évolution.

Michel Tozzi