NAISSANCE D’UN PROF

 

1974-75. C’est ma première année d’enseignement. J’ai été mise à disposition du recteur de Grenoble pour une année scolaire. Je travaille comme prof de lettres classiques dans le collège de la cité scolaire de la Mure, en Isère. Près de Grenoble, vu de Paris d’où je viens. Loin de Grenoble pour les gens d’ici.

 

Premier cercle

Un mercredi après-midi. Nous sommes assis en rond dans l’herbe. Les uns par terre, d’autres sur des chaises, dans un jardin ou un pré. De quoi parlions-nous ce jour-là ? De l’oral, peut-être. J’ai dit qu’en sixième, je n’arrivais à bien travailler qu’en demi-groupes. Quand j’avais 14 ou 15 élèves. Trois heures sur six donc. Mais en classe entière, je ne pouvais rien faire d’autre que les faire écrire. Des devoirs, des dictées. Chaque fois que je tentais autre chose, c’était le bruit et le bazar. Je n’y arrivais pas.

Alors, Nicolas raconte sa première année d’enseignement. Ses paroles s’impriment en moi. C’est comme si je voyais le film. Il est seul face au groupe. Des garçons. Un lycée de centre ville. Il refuse d’être le « chien de garde[1] » du capitalisme. Il ne veut pas reproduire le rôle qu’il a vu jouer à ses profs quand il était élève. Il veut être celui par qui passe l’émancipation. Il ouvre des débats, il laisse la parole à qui veut la prendre, la classe prend sa place et il entend ses élèves prôner la peine de mort, réclamer un chef et se payer sa tête. Rien ne se passe comme il avait rêvé. C’est le bazar, le bruit, l’informe, l’épreuve, la peur. Nicolas n’est pas homme à s’arrêter là, à se plaindre ou à accuser les autres. Il comprend qu’il faut un cadre, que c’est à lui de le poser, que l’émancipation suppose le pouvoir d’apprendre, de parler, d’écouter. Est-ce lui ou moi qui parle dans mon souvenir reconstruit ? Il raconte encore comment il change d’établissement l’année suivante. Il arrive à La Mure. Il saisit l’occasion d’un nouveau début. Il sait ce qu’il faut faire et il le fait. Et en effet, au bout de quelques années, il est là, debout au milieu des profs de français de l’établissement, il est une référence, celui qui sait comment être un bon prof, qui l’est aux yeux de tous et qui partage le récit de ses échecs passés et de ses difficultés au quotidien avec autant de tranquillité que celui de ses réussites, pour en faire le matériau de cette co-formation qu’il a mise en place avec d’autres.

Et chacun après lui évoque une anecdote, explique comment il fait, propose une façon de faire. Marie-Claude, qui a un service partagé, raconte comment elle travaille à la Villeneuve, au collège expérimental. Anne me passera des préparations de sixième si ça m’intéresse. Et comment ! Michèle, ce sera pour les quatrièmes. J’ai bien fait d’apporter ma question.

 

 

Etre prof, avec d’autres

 

Je me revois dans une petite salle peu éclairée au rez-de-chaussée du collège, avec une dizaine de personnes. La section SGEN.  C’est moi qui anime. Il n’y avait plus de secrétaire de section à la rentrée, alors, dès la première réunion, ils m’ont demandé et j’ai dit oui. Les tables sont en bloc au milieu de la pièce et nous autour. Une seule fenêtre toute en hauteur qui donne sur un espace entre deux murs. À peine la place de bouger une fois que nous sommes tous assis. Mais nous sommes une section syndicale, nous avons une salle pour nous réunir et nous travaillons. Ça me paraît normal et je suis fière d’y contribuer.

Je me revois à la cantine. Il fait soleil dehors et la neige des sommets m’éblouit. Je suis arrivée trop tard pour être avec mes collègues de français. Je prends place au bout d’une tablée d’hommes qui conversent entre eux. D’abord de la marque de leurs pneus. Puis de celle de leurs skis. Et l’un d’eux s’aperçoit que je suis là. Gentiment, il s’adresse à moi pour que je m’intègre à leur conversation. Qu’ai-je pu répondre ? Ce n’est pas de ça que je veux parler. Comment peut-on être prof et refuser de parler de ce qu’on fait avec les élèves ? Ils ne peuvent être qu’inintéressants. À ce moment-là, j’en suis sûre. Il me faudra de longues années pour comprendre que ne pas parler de boulot à la cantine n’est pas obligatoirement la preuve qu’on n’a rien à en dire.

Je me revois dans une grande salle lambrissée à l’ancienne. C’est au lycée, le bâtiment Troisième République du centre ville. La fine fleur de la cité scolaire, professeurs respectables, Proviseur notable, représentants divers. Le monde des adultes responsables dans cette petite ville de province à forte tradition ouvrière, minière plus exactement, mais aussi paysanne et commerçante, est masculin et raide en public. Bien loin de celui que j’ai quitté depuis quelques mois, étudiant, coloré, gauchiste et communautaire ! Bien loin aussi du monde des femmes que je côtoie à la gym volontaire, les filles de l’usine Médicoplast, extraverties, bruyante, rieuses et sans complexes. Avec mon gros pull, mon jean et mes clarks, mes cheveux longs et ma jeunesse, je détonne. Je suis là parce que je suis tête de liste des représentants enseignants du conseil d’administration, après des tractations intersyndicales, et du coup je suis membre du conseil de discipline. Je me sens complètement à ma place. C’est mon travail. Et je suis complètement décalée : qui est ce gamin qu’on juge ici ? Je ne le connais pas. Il est en quatrième mais pas dans la mienne. Il a vandalisé des casiers à l’internat. Il vient de Grenoble. Quand il y a à Grenoble un gamin qui tourne mal et dont l’établissement ne sait plus quoi faire, comme on dit, c’est l’usage de l’envoyer continuer sa scolarité à l’internat de la Mure, loin de la banlieue où il a ses copains. Comment s’attendre à ce que ça se passe bien ? Je me sens plus proche de ce gamin déplacé que de ceux qui le jugent. Car je me sens ici dans un vrai tribunal et le verdict me révolte. Seul l’éducateur a fait entendre la contradiction de l’institution qui l’envoie à la Mure puis l’en expulse quelques mois plus tard. Que va-t-il devenir ? Quel établissement va l’accueillir ? Suis-je seule parmi les profs à ne pas vouloir comprendre que c’est plus compliqué que ça ?

 

être prof, en classe 

En sixième, j’ai extrait une dictée des Contes du Chat Perché : Delphine ou Marinette se réveille un matin et - écrit l’auteur -  « il lui semblait qu’entre ses cils elle voyait deux oreilles poilues ». Résultat pas très brillant. Ils ont fait beaucoup d’erreurs, notamment sur cette phrase et je ne comprends pas comment ils peuvent écrire des choses qui n’ont aucun sens. Je rends les copies et je leur demande pourquoi plusieurs élèves ont écrit : « il me semblait contre ses cils… ». Ça ne veut rien dire !  Brouhaha. J’y perçois de la révolte mais je ne comprends pas ce qu’ils disent, jusqu’à ce que l’un d’eux crie le mot de l’énigme : « Mais Madame, c’est parce que vous parlez comme Giscard ! » Moi ? Comme Giscard ? Non ! Je suis mortifiée mais je sais qu’il dit là quelque chose de vrai, quelque chose d’important, quelque chose qui rajoute un obstacle de plus à ce texte déjà bien trop difficile. « À La Mure, il n’y a pas de beau temps sans vent». J’entends ça chez le boulanger chaque fois que le brouillard a laissé place au soleil et que ça souffle. Enfin, j’entends plutôt « pas de beau tein sans vein ». Bon j’exagère, mais par écrit, comment transcrire cette façon de prononcer si éloignée de la mienne, pas du tout giscardienne pour une Parisienne qui fait la différence entre le parler du quatorzième arrondissement et celui du seizième. Mais pour un gamin matheysin ?

Quatrième, en latin. Je marche dans l’allée de la classe. À droite, les fenêtres. Sur l’horizon, la montagne tutélaire d’ici, l’Obiou. Au fond, un inspecteur. Je marche et je parle et j’interroge et j’approuve et je reprends et je souris de toutes mes forces. Très fugitive image de classe. Une des rares que j’arrive à évoquer de cette année qui aurait pourtant dû être mémorable puisque c’était la première. Je m’en souviens peut-être parce que, de ce moment-là, j’ai une trace. « Madame H. enseigne le latin dans la bonne humeur. » Quand j’ai reçu le rapport d’inspection, bien longtemps après, j’ai trouvé ça déroutant. N’était-ce pas insultant ? N’y avait-il vraiment rien d’autre à dire à propos de ce cours ? Seulement ça, la bonne humeur ? Ou est-ce que je ne me rappelle que ça du rapport ? Bonne humeur. J’essayais, malgré tout. C’était l’époque des refus d’inspection, je n’avais pas osé refuser, et j’attendais un peu quelque chose malgré tout. J’aurais peut-être eu besoin de quelques repères un peu plus affinés pour orienter mon action et développer mes compétences. Heureusement, pour cela, il y avait mes collègues.

Fin juin 1975. Je commence à voir comment faire cours. J’ai prévu des choses à faire pour la fin de l’année, comment finir ce qui a eu un début et un déroulement. Et voilà. Je suis devant la porte des quatrièmes. Je vois trois élèves qui arrivent sans hâte excessive et je ne comprends pas. Trois timides, moyens, coincés. Trois garçons. Et les autres ? « Aux foins Madame. Ou chez eux. On ne fait plus rien, alors… C’est toujours comme ça, vous savez. » Je suis tellement dépitée, déçue, j’en reste silencieuse. Je ne sais que faire. Faire le cours prévu avec trois élèves dans la salle où ils étaient trente ? Il fait beau. Je me décide. Je leur propose de sortir faire un tour. Pourquoi pas ? Les profs ont de ces idées, parfois… Ils me suivent. Je me revois sur une petite route derrière le collège, au bord du Plateau, au milieu des champs. Au fond, l’Oisans enneigé, et l’Obiou, impérial. Une nature grandiose, belle, exaltante. Et moi je rame pour entretenir une conversation avec ces trois ados mutiques qui n’ont pas osé sécher comme les autres. Je ne suis même pas sûre d’avoir prévenu quelqu’un que nous étions dehors.

 

Etre prof, c’est chercher avec d’autres comment faire -pédagogie

 

Devant les casiers, je suis debout avec Anne, ma collègue de sixième. Elle me donne une feuille qu’elle tire d’un paquet de polycopiés, tout frais débités par la machine à alcool. Vous avez connu ça ? Le stencil qui dépose une encre bleue sur les feuilles, de plus en plus pâle au fur et à mesure du tirage ? L’écriture est manuscrite. C’est une fiche d’orthographe. Elle m’explique. Comment elle fait travailler l’orthographe. La place de la dictée, après un travail pour apprendre. La préparation en petits groupes. Les fichiers autocorrectifs Freinet. Elle me montre un livre qu’elle me suggère de me procurer parce qu’on y trouve des exercices variés, des textes qui ont de l’intérêt. C’est la première fois que quelqu’un prend le temps de répondre à ma question : mais comment on apprend l’orthographe ?

Ma copine Françoise a été nommée en région parisienne, au Bourget. Nous avons lu Freinet et Aïda - Vasquez, Bourdieu - Passeron et Ivan Illitch. Elle enseigne aussi en collège. Je lui propose de faire une correspondance scolaire en quatrième. J’ai gardé longtemps des traces de cette première correspondance mais maintenant, je n’ai plus rien. Nous l’avons fait. C’est donc que je savais un peu m’organiser et organiser le travail des élèves. J’en ai beaucoup douté.

 

 Être prof ici comme ailleurs ? 

 

Fin juin 1975. Salle des profs du collège. Le mur de casiers. Il y a un peu de soleil qui les éclaire. La porte du mien est ouverte et je lis le courrier : je suis nommée à titre définitif à Bray-sur-Seine, en Seine-et-Marne. Partir. Je venais juste de poser mon sac, de me sentir chez moi, de comprendre un peu ce qu’il fallait faire, de me sentir prof parmi des profs, d’aimer ça et d’aimer être là. Et voilà, il faut remonter. Je venais de Paris. Neuf mois à apprendre à parler sans que mon accent les déroute trop. Neuf mois pour arriver à conduire sur les routes du Plateau sans avoir peur de la neige ou de l’étroitesse des voies. Neuf mois pour me sentir membre de ce collectif de profs de français, pour entrevoir comment faire cours et enseigner la langue française. Et il faut remonter. Bray-sur-Seine. Où c’est ? Qu’est-ce que ce sera, ailleurs ? Et quel prof serai-je avec d’autres ? Je suis dans une bulle. Autour n’existe plus. Je n’entends rien, je ne vois rien, j’ai l’impression que mon cœur s’est arrêté. Juste moi, vidée, devant ce casier ouvert.

"à suivre, la deuxième partie, dans la version intégrale sur le web : Première année, le berceau de mon expérience."

 

Sylvie Floc’hlay, janvier 2014




[1] Paul NIZAN, les chiens de garde, 1932, réédité par Maspero en 1960