privé

Ecrire pour prendre de la distance

 

Ludovic Blin
Professeur d’éducation physique et sportif
Institut-Médico-Educatif. Le Mans, Sarthe.
crudovic@live.fr

Professeur d’éducation physique et sportive depuis plus de quinze ans au sein d’un institut médico-éducatif, je travaille auprès d’enfants en situation de handicap âgés de douze à vingt ans. J’écris quotidiennement dans un journal pédagogique ce que je vis, ce que vivent les enfants et le groupe pendant mes séances. Il permet de faire ressurgir mon quotidien d’enseignant en me donnant le temps de la réflexion au travers trois moments distincts et complémentaires : moment vécu, moment d’écriture et moment de (re) lecture.

Un déversoir à la frustration…
Mon journal au départ relativement scolaire, sert parfois de déversoir à ma frustration face à des comportements d’enfants que je ne comprends pas toujours comme celui d’Éric. C’est un enfant déficient intellectuel en situation de handicap psychique arrivé dans l’institution à l’âge de quinze ans. Depuis quelque temps, il lance des pierres contre le gymnase. Je ne saisis pas cette attitude qui m’empêche d’enseigner dans de bonnes conditions. Lorsque je lui demande d’arrêter, il s’énerve encore plus. Il recommence dès que j’ai le dos tourné. Dans mon journal, j’ai écrit « Éric lance de pierres tous les matins sur le gymnase/Éric reste devant la porte/Pourquoi n’entre-t-il pas dans le gymnase alors qu’il pourrait facilement créer un chahut à l’intérieur ? /Il n’est “peut-être” pas en opposition avec moi ? ». En relisant ces passages, je me dis qu’Éric jette des pierres sur une porte qui donne accès au gymnase , donc à moi. Il souhaite peut-être venir dans le lieu où je suis. Il veut y être invité ! C’est peut-être sa façon à lui de faire « Toc-Toc ! » Cela me semble être maintenant une évidence. Le lendemain, je lui en fais part. Depuis ce jour, plus de jets de pierres. Il frappe à ma porte comme tous les autres enfants de l’institution. Sans mon journal pédagogique, je pense que je n’aurai jamais réfléchi au fait qu’Éric lançait de pierres pour être « autorisé » à entrer, pour venir me voir.
Une  réflexion sur les principes et les pratiques  pédagogiques
Enseigner auprès d’enfant en situation de handicap psychique nécessite de (re) penser continuellement sa pratique de classe. Le journal,  outil réflexif, a mis au jour divers principes pédagogiques qui m’aident à construire mes séances. : l’écoute et la nécessité d’être dans un groupe classe hétérogène, la coopération et l’entraide, le co-enseignement, l’absence de contact physique, et enfin, la présence d’un cadre structuré et structurant. Ainsi, lors de l’accueil de l’enfant en situation de handicap psychique, je porte une attention particulière à son état émotionnel. Je prends le temps de comprendre cet état et de l’entendre en tant que sujet. Je suscite ensuite  la coopération et l’entraide afin de favoriser les apprentissages en commun. En outre, j’enseigne toujours avec un collègue, en binôme. L’un des deux peut intervenir pour des raisons pédagogiques ou éducatives au plus près d’un enfant pendant que l’autre poursuit la séance. Enfin, je m’oppose à tous contacts physiques avec l’enfant en situation de handicap psychique, m’interposant entre lui et les autres, entre lui et les objets lors d’une crise. Les mots, le plus souvent, apaisent quand le lien pédagogique existe, quand un cadre structuré et structurant permet d’être  et de faire ensemble. Cadre  toujours interrogé par l’enfant et  inlassablement rappelé.
Un regard d’ethnographe
Dans mon journal pédagogique, je décris les enfants en les pensant dans leur globalité et pas seulement dans leur métier d’élève : ils agissent sur les autres, sur le monde qui les entoure, et ce, comme tous les autres acteurs sociaux. Je porte sur eux un regard d’ethnographe. Un peu comme si j’observais une tribu lointaine, essayant de me distancier de mes propres jugements, conventionnels, et d’intérioriser les valeurs et les logiques en œuvre. Quelles sont les relations et les dynamiques en jeu chez l’enfant, entre les enfants, entre moi et les enfants ? J’analyse mieux la réalité et les mécanismes en œuvre. Mon écriture est devenue au fil du temps plus sereine, comme apaisée. Je suis entré progressivement dans une posture de recherche et de compréhension. J’écris maintenant beaucoup dans ce journal. Il y a des passages qui concernent, par exemple, le comportement d’Éric avec la prise en compte de ce qui compose son environnement social, mais, aussi des comptes rendus de lecture, ces différentes parties entrant en relation dialogique. Elles me permettent de répondre au mieux aux besoins des apprenants. Le journal pédagogique a transformé mon regard porté sur l’enfant en m’invitant à me questionner davantage sur lui au travers d’une approche plus systémique. La question de son identité sociale, de sa place dans le groupe, des dynamiques relationnelles en jeu, de son environnement est ainsi interrogée dans cette mise en écriture. Je prends plus de distance sur mon métier, et sur mes pratiques pédagogiques et didactiques en les confrontant dans l’après-coup. Je peux appréhender sereinement le fait que la solution d’un moment ne tient qu’un moment et que rien n’est définitivement acquis. Je dois souvent remettre le dispositif pédagogique en question, le réinterroger. Des tiers sont invités à lire des passages de mon journal afin qu’ils apportent un éclairage autre sur certaines situations pédagogiques. Ces lecteurs au travers de leurs regards croisés favorisent le plus souvent la résolution de difficultés pédagogiques en étant force de proposition ou d’opposition. Ces critiques bienveillantes fondent un moment collectif de résolution de difficultés pédagogiques. En dehors de ce moment du journal, j’entretiens une correspondance par courriel avec un autre pédagogue. Là encore, nous élaborons un travail collectif en introduisant un tiers sur nos impasses en lien avec notre métier. Grâce au journal et à cette correspondance, je ne suis plus isolé face à mon enseignement.
Mon comportement, mon état psychique du jour, ma motivation, mes envies influent sur ma relation pédagogique. L’écriture journalière met en lumière les parts d’ombres que je mets parfois de côté et qui sont, à mes yeux, essentiels. J’enseigne ce que je suis. Et, lorsque je déroule le temps à l’envers, au travers de mes écrits je peux mieux appréhender ce qui se joue entre les différents acteurs : les enfants, l’enseignant et l’institution.

Ludovic Blin