privé

L’établissement formateur
Si vous opposez une personne performante à un système déficient, le système gagnera à tous les coups » 
Cette citation peut paraître provocatrice. Appliquée au métier d’enseignant elle rejoint pourtant ce que rappelle un dossier récent de l’IFé sur l’importance du contexte d’exercice : « le caractère contextualisé de l’activité est un élément décisif dans le processus de transformation de l’individu par l’activité (et inversement) ». Annie Feyfant, rédactrice du dossier, citant le travail de Thierry Piot sur la professionnalisation des métiers adressés à autrui, invite à  penser le métier d’enseignant aujourd’hui en ne perdant pas de vue trois dimensions : le collectif de travail, l’environnement institutionnel et le contexte organisationnel.
Cette articulation forte entre l’individu, l’activité, le contexte invite à quelques déplacements ou changements de regard dans la façon de considérer la compétence - ou l’incompétence - d’un enseignant : elles ne peuvent relever exclusivement de son expertise, elles dépendent aussi, pour une part non négligeable, de la façon dont le contexte d’exercice est porteur ou « empêcheur »
Un métier  qui  s’apprend … pas seulement en formation initiale
S’il devient de plus en plus fréquent de dire que l’enseignement est « un métier qui s’apprend », le CRAP  a été porteur du slogan bien avant que l’idée ne commence à imprégner les mentalités. Il fallait y voir, bien sûr, le plaidoyer pour une formation initiale de qualité,  offrant une large place à la dimension professionnelle face à ceux pour lesquels le métier relevait d’abord du charisme, ou de compétences disciplinaires de haut niveau validées par un concours sélectif ou encore d’un apprentissage « sur le tas » selon le principe qui veut que «  c’est en enseignant qu’on devient enseignant ».
Mais il faut voir aussi dans ce slogan la revendication d’une formation tout au long de la vie pour continuer à renforcer des compétences professionnelles jamais acquises une fois pour toutes. Si tout ne s’apprend pas en formation initiale - aussi adaptée et pertinente soit-elle –, ou en stages de formation continue, réduits à la portion congrue ces dernières années,  existe-t-il des conditions particulières pour qu’un lieu d’exercice du métier soit aussi un lieu de formation pour les personnels ?
Travailler à produire les effets souhaités
Tous les établissements, par ce qu’ils donnent à voir, à vivre, à expérimenter, produisent des effets sur l’ensemble des acteurs. En ce sens ils sont « formateurs ». Mais - des chercheurs l’ont analysé et les acteurs de terrain l’expérimentent au quotidien, parfois à leurs dépens - il est des contextes où l’on apprend, d’autres où l’on désapprend. On apprend si  on est en auto-contrôle, dans une démarche de résolution de problèmes, si on construit avec d’autres des solutions reproductibles, si on a une vision globale plutôt qu’ exclusivement centrée sur un poste de travail … On désapprend si on  est réduit à un travail répétitif, morcelé,  d’exécution, d’application de procédures; si on externalise le traitement des problèmes rencontrés. On peut encore apprendre au gré des circonstances, sans intention réelle de capitaliser de l’expérience et de la mettre au service d’objectifs identifiés. D’où deux vigilances : comment organiser le travail de façon à le rendre formateur ? Comment chercher à produire les effets que l’on souhaite plutôt que de les livrer aux aléas de la vie ?  Pour Monica Gather Thurler, citant Peter Senge,  les établissements formateurs – dans le sens qu’on voudrait ici promouvoir - sont  « des organisations à l’intérieur desquelles les divers acteurs élargissent continuellement leur compétence à produire les effets qu’ils souhaitent ».
Alain Bouvier insiste, lui aussi, sur cette dimension intentionnelle : « Une organisation apprenante est un système d’action, de conduite de l’action et d’apprentissage collectif, qui apprend en permanence, capitalise ses connaissances, ses savoir-faire et ses compétences pour les transmettre et se transformer volontairement pour atteindre ses objectifs, en fonction des évolutions de son environnement, de ses ressources, de la culture et des représentations des groupes d’acteurs ».
C’est vrai pour l’enseignant dans sa classe, pour une équipe de niveau, pour l’ensemble des acteurs impliqués dans un projet et pour l’établissement tout entier.
Cela suppose que ces acteurs travaillent collectivement à mettre en œuvre une stratégie où leurs ressources sont mises au service des effets escomptés et à contrôler et ajuster en cours de route cette stratégie : que visons-nous ? A quoi verrons-nous que nous avons réussi ? De quelles informations aurons-nous besoin pour réajuster ou continuer dans la direction prise ?

Rendre le travail formateur
Philippe Zarifian  définit la compétence comme « la prise d’initiative et de responsabilité de l’individu sur des situations professionnelles auxquelles il est confronté ». « C’est – dit-il - la faculté à partager des enjeux, à assumer des domaines de coresponsabilité ». On n’est pas dans le formatage mais bien dans l’initiative, le pouvoir d’agir, la responsabilité. Pour cela il faut que l’organisation du travail le permette. Monica Gather-Thurler en définit quelques conditions  notamment  une organisation flexible, la collégialité et la coopération dans les relations professionnelles, une représentation du métier orientée vers la résolution de problèmes, la pratique d’une autorité négociée. Ces conditions sont nécessaires pour rendre le travail formateur, et éviter qu’on n’apprenne pas sur le terrain mais qu’au contraire, on désapprenne. Lorsqu’on travaille en formation avec des néo-titulaires au cours des deux ou trois ans qui suivent leurs premiers pas dans le métier, on observe fréquemment les évolutions différentes liées aux aléas des affectations. Au-delà des ajustements plus ou moins heureux entre un profil d’enseignant et un type d’établissement on repère à quel point certains sont stimulés par des milieux dynamiques et porteurs là ou d’autres sont freinés – voire mis en difficulté – par des milieux professionnels plus hostiles ou moins coopératifs, moins inventifs, moins solidaires. Philippe Perrenoud pointait déjà – il y a plus de trente ans -  une possible prolétarisation du métier d’enseignant accentuant le versant exécutant au lieu de développer le versant concepteur. Pour éviter cet appauvrissement, les situations de travail, leur organisation doivent être formatrices  et pour cela  laisser à l’acteur des marges de manœuvre et d’initiative pour inventer avec d’autres les réponses aux problèmes qu’il rencontre, pour développer ce que Yves Clot nomme « le geste riche », c'est-à-dire « le clavier collectivement construit, la gamme, le répertoire au service de tous. Le geste riche c’est quand il y a du collectif en soi » 

Les tuteurs leviers d’une évolution ?
S’appuyer sur « du collectif en soi » ne s’improvise pas. Il faut l’avoir incorporé par des temps d’observation, d’analyse, d’échanges, de confrontations voire de controverses. A cet égard les dispositifs de formation initiale et notamment les stages en établissement accompagnés par des tuteurs peuvent être source de véritables changements : modification des pratiques de celui ou celle qui exerce la fonction de tuteur, mais aussi des modes de fonctionnement des établissements. A terme la multiplication des binômes tuteur/stagiaire pourrait bien impulser une évolution du métier et de l’organisation du travail dans les établissements scolaires … pour peu que les chefs d’établissement y soient attentifs et sachent en repérer les enjeux.
D’abord parce que la fonction de tuteur - et l’accueil de stagiaires -  obligent à ouvrir les portes des classes. Ensuite parce qu’elle incite à une observation fine des élèves, des dispositifs d’apprentissage, des modalités d’évaluation, des pratiques dans toutes leurs facettes. Enfin parce qu’elle conduit à parler de ce qu’on fait, à dire pourquoi on le fait, à tenter de mettre en mots ces pratiques et, ce faisant, à mieux en avoir conscience, à les rendre plus transférables, adaptables, évolutives.
La compétence intègre, selon Jean-Marie Barbier, « … la capacité à tenir un discours sur sa propre activité [pour] la communiquer à autrui (…). De plus en plus, on ne peut pas se contenter d’être compétent au sens de compétence d’action, il faut en plus être capable de communiquer sur sa compétence : cela fait partie globalement de la compétence. »
L’obligation de parler de sa pratique permet d’aller au-delà de la conformité au prescrit et de passer de ce à quoi il faut parvenir à la conscience de ce qu’on a fait pour y parvenir.
Par ailleurs, la production d’écrits évaluatifs, tant pour le tuteur que pour le chef d’établissement, oblige à se rendre attentifs aux pratiques observées, à les caractériser, à en rendre compte de façon rigoureuse. Lorsqu’on accompagne la rédaction des premiers rapports on voit combien c’est un exercice exigeant et … un véritable accélérateur de compétences

Des raisons d’être optimistes
Les stages impulsent une dynamique … mais les établissements se saisissent de façon inégale de cette chance. De nombreux chefs d’établissement et tuteurs soulignent cependant les changements profonds introduits grâce à l’accueil et l’accompagnement de stagiaires « La communication entre débutants et professeurs expérimentés, le partage d’outils pédagogiques, les préparations communes de cours ont bien souvent aidé bon nombre de professeurs à dépasser leurs peurs et leurs difficultés. Ils s’autorisaient même à révéler leurs doutes et leurs questionnements » (un chef d’établissement) « A l’évidence ce travail m’apporte sur le plan personnel. L’observation enrichit et aide à prendre du recul sur sa pratique. Par ailleurs, je trouve intéressant de tisser une relation d’accompagnement et de construire ensemble. Nous échangeons maintenant sur les élèves, leurs difficultés et essayons de trouver ensemble des solutions. Nous projetons une visite commune d’une collègue et je pense que cela sera source d’échanges et de réflexion pour toutes les deux » (Tutrice).
« Revenir sur ce que j’ai fait, mes convictions, l’analyse de ma propre pratique permet d’avancer soi-même et de poursuivre sa propre formation. Le fait de rechercher des informations ou des explications pour quelqu’un d’autre oblige à prendre des risques, à tenter de nouvelles choses. La responsabilité touche à quelque chose de l’ordre de la crédibilité même s’il ne nous est pas demandé d’être force de proposition dans toute situation et d’avoir réponse à tout : de quoi ai-je l’air si je lui demande de se lancer dans telle pratique si je n’ai même pas essayé moi-même ? Une bonne façon d’ éviter de succomber à la routine dangereuse de notre métier. » (tutrice)
Le métier : fruit du milieu ?
C’est bien la qualité du contexte d’exercice, son aptitude à accueillir et accompagner qui font la différence. Les apprentissages des adultes, nous dit  Philippe Carré , s’effectuent rarement sous l’action intentionnelle et directe d’autrui : les formes structurées d’intervention ne produisent que 15% des effets de formation. Ce que l’on développe comme compétences relève souvent de situations fortuites, c’est le fruit d’un milieu. Le défi à relever consiste donc à faire des établissements scolaires des structures hospitalières et nourricières où puissent s’effectuer des apprentissages  tant dans l’exercice même de l’activité enseignante en classe avec les élèves que lors des temps d’échanges, de mutualisations voire même de controverses sur les pratiques ou à l’occasion d’événements fédérateurs, de temps forts, de moments de convivialité : tout ce qui contribue à favoriser une ambiance positive et du plaisir au travail et donne envie de s’y engager.
Nicole Priou

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