J’ai longtemps cru, même à l’époque où je le pratiquais intensément, que pour qu’une équipe existe, il fallait que ses membres se soient choisis, qu’ils soient volontaires et surtout qu’ils aient envie de faire « autre chose », quelque chose qu’on ne fait pas ordinairement, et surtout quelque chose qui irait contre le travail habituel, les habitudes et le système. Cette équipe là, si belle à vivre, si précieuse (et surtout si rare), doit continuer à exister, pour son pouvoir de stimulation, d’entrainement, d’innovation.
Mais je crois qu’il faut qu’il existe aussi un travail d’équipe quotidien, qui se fasse avec le collègue « ordinaire », celui que je n’ai pas nécessairement choisi, pour faire notre travail ordinaire. Autrement dit je crois qu’il faut changer notre façon de dire « je suis enseignant », et de pratiquer. Je pense que c’est à ce prix que nous surmonterons les innombrables problèmes qui se posent à l’école d’aujourd’hui. Beaucoup d’établissements prioritaires le savent très bien, où le collectif aide, soutient, permet, facilite le quotidien du travail. Qu’on ne me fasse pas dire ce que je n’ai pas dit : le travail enseignant ne peut être fait uniquement du travail collectif, il reste une grande part individuelle. Mais ce travail de chacun ne peut que profiter de l’existence, en même temps et en coordination, d’un collectif de travail.
On me dit : « mais les équipes, celles qui sont dans les textes, l’équipe pédagogique, ça ne marche pas, on le voit bien tous les jours ». Il y a des conditions à créer, et parmi ces conditions, une certaine conception de ce métier qu’il faut dépasser, parce qu’elle est... dépassée. Alors faut-il dire : non, chez nous ce n’est pas possible, formés comme ils sont, les profs français ne peuvent pas apprendre à travailler ensemble ? On baisse les bras et on laisse tomber ? Pourtant tout le monde a à gagner à changer cet état d’esprit : les enseignants, les chefs d’établissements, les élèves.
Une dernière remarque : il ne faut pas tout confondre : le conseil d’administration, la commission permanente, ne sont pas des « équipes » : ce sont des lieux institutionnels, où des pouvoirs sont en jeu de façon réglementaire et réglementée. Leur fonctionnement devrait souvent être plus démocratique qu’il ne l’est, et leurs règles de fonctionnement mériteraient d’être repensées, mais on ne peut citer le mauvais fonctionnement des CA comme argument pour dire que les équipes ne fonctionnent pas.
J’aimerais beaucoup que ce texte provoque des réactions vives et le débat que cette question mérite.
Pour suivre le fil proposé par Françoise, je copie ci-dessous un texte proposé trop tardivement pour le n° sur la coopération. Domie
Des enseignants coopérateurs dans le secondaire ?
Grâce à la formation initiale
Ma formation s’est déroulée entre septembre 1977 et juin 1979 à l’École Normale Nationale d’Apprentissage (ENNA) d’Anthony. J’appartenais à un groupe d’une quinzaine de stagiaires qui se préparaient à enseigner en Lycée Professionnel (LP, LEP à l’époque) le français et l’histoire. Nous enseignerions aussi la législation du travail dans les sections industrielles, mais là - est-ce par hasard ?- notre formation se ferait sur le terrain. Pour « notre discipline », un deuxième groupe fonctionnait en parallèle, supervisé par d’autres formateurs. J’utilise à dessein le terme de supervision car j’ai souvenir de peu de cours : tous ensemble nous assistions, en fond de salle aux cours donnés dans un des LP d’application puis, après un débriefing avec l’enseignant de la classe, nous analysions, guidés par un formateur de l’ENNA, les séances dont nous avions été spectateurs. Très vite, cela a été notre tour de préparer collectivement des cours que l’un d’entre nous, à tour de rôle, assumait dans la classe d’application, avec pour spectateurs : le groupe, l’enseignant de la classe et le formateur. Le contenu, les dispositifs, les supports, la mise en œuvre étaient, là aussi, l’objet d’une analyse critique collective et supervisée par le formateur. Dès la rentrée de Toussaint, nous partions pour un mois de stage, en binôme. La préparation des cours a continué, dans ce cadre, à être fondée sur la coopération. Le pli était pris. Même si, par la suite, je suis devenue professeure en collège, les années où je suis restée seule pour travailler sont rares.
Niveau 1, l’échangeLa coopération des enseignants peut prendre différentes formes. La plus simple consiste à échanger des cours, des textes, des exercices pour que chacun n’ait pas tout à inventer. En effet, notre formation visait à ce que nous ne soyons pas asservis à un manuel et soyons capables d’élaborer une progression adaptée à nos élèves. Nous devions tenir compte de leurs centres d’intérêt : ils choisissaient des thèmes de travail, cette indépendance à l’égard des produits de l’industrie de l’édition m’est restée. Il nous fallait aussi répondre à leurs difficultés : c’est cet aspect que j’ai le plus développé au fil des années en découvrant la didactique, en faisant évoluer mes pratiques pédagogiques, et aucun manuel n’est adapté aux élèves réels. Ils sont pensés à partir des contenus, pour des élèves abstraits. Ils sont la représentation parfaite de ce que Mme Chanfrault, autrefois professeure à l’IUFM de Tours, appelait le « didactiquement correct » (à maitriser pour les concours). Échanger des outils entre collègues d’une même discipline (ou non), discuter de la motivation de ces choix, des dispositifs pédagogiques qui les accompagnent, telle est la première forme de coopération, qu’à des degrés variés, on peut mettre en place dans le secondaire. C’est déjà un pas énorme. Lorsqu’on y parvient, cela veut dire que les coopérants ont surmonté la peur du ridicule, le sentiment d’incompétence généré par le fait que les contre-performances de nos élèves, ou des difficultés à gérer la classe, sont vécues comme des échecs douloureux. C’est comme le mot d’ordre du GFEN pour les élèves : « Tous capables !» Quand cette habitude d’échange est bien prise, que chacun a confiance dans ses collègues, que chacun ne se sent plus coupable de ses difficultés, il arrive qu’on aille bien plus loin.
Quand je suis arrivée dans mon dernier établissement, l’équipe était très stable mais les enseignants de français étaient déboussolés par le nouveau programme qui imposait « travail en séquences » avec « décloisonnement » (plus question d’avoir l’heure de lecture, l’heure de grammaire etc…). Ils ont donc demandé à une jeune collègue fraichement émoulue de l’IUFM de leur improviser une formation sur le temps des repas. Une collègue qui se sentait en difficulté avec une classe m’a demandé de l’accompagner, en venant dans sa classe quand je n’avais pas cours, en somme de lui prêter mon regard et la formation que j’avais eu la chance d’avoir.
Niveau 2, l’intellectuel collectif : penser ensembleDans un précédent établissement, nous étions un groupe de trois enseignants de français à demander des classes parallèles, un après-midi commun « libéré » (le plus difficile à obtenir) pour préparer ensemble nos progressions, imaginer des exercices nouveaux, se répartir une partie du travail de confection des documents. Cela ne nous empêchait pas d’avoir chacun nos particularités : l’une préservant des temps pour des activités centrées sur la lecture, l’autre sur l’écriture, la troisième plutôt sur la langue et la mémorisation.
Dans mon dernier établissement, nous avons poussé l’expérience plus loin. L’équipe se réunissait par niveaux à la fin des vacances scolaires pour élaborer la programmation annuelle et la première séquence. Ensuite nous nous retrouvions, toujours par niveau un samedi matin toutes les 8 semaines (jour de fermeture de l’établissement ; le chef devait donc veiller à ce que nous y ayons accès ainsi qu’à la photocopieuse : il lui était ainsi impossible d’ignorer cet aspect du travail de « ses » enseignants). Nous nous donnions quatre heures. Pas une minute de plus, une collègue qui s’était vu imposer du français et était (au début) hostile au travail d’équipe pour son aspect chronophage, était notre gardienne du temps. Cette matinée servait à construire la séquence suivante soit 6 à 8 semaines de travail (choix des supports, grandes lignes des activités, évaluation…). En 6ème et, parfois en 4ème, un dispositif dit d’ateliers était instauré par la mise à disposition d’un troisième enseignant et l’alignement de deux classes avec lesquelles il était ainsi possible de constituer trois groupes. C’est dans cette réunion du samedi matin que se décidaient aussi les objectifs, la constitution et l’animation de ces ateliers. Les bilans se faisaient dans des discussions informelles au fil de l’avancée. L’énorme avantage est d’avoir gagné en cohérence, une cohérence visible aussi pour les élèves et les familles. Cohérence annuelle mais aussi cohérence sur les quatre années du collège pour pallier un rythme de progression dans les apprentissages bien inférieur à celui d’établissements moins ghettoïsés.
Niveau 3 : la co-animationDans ce dernier établissement, la co-animation était une pratique courante. Lorsque je suis arrivée, une heure de co-animation par deux enseignants de français était inscrite à l’emploi du temps de 6ème pour faciliter l’accès à la maitrise de la langue : cette heure était consacrée à des pratiques d’écriture ou d’oral, parfois avec l’appui des aides-éducateurs que nous avions alors, et de partenaires. Dans cet établissement, à l’époque classé en « zone sensible », existait la possibilité de deux professeurs principaux par classe. Les textes ne prévoyaient pas, alors, d’heures de vie de classe mais nous en avions une et si un binôme le demandait, celle-ci pouvait être co-animée. Ce fut une de mes premières expériences de co-animation non disciplinaire.
L’autre concernait deux classes de sixième dans lesquelles étaient répartis les élèves suivis en primaire par le RASED et présentant un fort retard tant en mathématiques qu’en français, classes hétérogènes cependant, et qui avaient deux heures alignées avec leurs enseignants de français et de maths ainsi que la documentaliste (pivot au demeurant de tous les projets de co-animation). Ce fut l’occasion de mettre en œuvre une pédagogie de projet. L’évaluation finale s’est organisée autour d’une sortie en zone rurale, fort dépaysante pour des enfants de la ZUP, à la fois sur les traces de Jeanne d’Arc (incontournable en Touraine), la découverte d’une vallée dotée d’un microclimat (Courtineau) , et du plateau crayeux (Sainte-Maure). Les compétences étaient nombreuses et variées. Avant : anticipation de l’équipement pour pouvoir marcher longtemps au petit matin comme aux heures chaudes, pour transporter le plus confortablement possible son repas. Pendant : ne pas gaspiller son eau en s’aspergeant ; s’orienter avec les cartes ; observer, noter, dessiner, prendre des photos avec les quelques appareils jetables fournis en ne gaspillant pas les prises de vue et en veillant à ne pas multiplier la même photo (et oui, ce n’était pas du numérique, il fallait réfléchir avant et se mettre d’accord, choisir le cadrage, veiller à l’éclairage…) ; surveiller le temps pour être à l’heure au rendez-vous avec le bus pour le retour. Après : par groupes de trois, réaliser, en deux heures, une affiche sur un sujet imposé exploitant la sortie. Les contraintes liées à la normalisation et la gestion de l’espace permettent d’évaluer les progrès accomplis autour de compétences numériques et géométriques, les textes les progrès dans celles liées à la maitrise de la langue. Non seulement nos deux disciplines étaient connectées, elles étaient aussi légitimement liées aux autres (histoire, SVT, EPS…) et à la vie (vie dans la ZUP et vie dans l’habitat troglodyte, à la ville et à la campagne, autrefois et aujourd’hui).
Des expériences de co-animation interdisciplinaires, il y en eut bien d’autres. Elles ne demandaient guère de moyens supplémentaires. Par exemple celle qui est décrite ci-dessus est prise sur 1 heure de l’horaire de maths et une heure de celui de français. Les enseignants auraient pu s’organiser pour n’assurer que l’heure pour laquelle ils étaient payés. En fait, aucun ne s’est posé la question : c’était tellement intéressant, HUMAINEMENT et INTELLECTUELLEMENT. L’administration ne nous demandait pas de comptes. Ce qui ne signifie pas qu’on ne l’informait pas.
Certes, on aurait pu aller plus loin en touchant davantage aux structures de l’établissement pour que le collège devienne véritablement une coopérative d’enseignement et d’apprentissage. Mais combien on le regrette ce temps où nos établissements étaient censés ne jouir d’aucune autonomie mais où nos directions pouvaient insuffler de l’enthousiasme pour expérimenter, grâce à un regard attentif et à un dialogue bienveillant centré sur le travail des équipes et des élèves ! Une place était faite aux parents qui étaient tous invités à participer aux conseils de classe.
En fait on ne parle gestion des ressources que lorsqu’on les a taries. Il en va de même des ressources humaines. Des textes sont venus qui ont cadré les heures de vie de classe, les itinéraires de découvertes ont voulu organiser l’interdisciplinarité… Ces textes et d’autres, qui prétendaient « piloter » les « innovations » ont été des entreprises de normalisation, un « on » externe a commencé à compter nos heures pour obliger au remplacement, un « on » interne (le « nous » enseignant) a commencé à compter ses heures. Quand certains ont commencé à enseigner sans plaisir, à ne plus se considérer comme membres d’un collectif mais comme des individus potentiellement concurrent, ceux qui se retrouvaient sans motivation pour apprendre sont devenus bien plus nombreux.