privé Ce fil est en édition sur Plume depuis le ven, 24/10/2014 - 10:32

1. Invention 

À vrai dire, tout enseignant invente. Il n’a pas le choix. Qu’il utilise des outils prescrits par l’institution, dans un cadre lui-même régi par d’innombrables règles, ne lui épargne pas un incontournable travail « d’adaptation ». Il y a les réglages qui constituent son lot quotidien, par rapport à un « niveau », à un nombre d’élèves, à des contraintes de salles, aux incidents qui rythment la succession des cours. Mais surtout, et bien au-delà : comment éviter d’avoir un « point de vue », sur le programme, la posture de l’enseignant, la conception de l’apprentissage et du dispositif impliqués par l’acte même d’enseigner ?

Se confronter à cette complexité du « réel du travail », bien différent du « travail prescrit », selon la distinction rituelle des analystes du travail, impose « d’inventer ». Personne ne peut enseigner exactement « comme l’autre », encore moins comme le prolongement mécanique de quelque corpus prescriptif. Le manuel ne suffit pas, si on enseigne ; le dossier pédagogique non plus, si on est formateur. L’invention commence dès l’instant où l’on prépare (son cours, son atelier, son stage). Il faut trouver en effet tout ce qui manque, mises en perspective ou en situation, références, liens inaperçus ou éclairants, etc. Il faut l’inventer, comme les fouilleurs de l’Égypte ancienne « inventaient » les tombes royales ou les chercheurs d’épaves les galions espagnols.

Cet aspect essentiel du travail reste peu visible, nos prescripteurs estimant avoir fait l’essentiel : manuels, dossiers pédagogiques, quoi, ça ne leur suffit pas ? Il est en outre indexé, de façon en somme « forfaitaire », sur le « face-à-face pédagogique ». Pour les formateurs par exemple, préparation, réunions et autres activités de recherche sont censées représenter 30/70èmes du temps de travail global. Il semble cependant que ces activités, dans la plupart des métiers et a fortiori dans ceux de l’enseignement et de la formation, occupent une part croissante (assez peu forfaitaire) de l’effectuation du travail1. Viennent au premier plan, aujourd’hui, l’aptitude à élaborer sur le plan langagier l’expérience du travail, en amont comme en aval, et la coopération. Ces considérations font revenir au goût du jour le travail du sociologue Gabriel Tarde. Il estimait que la source de la richesse résidait dans « l’invention et l’association », la production, ou ce que dans la formation on appelle les « réalisations » relevant davantage, en vérité, de l’imitation, de la reproduction ou de la répétition (de la démultiplication).

2. Pourquoi « inventer » ?

La subjectivité se trouvait au cœur de la réflexion de Tarde. Il a mis en évidence le fait que chacun de nous habite cette affaire – de l’invention – d’une façon personnelle, issue d’une histoire, qui est celle des relations que nous avons nouées avec notre métier.

Je me souviens du LEP Robespierre, à Ivry-sur-Seine. C’est au siècle dernier, vers 1981, avant que je ne passe le CAPES de lettres modernes. Le proviseur était venu se distraire au fond de ma classe, ça lui semblait bizarre, ces « ateliers d’écriture ». À la fin du cours, il vient me voir : « C’est intéressant, ce que vous faites, Monsieur André, mais pourquoi ne vous contentez-vous donc pas de traiter le programme ? Ça doit vous prendre du temps, d’inventer tout ça… Êtes-vous bien sûr que vos élèves en ont besoin ? » Je m’obstinais à faire découvrir de la littérature à des élèves de CAP ou de BEP, ce qui n’était pas toujours prévu par le programme. Mais comment les réconcilier avec l’écriture (vecteur numéro un de la promotion comme de l’exclusion socio-professionnelle, lui rappelai-je, et cela reste vrai) sans théâtre, sans récits, sans ateliers d’écriture ? Alors j’inventais, j’adaptais, avec le souvenir d’excellents formateurs de l’ENNA de Nantes, le soutien d’un mouvement pédagogique et le dispositif de l’atelier d’écriture. C’était « intéressant », en effet : cela donnait son sens à mon travail.

L’anecdote est banale. Il en existe tant d’autres. Claude Margat, écrivain à Rochefort-sur-mer, marcheur, calligraphe, peintre, poète, vient de faire paraître un roman ou un témoignage, on ne sait (les deux, sensiblement), consacré à la vie d’un de ses amis décédé2. L’ami, qui avait renoncé à une carrière de sculpteur pour fonder une famille et enseigner, était professeur de dessin. Il s’était usé à tenter de faire accepter dans son établissement la méthode d’Arno Stern, qu’il souhaitait utiliser. La non-reconnaissance de ce qu’il apportait ainsi, tant de la part de son chef d’établissement que de l’inspecteur de service (mises en garde, menaces, injonctions à se conformer à la méthode officielle, etc.) le conduit peu à peu au désespoir. C’est un beau livre, j’y ai retrouvé le merveilleux statut qu’on accorde le plus souvent dans l’institution aux enseignants qui tentent d’innover – d’inventer – sans déployer toute la « stratégie » nécessaire à cette fin.

Je me souviens, aussi, deux ou trois ans plus tard, de mes premiers ateliers réguliers d’écriture littéraire (270 heures sur trois années). Je connaissais les pratiques d’Élisabeth Bing, du GFEN3 et des « formalistes » Claudette Oriol-Boyer et Jean Ricardou (qui souhaitaient inoculer à leurs ouailles la « science du texte », démarche redoutable dans la mesure où la lanterne de la théorie, dans ce domaine, n’éclaire guère que ceux qui la portent, et encore), ainsi que les approches plus pragmatiques des enseignants du creative writing. Si je ne voulais pas rabâcher les « propositions d’écriture » d’Elisabeth Bing, avec qui je travaillais, ou celles des autres, comment allais-je m’y prendre ? J’ai dû me mettre au travail. Ces recherches ont pris la forme d’invention de séances, de lectures théoriques, de réflexion sur la pratique de mes ateliers, de partage avec un groupe de pairs, suivis de la publication de mes tout premiers textes (deux articles pour Dialogue, la revue du GFEN, merci, une fois encore), jusqu’à l’écriture d’un essai qui présentait la figure de la cohérence neuve que cette démarche avait produite4.

Je me méfie parfois de la « cohérence », elle peut se fétichiser assez vite, comme mon passage plus ancien dans un groupuscule d’extrême-gauche m’en avait prévenu. Reste que j’étais parvenu à passer de mon syncrétisme, inconfortable autant que dispersé, à un chemin (une méthode) à la fois explicite et tant soit peu articulée. J’y trouvais plus que du sens : les contours d’une identité socio-professionnelle, dans l’affirmation à la fois d’une différence (par rapport aux autres « méthodes » disponibles sur le marché) et d’une spécificité. C’était un plancher. Des racines, si l’on préfère. Comme l’imaginaire des racines fait un peu trop fureur aujourd’hui, je préfère dire, moi qui ai des pieds pour m’en aller, que ces racines étaient aériennes, comme celles de l’arbre de Claude Ponti - mais si, vous savez, vous avez peut-être des enfants vous aussi -, dans L’Écoute-aux-portes5.

Ces « racines » donnaient de l’air, justement. De l’énergie pour agir, avancer, entreprendre, des projets pédagogiques, des stages, des interventions, de nouveaux livres. La publication y jouait un rôle important, on sait bien, aux Cahiers Pédagogiques, à quel point les revues professionnelles et militantes constituent un relais essentiel de l’innovation. Elles distribuent la reconnaissance (un poil de réassurance, un iota souscrit de légitimité) que l’institution la plupart du temps refuse d’accorder. Elles signalent obstinément qu’un autre monde est possible.

3. Écrire, partager

C’est dire à quel point l’écriture est importante, dans cette affaire. Cela commence bien avant toute considération d’article ou de publication. Préparer un cours ou un stage constitue un travail de lecture, d’écriture et d’analyse : un processus par étapes.

La préparation permet de revenir au vif de l’expérience (pourquoi veut-on inventer quelque chose d’autre que ce qu’on a déjà ?), au lieu de se ligoter d’emblée dans des prescriptions ou des grilles exclusives. Il s’agit d’élaborer un texte, plus que ne le croient sans doute, aujourd’hui encore, bien des enseignants. Lorsque je conduis un nouveau stage pour la première fois, je l’écris. J’anticipe ce que je vais dire, je note la matière et jusqu’au ton de certaines choses que je m’entends déjà tenter de dire, j’identifie les étapes, les démarches, les supports. Enseignant en formation, on me suggérait que quelques vagues notes suffisaient. Je pense au contraire qu’écrire (ses cours, ses démarches d’atelier) constitue une méthode.

J’invente mon point de vue (je ne suis pas un manuel scolaire). J’élabore un texte (pas un texte littéraire, certes, mais un brouillon, des points-clés, une trame). Je scénarise mon cours ou mon stage, après tout la mimesis est un moyen d’apprentissage. J’agence, j’interprète, j’imagine, je prends conscience. Je prends en compte mon expérience (ce qui s’est passé auparavant, de satisfaisant ou pas). J’invente une conscience élargie de mon propre travail. Lorsque c’est possible (s’il existe une équipe pédagogique, on peut rêver, cela existe parfois), je présente mon travail à des pairs.

Ensuite, je peux me confronter au réel du travail. Je m’adapte, je fais bouger choses et lignes, je note les idées nouvelles, les repentirs, les variations à prévoir. Car si l’écriture est un premier moteur, il faut ensuite se méfier un peu du côté « écrit » de la démarche : ce n’est qu’un brouillon, et il ne faut jamais « fétichiser » ses petits dispositifs, pas plus que la « cohérence », au risque, sinon, de se mettre à rabâcher au lieu d’inventer. J’adjoins donc à mes préparations, souvent quelque peu « hirsutes », un carnet sur lequel je note, pendant ou après la conduite des groupes, toutes les observations qui, bien souvent, contreviennent au protocole imaginé antérieurement.

L’invention, ici, a donc plusieurs sources, qu’elle recombine continument :

  • l’expérience de l’inventeur (background actif, consciemment ou pas : avant d’être enseignant, j’ai été traducteur, pion, ouvrier, animateur de jeunes, il faut parfois du temps pour se rencontrer) ;

  • la lecture (dont la force de rappel et de surgissement ne cesse jamais de me surprendre, j’ai donné l’exemple de la lecture de Winckler, je pourrais donner beaucoup d’autres témoignages de ce genre de braconnage créatif, sur ce point l’invention pédagogique et la création littéraire sont sœurs ;

  • la demande de formation (la commande institutionnelle est facilitante dans la mesure où on l’accepte, comme toute contrainte, même si celle-ci n’est pas oulipienne) ;

  • l’expérimentation ;

  • et le travail de l’écriture, qui permet d’aller chercher la pâte tout au fond, puis de machiner-recombiner tout ça.

Pour conclure

Que des « bénéfices », alors ? Nulle « perte » ? Du temps perdu, au moins, comme le craignait mon proviseur d’Ivry-sur-Seine ? Non : il en va de l’invention pédagogique comme des séances de méditation, de psychanalyse ou de marche rapide, je n’y ai pas perdu mon temps, j’y ai gagné ma vie.

 

Comment dire ? J’ai quitté l’Éducation nationale, parce que je vivais mal la tension vécue entre deux vocations venues de mon enfance : transmettre (je ne viens pas pour rien d’une famille d’enseignants et de parents instituteurs Freinet) et créer (les dits parents étaient d’excellents lecteurs, chacun à leur façon, mais tout cela était pour eux référé au savoir, pas à l’horizon possible d’une création. Il m’a fallu ruer dans les brancards de l’institution, passer d’autres compromis, affirmer davantage l’écrivain que je suis aussi. Cette genèse compliquée, de mon double rapport à la transmission et à la création, je suis en train de l’écrire - ou de l’inventer, car c’est tout un roman, bien sûr. Et je vois bien, déjà, ce que cette écriture m’enseigne : qu’on peut transmettre en inventant et inventer en transmettant.

1 Cf. Yves Schwarz, « C’est compliqué. Activité symbolique et activité industrieuse », in : Éducation permanente, n° 116, « Comprendre le travail », t. 1, 1993.

2 L’homme qui marchait avec moi, La Différence, 2014.

3 Groupe Français d’Éducation Nouvelle.

4 Babel heureuse. L’atelier d’écriture au service de la création littéraire, Syros-Alternatives, 1989 et Aleph/I-Kiosque, 2011.

5 L’École des loisirs, 1995, puis « lutin-poche ».