privé Ce fil est en édition sur Plume depuis le ven, 24/10/2014 - 10:34

Maylis de Kerangal, dans la revue Lire de mai 2014,  nous transmet son bonheur d’écrire avec une telle force que j’ai envie de le partager immédiatement avec vous : « Quand j’écris, je suis dans un temps très décollé, très séparé, dans une espèce d’alvéole temporelle où s’exprime une liberté totale et très forte. Il n’y a pas d’autres zones dans ma vie où je peux être à ce point connectée à moi-même et au monde… Retrouver cet état est ce que je désire le plus.»

Ouverture à l’autre et à soi

Formatrice universitaire et psychologue clinicienne, je participe à la formation initiale et continue des enseignants du primaire et du secondaire, dans le domaine de la clinique des relations humaines à l’école depuis vingt ans. J’ouvre toujours mes séminaires -formation initiale- et stages - formation continue - par un tour de table initial, première étape de la rencontre dans le groupe, donc de l’ouverture au groupe, suivie d’un temps donné à l’écriture d’une situation professionnelle. L’écriture représente la seconde phase d’ouverture aux autres et à soi.

Cette situation vécue a pu être à l’origine de l’inscription dans la formation et donc de la présence des étudiants ou stagiaires, elle a pu les toucher, interroger ou remettre en cause… J’explique d’abord les consignes et le cadre éthique dans lequel elles s’inscrivent : cet écrit leur appartient, il est pour eux, je ne leur demanderai pas (excepté parfois en formation initiale pour cause d’organisation). Ce premier écrit pourra servir de base, s’ils souhaitent l’approfondir et le partager, à un temps ultérieur d’analyse de situations en petits groupes ou à un jeu de rôles basé également sur le volontariat. C’est une pierre fondatrice de notre travail en groupes…et une double ouverture à soi puis aux autres ensuite si c’est leur choix.

Rituel de passage à l’acte

Ce passage par l’écrit tient du rituel fondateur. On peut évoquer les termes de rite de passage car écrire tient parfois de l’épreuve pour certains qui peinent à s’autoriser cette démarche. Ils la vivent comme une contrainte alors que d’autres la ressentent au contraire comme un cadeau. Il faut oser écrire et de surcroît écrire son vécu professionnel ou d’étudiant stagiaire, s’autoriser à soi-même ce passage à l’acte écrit …Il s’agit là d’un fragment d’écrit (ou texte assez court) bien sûr mais lié à une difficulté ou un questionnement professionnel, ce qui n’est pas forcément simple à rédiger.

Engagement

C’est un écrit qui engage son auteur vis-à-vis de lui-même. Ecrire oblige à se recentrer sur soi et à plonger dans son vécu professionnel, afin d’accueillir et reconnaître ses propres souvenirs récents ou lointains. Il exige de se « re- présenter » la situation une seconde fois en la rendant présente à nouveau.

Et les émotions reviennent avec la représentation. Il arrive qu’un professionnel amène une situation ancienne qui l’a marqué ou étonné, parfois culpabilisé ou au contraire réjoui…Tout est possible. cf Bresson N. (2004), « Chacun sa place », in Cahiers Pédagogiques, n°420, pp. 58-59.

Dé-nouement

La plupart du temps, ce sont des situations problématiques récentes avec leurs questionnements liés, qui sont proposées. Mais quelle que soit l’inscription dans la temporalité de ces situations, elles reflètent toutes un nœud relationnel qui a enserré à un moment donné, une relation avec un sujet ou un groupe…et en cela, elles sont toutes uniques et passionnantes à entendre puis à analyser en petit groupe avec une méthode proposée …ou à vivre en jeu de rôle avant d’élaborer les éléments éclairants et les émotions nées du jeu.

La place du Sujet

« Ecrire en je » implique immédiatement chacun dans la formation. C’est le « je » du sujet, actif, vivant  et engagé dans la pensée qui est alors convoqué au cœur de l’expérience. C’est le Moi professionnel, l’identité professionnelle qui est saisie immédiatement et délivre des généralités, du « on » impersonnel, des discussions du « café du commerce ».

Pourquoi me suis-je inscrit dans ce cadre-là ? Quelle épreuve de la vie professionnelle m’y a poussé(e) ? Comment transformer ce petit ou grand évènement professionnel, ce nœud relationnel, cet imbroglio ou ce chaos en texte ?

Un temps pour soi

C’est un temps fondateur du stage car il permet un « retour sur soi », un temps pour soi dans un début de groupe inconnu (et générateur d’angoisses si on en croit les travaux de D. Anzieu et René Kaës sur les groupes), un réancrage solitaire dans la pratique professionnelle, dans le vécu singulier afin de pouvoir sortir ensuite de l’isolement dans une étape consécutive basée sur le partage et l’élaboration des difficultés professionnelles. Là aussi, un cadre éthique d’implication de chacun, de non-jugement, de confidentialité partagée est posé afin de protéger l’engagement et la place de chacun dans le groupe, respectée et respectueuse des autres.

La fonction « dépôt » avant le partage

J’ai remarqué que déposer là, dans le temps initial du groupe, sur un papier, ce souci ou questionnement professionnel, en sachant qu’il pourra être traité ultérieurement, permet à certaines personnes d’être plus présentes, plus disponibles aux apports théoriques qui sont proposés, aux questions des collègues…Ce temps d’écriture où on a pu « lâcher », sur le papier, en tant que professionnel, une part importante de l’origine de notre inscription dans ce lieu, permet d’ouvrir véritablement le travail, de préparer au partage du vécu en étant moins envahi par cette question et de moins envahir le groupe avec celle-ci, sachant qu’elle pourra être travaillée ensuite.

Déposer un épisode professionnel questionnant, « chaotique » , énergivore, le « consigner » sur le papier comme dans une gare, en attente d’être repris, permet une première distanciation supplémentaire par rapport au temps initial de l’écriture, avant de le « partager » avec autrui.

Cela permet aussi de rassurer les professionnels sur l’ancrage dans le réel professionnel du stage ou du séminaire, sur le partage à venir de leurs pratiques en prenant le temps de « lever la tête du guidon » comme ils disent couramment…Cela leur donne, d’emblée, une place au cœur du groupe et de l’intelligence et la sensibilité collectives.

Se laisser surprendre

Sans entrer maintenant dans la seconde phase, celle de l’élaboration du vécu professionnel à partir de cet écrit, qui me semble être l’objet d’un autre article, nous allons nous centrer sur le temps d’échange que je propose immédiatement après ce travail d’écriture : écrire une situation professionnelle, qu’est-ce que cela nous fait vivre et ressentir ? Quelle part inconnue, mystérieuse en moi, à explorer, va se déposer et se révéler sur le papier ? Il y en a toujours une…

Est-ce qu’une pratique d’écriture peut être aidante dans le cadre professionnel ? Comment ?

Souvent la surprise est nommée: surprise de s’être pris au jeu de l’écriture, de ne plus pouvoir s’arrêter d’écrire, surprise de ce qui a finalement surgi, des épisodes enfouis de l’histoire professionnelle, mis de côté ou oubliés qui reviennent en mémoire …

Certains participants évoquent leur plaisir d’écrire, plaisir qu’ils ne s’octroient pas suffisamment, remarquent-ils alors. Ils se sont sentis libérés d’écrire leur souci professionnel sur le papier, d’autres évoquent la fonction cathartique de l’écriture qui nous replonge dans le passé…

Pour d’autres, ce fut une épreuve de concentration douloureuse…

Nous réfléchissons alors ensemble à l’importance de l’écriture en tant que professionnel, ses fonctions de tiers, de médiation, fonction «décharge» ou «dépôt», libératrice, mise à distance ...

Mots-clefs en guise de conclusion : écrire en formation, ancrer sa trace.

Que dire à partir de ces différents type d’écriture professionnelle en formation ?

Prise de distance : je prends ma plume, et ce faisant je (re)prends mon souffle, je reviens à moi.

La fonction « tierce » : sous forme de journal, de micro-récit, de fragments de vie professionnelle, premier tiers à qui l’on peut confier les émotions et les questions de son vécu comme une première distanciation possible puisque c’est posé là…

Réflexivité : je pose sur papier la résonance à l’autre, à l’expérience, les mots se suivent, les phrases s’enchaînent, il en émerge du sens.

Ecrire c’est s’ouvrir, prendre le risque de se découvrir (le roi est nu)…et redécouvrir, dans un temps ultérieur ou avec d’autres, re-visiter pour mieux la comprendre une situation professionnelle et son implication pour chacun.

Transformation : le sens dont j’avais parfois seulement l’intuition, m’apparaît sur le papier, prend du poids, je m’en laisse affecter. Ecrire, c’est aussi avancer dans son cheminement identitaire professionnel, transformer des expériences difficiles en situations dénouées, se libérer d’un poids professionnel.

Ancrage

S’engager dans l’acte d’écriture permet de réélaborer la trace psychique en mémoire « posée », à disposition, pour partager, transmettre …et au final se dégager ….

Encrer la trace , ancrer la vie.

La page blanche se noircit,
Laissant parfois une éclaircie,
Une lisière dans la marge
Où passe comme un vent du large
.

Maxime Le Forestier

Rebonds 2

J'apprécie beaucoup ce texte, à tous points de vue. Il touche à des aspects forts de ce que peut être une écriture sur son métier. Mais je vous livre aussi, sans en être surpris, des réactions entendues à la lecture de ce texte en comité de rédaction de la revue : c'est trop psy, on ne parle pas assez de l'écriture pour l'analyse de pratiques (je résume et caricature). Ça me fait également penser à une réaction entendue récemment en ouverture d'une formation : à une proposition d'écriture de sa relation personnelle à l'écrit, une participante s'écrie : « c'est trop intime, je ne suis pas là pour une psychanalyse ». Avez-vous parfois ce genre de réaction ? Vous évoquez à la fin du texte « le risque de se découvrir » : êtes-vous confrontée parfois à des personnes qui refusent de courir ce risque, ou bien qui regrette de l'avoir couru ? Évoquer ce type de difficultés pourrait, me semble-t-il, montrer mieux encore la force et l'intérêt de ce travail par l'écriture.

Bien vu les modifications, merci beaucoup !

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