privé Ce fil est en édition sur Plume depuis le ven, 24/10/2014 - 10:36

Philippe Meirieu, invité à la journée du CAPE du Nord-Pas de Calais pour s’exprimer sur la coopération, a bien fait rire l’ensemble des 600 personnes réunies ce jour-là pour l’écouter : « Nous connaissons tous la fabuleuse capacité de notre société à produire des projets, dans lesquels les termes les plus ambitieux sont utilisés de manière relativement conformiste, du moins censée nous inspirer au quotidien. Vous savez ces projets où l’on parle de mettre en synergie des acteurs, au service de l’autonomie des personnes, en relation avec les territoires, dans le cadre d’un partenariat élaboré à partir d’un diagnostic construit qui permettra, grâce à un comité d’évaluation régulier et des capteurs fins sur le terrain, de récolter les indicateurs, grâce auxquels les commissions vont se réunir régulièrement, afin de pouvoir envoyer aux acteurs de terrain des informations, qui leur permettront d’ajuster et ainsi de suite, vous pouvez remettre une pièce, c’est sans fin »

Et nous avons ri de bon coeur avec les autres, parce que c’était drôle et terriblement proche de ce que nous vivons avec les différentes demandes de subvention que nous faisons pour financer les projets de nos classes, ou autres bilans que nous devons régulièrement au Cardie de l’académie, et qui nous donnent bien du fil à retordre et du grain à moudre. Et quelques cheveux blancs au passage.

Parce qu’à force d’en faire, nous nous demandons de plus en plus si on nous comprend toujours bien, de l’autre côté du texte. Aucune visibilité sur les lecteurs potentiels, ni sur les conditions de la lecture de ces écrits. Contraints de faire tenir un diagnostic, une analyse du terrain, une réflexion pédagogique, quelques intuitions et une envie d’innovation, dans quelques cases aux signes prédéterminés.

Imaginons...

Imaginons que vous ayez passé une semaine à rédiger au mois de Mars de l’année précédente une demande de subvention à la Fondation de France, pour le financement d’une option que vous avez créée sur moyens propres (et qui coûte donc cher à l’établissement depuis plusieurs années). Première difficulté (de taille, mais en fait, comme c’est toujours comme cela, on finit par s’habituer), vous demandez un financement pour un projet à peine ébauché et sans engagement assuré à ce stade de l’année des différents partenaires. (Difficulté supplémentaire : comme chaque financeur ne veut pas être le seul à financer, vous anticipez carrément sur le fait que d’autres financeurs vont être de la partie, sans avoir même encore téléchargé le dossier de demande d’aide en question).

Bref, c’est avant tout une histoire de sous, mais il faut des projets pédagogiques bien ficelés, ce qui est normal, mais compliqué quand on ne sait pas trop où l’on va et que l’on ne connaît pas encore la logique de l’organisme que l’on sollicite. Cela demande un peu d’imagination anticipatrice, mais on s’en sort encore.

Sauf que ce projet doit rentrer dans des cases bien déterminées (avec souvent un nombre de signes imposé) et vous redécoupez donc votre projet auquel vous aviez enfin réussi à donner un peu de cohérence et de tenue en « Objectifs initiaux », « Actions », « Résultats attendus, « Indicateurs » et « Outils ». Parfois, à la fin de cet exercice périlleux, vous ne savez souvent plus trop ce que vous voulez faire exactement avec vos élèves, parce que défendre un projet pédagogique, ça se fait mieux dans un argumentaire, que dans une succession d'étapes obligées. (Petit aparté : la distinction entre « objectifs « et « Actions » n’est pas si évidente que cela. Par exemple « Construire autrement les compétences du socle commun, en s'appuyant sur une pédagogie de projet », c’est un objectif. Mais « S'appuyer sur une pédagogie de projet pour travailler sur les compétences », c’est une action.)

Et nous nous interrogeons sur la pertinence de ce genre de document prédécoupé, pour donner à voir à autrui ce qui se passe réellement dans les classes.

Un coup de téléphone qui nous laisse perplexe

Pour comprendre la scène suivante, il faut que nous entrions un peu plus dans ce que nous avions envie de faire avec nos élèves. D’une façon que nous espérons simple et claire

Nous inscrivons chaque année une quinzaine d’élèves de 3e en décrochage scolaire à Course-en- cours, un concours visant la conception et la fabrication d’une mini F1. Nous articulons le travail fait dans le cadre du concours avec une thématique d’histoire des arts que les élèves présentent en fin d’année pour le DNB. Voilà, cela permet de développer des cultures différentes, avec des élèves fragiles qui n’en peuvent plus de l’école. L’année où nous avons demandé et obtenu le financement de la Fondation de France, nous souhaitions travailler sur l’audio-visuel, car c’est un domaine coûteux et souvent inaccessible pour nous sans financement extérieur. Très concrètement, nous voulions faire venir au collège un réalisateur de cinéma et engager nos élèves dans la réalisation d’un documentaire sur le travail fait tout au long de l’année pour fabriquer la mini F1, avec des techniciens d’une télévision numérique locale. Pour cela, nous avions besoin de 5000 euros. A votre bon cœur et merci par avance.

Voilà ce que nous avions envie de faire, et nous vous l’avons expliqué en 10 lignes.

Une fois le financement accordé et versé au collège, nous commençons à travailler avec les élèves dès le mois de Septembre. En Octobre, nous signons une convention de partenariat avec la télévision locale, le réalisateur vient au collège au mois de Novembre et pour être polis, nous faisons écrire aux élèves une lettre de remerciement aux donateurs de la Fondation de France, qui ont permis de réalisation de ce beau projet audio-visuel. Et l’argent est dépensé, vu que c’est à cela qu’il sert.

Ce qui nous vaut au mois de Décembre un coup de téléphone affolé de la Fondation de France, car les donateurs sont mécontents d’apprendre que l’argent donné a servi à financer de l’audio-visuel alors qu’ils pensaient subventionner la fabrication d’une mini F1. Consternation (Le projet a toujours été très clair pour nous) et suées froides (S’il faut rembourser l’argent, ça va être dur). Nous proposons à la personne au bout du fil de reprendre avec nous le dossier de demande de subvention, notamment à la page concernant le budget où l’on voit bien apparaitre le coût estimé d’une réalisation audio-visuelle dans le cadre du concours. L’affaire se calme et la Fondation de France nous demande juste d’envoyer un nouvel argumentaire aux donateurs pour les rassurer sur la cohérence de notre projet pédagogique. Projet pédagogique qui a dû perdre sa cohérence quelque part dans les nombreuses cases décontextualisées du dossier de demande.

Car en effet, dans l’une des cases du dossier, à la page 13, il est dit, concernant les besoins humains pour la réalisation du projet « Chaque année, nous travaillons avec des partenaires culturels différents, en rapport avec le thème choisi par les élèves au Concours. Pour l'année 2013-2014, nous avons établi un partenariat avec un réalisateur et avec des techniciens de la télévision numérique, pour mettre en place une éducation à l'image et une réalisation filmique des élèves. Le financement de ces prestations (réalisation par les élèves d’un documentaire de 23 minutes) permettrait de soulager l’établissement ».

Ce que nous comptions faire de l’argent nous semble suffisant explicite, mais il est vrai que c’est le seul endroit des 25 pages du dossier où ça apparaît. Cela interroge-t-il notre capacité à faire comprendre ce que nous faisons dans les classes avec les élèves, ou la pertinence de ces dossiers à en rendre compte ? Le dossier initial comporte en effet de multiples questions sur le rapport aux apprentissages, aux partenaires, aux parents, aux indicateurs terminaux. Mais il ne permet jamais de faire de liens entre les différents axes du projet. Or, dans la réalité, les liens existent et tout l'équilibre complexe des projets et des apprentissages repose beaucoup sur la possibilité de les exploiter.

Un texte incarné et militant

Il nous arrive aussi de faire et d’envoyer au Cardie de l’Académie de Lille des bilans ou demandes d’accompagnement des différentes actions innovantes que nous mettons en place dans notre établissement. Il y a eu des années où les rapports devaient être saisis en ligne dans des cases avec un nombre de signes prédéterminé. Avec de nouveau pour nous la difficulté de bien nous faire comprendre et de réussir à transmettre une cohérence globale à travers un saucissonnage des composantes du projet.

Mais cette année, le rapport à transmettre était sous un format .doc, tout simple, à remplir et à envoyer à une adresse mail. Nous avons tout de suite vu l’occasion, dans ce format, d’ajouter en introduction à ce qui nous était demandé, un texte de 3 pages, incarné et militant, nous permettant de nous assurer de la bonne compréhension de nos visées pédagogues et éducatives, derrière les objectifs, indicateurs et perspectives envisagées. Nous avons rédigé ce texte en « Nous », pour nous positionner fortement sur les innovations que nous proposions, pour en assurer non seulement la mise en œuvre effective, mais également la paternité des idées portées par ces innovations. Qu’elles soient bonnes ou mauvaises, c’étaient nos idées. Nous avons ajouté un historique de notre démarche d’innovation, parce que nous avions besoin de ce retour en arrière pour expliquer certaines évolutions de notre réflexion. Nous avons utilisé du présent de narration, quand nous avons eu besoin de mettre en valeur certaines actions, des connecteurs logiques pour créer un dynamisme de lecture de notre projet et emmener nos lecteurs (toujours très mal identifiés) avec nous dans notre aventure pédagogique, allant jusqu’à faire parfois durer le suspense avant de présenter les résultats et indicateurs qui nous semblaient valider notre démarche. Un peu à la manière d’un article pour les Cahiers pédagogiques.

Nous ne savons pas quel a été l’accueil et l’impact sur la commission de ce texte ajouté. Le partenariat avec le Cardie a été reconduit, ce qui était notre finalité. Il n’a peut-être pas été plus convaincant que les informations qui nous étaient demandées dans le dossier. Mais nous avons eu du moins l’impression d’exister un peu dans cette étape de validation par la commission. De faire vivre un peu plus nos idées et nos projets, nos élèves et nos pratiques au quotidien, de mettre en valeur davantage l’originalité et la globalité de notre réflexion. Sans avoir envie de la faire entrer dans des cases.

Rebonds 3

Paragraphe 6 : est-ce que c'est le projet qu'il faut redécouper, ou bien un texte que vous aviez écrit, sur lequel vous vous étiez mis d'accord ? On peut se dire aussi que demander les « objectifs » ou les « résultats attendus » d'un projet n'est pas extravagant, peut même être utile aux animateurs du projet pour formaliser ce qu'ils ont en tête, non ? Comment aviez-vous utilisé l'écrit dans les premiers temps de préparation du projet, sans passer par ce genre de découpage ?

J'ai commencé à réécrire le paragraphe 6, mais j'ai du mal à argumenter pour l'instant sur ce que tu me demandes.

Ce que je voudrais montrer, c'est comment le découpage cadré du projet fait perdre au lecteur (et non à  celui qui écrit le projet) la cohérence globale du truc. C'est du moins mon hypothèse, quand je me rends compte que certains éléments fondamentaux pour nous dans un projet pédagogique ne sont pas vus par des lecteurs distants et immatériels. (Genre des commissions pour accorder des budgets ou valider des financements de projets)

Céline Walkowiak Enseignante de lettres au collège, dans le Pas-de-Calais, le 12 Juillet 2014 à 11:09

Paragraphe 11 : sous quelle forme se présente le « nouvel argumentaire » que vous envoyez ? Pourquoi ne figurait-il pas dans les 25 pages du dossier ? On ne comprend d'ailleurs bien ce qu'il y a dans ces 25 pages, alors que plus haut (par. 9) vous écrivez « nous vous l'avons expliqué en dix lignes »…

 

Voilà ce que disait le nouvel argumentaire. Ce texte insiste fortement sur les liens qui existent entre les différents axes du projet subventionné, ce qui n'apparaissait pas assez clairement, visiblement, dans le dossier initial.

Le dossier initial comporte de multiples questions sur le rapport aux apprentissages, aux partenaires, aux parents, aux indicateurs terminaux.

Mais il me semble très compliqué, à travers ce genre de dossier,  de faire des liens entre les choses. Or, dans la réalité, les liens existent et tout l'équilibre complexe des projets et des apprentissages repose beaucoup sur la possibilité de les exploiter.

 

"Nos élèves sont bien engagés dans la réalisation d'une mini formule , dans l'objectif de participer à la finale régionale du concours Course-en-cours, prévue mi-Mai. Ce concours nous permet de mettre en œuvre une pédagogie du chef d’œuvre, qui agit favorablement sur la remise au travail des élèves décrocheurs dont nous avons la charge. Nous articulons toujours cette fabrication à un projet culturel fort, ce qui nous permet de développer l'ensemble des compétences attendues à la fin de la scolarité obligatoire, et de donner à la fois une culture technologique et une culture humaniste à nos élèves. 

Depuis Septembre, les élèves ont donc entamé, avec l'aide de Télégohelle, une télévision numérique locale, et Bernard Nauer, réalisateur de "Nuit d'ivresse" et de documentaires pour Envoyé Spécial, une réflexion sur la réalisation d'un documentaire relatant leur propre histoire du projet, ainsi que le suivi de la construction de la voiture durant l'année scolaire.En effet, il nous semblait important que ces élèves, qui ont peu de recul sur leurs apprentissages, se voient grandir et progresser, dans une mise en abîme permise par la réalisation de ce documentaire, dont ils sont les propres sujets.Pour articuler ce thème audio-visuel avec la course, (ce que demande le règlement du concours, puisque le développement d'un thème est encouragé, permettant une identification forte des élèves à leur équipe) Ils ont de plus décidé de fabriquer une voiture-travelling, équipée d'une caméra qui filmera la course le jour des essais et de la finale.

Le fait d'articuler la réalisation de la voiture et la réalisation du documentaire, ainsi qu'une réflexion sur le tournage de scènes de voiture au cinéma, permet de créer une cohérence forte pour les élèves et les aide à s'impliquer davantage encore dans le projet. Cela permet également aux élèves d'utiliser le travail fourni dans le cadre du concours pour leur entretien oral d'histoire des arts, épreuve obligatoire du DNB à la fin de la 3ème.

Donc, notre projet, tel qu'il avait été pensé au départ, se poursuit, grâce à l'aide de la Fondation Richard.L'objectif premier reste la réalisation d 'une mini-F1, qui roulera le jour de la finale. Nous espérons que le thème développé en parallèle, autour de cette fabrication, à savoir la réalisation audio-visuelle, sera un plus qui permettra à nos élèves de remporter un prix.

Céline Walkowiak Enseignante de lettres au collège, dans le Pas-de-Calais, le 12 Juillet 2014 à 11:18

Pour le reste, c'est bien mené, l'intro donne envie, et la fin est bien convaincante. Merci !

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