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Le docteur Itard (1774-1838) et l’enfant sauvageTexte paru dans Sciences humaines (Les Grands dossiers de Sciences

humaines n°45 : les grands penseurs de l’éducation – décembre 2016)

En 1797 des paysans de l’Aveyron aperçoivent un enfant nu courant dans la forêt. Craintif, il s’enfuit à leur vue en émettant des sons inarticulés. Quelques mois plus tard, des bûcherons réussissent à le capturer et l’amènent au village. On tente de le laver et de le nourrir, mais, l’enfant crie et se débat, avant de parvenir à s’échapper. Le 25 juillet 1799, des chasseurs le découvrent dormant dans un arbre et réussissent à l’attraper, mais il s’enfuit encore. Enfin, le 8 janvier 1880, un jour d’hiver particulièrement rigoureux, l’enfant vient se réfugier de lui-même chez le teinturier du village de Saint-Sernin. On le confie à un orphelinat où de nombreux spécialistes viennent l’observer, tentant en vain d’obtenir de lui quelques mots. L’abbé Sicard, directeur de l’Institut des sourds-muets, obtient qu’il soit transféré à Paris afin de pouvoir l’étudier. Très vite, son verdict tombe : cet enfant est un « idiot de naissance » et c’est pour cela, sans doute, que ses parents l’ont abandonné dans une forêt où il a survécu tant bien que mal. Ce diagnostic est confirmé par le spécialiste de l’aliénation mentale de l’époque, le docteur Pinel, qui conclut, après un examen minutieux à « l’idiotisme incurable ».

Jean-Marc Gaspard Itard à alors 25 ans, il n’a pas encore passé sa thèse de médecine, mais a été affecté à l’Institut des sourds-muets. Il s’intéresse très vite à celui que l’on baptisera désormais Victor, en référence à ses borborygmes les plus fréquents. Itard est un disciple de Locke et Condillac, des philosophes qui considèrent, à rebours de la philosophie classique qui dominait jusque-là, que toute connaissance vient de nos sensations et que nous sommes en quelque sorte
« pétris » par nos expériences. Si c’est le cas, alors l’éducation a un pouvoir extraordinaire : comme le disait le philosophe matérialiste Helvétius, elle « peut tout, même faire danser les ours ».

Itard voit donc dans l’arrivée de Victor l’occasion de montrer concrètement qu’il a raison. Il obtient qu’on lui confie l’enfant et se propose de faire son éducation pour l’amener à ce qu’il considère comme la faculté des humains par excellence, le langage. Il met ainsi en œuvre des principes pédagogiques très précis : s’inscrire dans le prolongement des expériences antérieures vécues par l’enfant et, en même temps, introduire progressivement des éléments susceptibles d’élargir sa sensibilité ; susciter en lui des besoins nouveaux et mettre l’enfant en position d’apprendre à les satisfaire par lui-même ; mettre en place des stimuli pour déclencher des réactions

 

qui l’amèneront à la pensée ; créer des situations où l’usage du langage sera une nécessité...1

Pendant de long mois, avec l’aide de sa gouvernante, Madame Guérin, Itard va s’attacher à accompagner Victor dans son développement. Il fait preuve, pour cela, d’une créativité fantastique au point que Maria Montessori lui rendra hommage voyant en lui un précurseur essentiel en matière d’outils pédagogiques2. Il invente, en effet, une multitude de « jouets éducatifs », utilise les situations de la vie quotidienne pour introduire les principes de l’arithmétique, la menuiserie pour les apprentissages moteurs, le puzzle pour celui de la lecture, etc. Il s’attache avec obstination à faire identifier les objets par Victor puis à lui faire répéter les mots qui les désignent. Mais en vain : si Victor devient progressivement capable d’effectuer des travaux ménagers et jardiniers, s’il en vient à éprouver et manifester des sentiments, il restera incapable d’accéder au langage articulé jusqu’à sa mort, vers l’âge de quarante ans. Itard finira par s’y résigner et abandonnera Victor à son mutisme.

Aujourd’hui encore, il est impossible de savoir si Victor était réellement incapable de parler (peut-être était-il aphasique ou atteint d’une forme d’autisme ?) ou si les méthodes d’Itard, souvent très proches du dressage, n’ont pas été les bonnes. Mais l’œuvre d’Itard reste néanmoins exceptionnelle : en s’élevant contre des conceptions innéistes et fatalistes, il a fait progresser considérablement la réflexion et l’activité pédagogique. En faisant le pari de l’éducabilité de Victor, il a bouleversé une vision résignée de l’éducation. En observant et se mettant à l’écoute de l’enfant, il a ouvert une voie que bien d’autres vont explorer après lui.

Mais, en même temps, Itard est très représentatif du caractère ambivalent du principe d’éducabilité : il en montre l’impératif philosophique et la fécondité pratique, tout en laissant entrevoir les dangers dont il est porteur. En effet, contrairement à la belle et douce interprétation de François Truffaut dans son film L’enfant sauvage(1969), le docteur Itard n’était pas exempt de certains dérapages : quand Victor résistait un peu trop à ses injonctions, il n’hésitait pas, sachant qu’il avait peur du vide, à le suspendre en haut de la tour Saint-Jacques. Quand il réussissait bien une tâche, il l’enfermait dans un placard pour lui faire comprendre ce qu’est l’injustice ! Le principe d’éducabilité, poussé à bout, autorise alors, on le voit, des méthodes particulièrement discutables sur le plan éthique. Et l’éducateur, poussé par un volontarisme sans limite, peut se prendre pour un démiurge, façonnant l’humain selon son désir. Là est la limite du principe d’éducabilité : un petit homme qui se développe n’est pas un objet que l’on fabrique, mais une liberté que l’on accompagne3. Itard, en ce sens, est aussi essentiel par ce qu’il a élaboré que par les questions qu’il nous pose.

1 Voir les « rapports d’Itard » dans l’ouvrage de Lucien Malson, Les enfants sauvages, suivi de Victor de l’Aveyron, Paris, UGE, 10/18.

2 Pédagogie scientifique, Paris, DDB, 2014.
3 Voir Philippe Meirieu, Frankenstein pédagogue, Paris, ESF, 1996.