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Enseigner, métier ou profession ?

Richard Étienne

 

Au pandore qui contrôle mon identité, je déclare comme profession celle d’enseignant. Guère satisfait, il insiste : « professeur ou instituteur ? ». Mon grade de professeur lui donne l’occasion de me faire la morale mais je n’oublierai pas cet épisode. À quoi correspond cette manie de l’étiquetage ? Pourquoi la profession enseignante n’est-elle pas perçue d’un seul bloc ? Bien plus tard, dans mon triple métier d’enseignant-formateur-chercheur, j’aurai l’occasion à plusieurs reprises d’explorer les paradoxes cachés d’une opposition bien souvent synonymique entre métier et profession, d’en découvrir l’intérêt fondamental, de plaider pour le maintien de cette ambiguïté et enfin d’en saisir la signification dans l’agir réflexif qui nous caractérise actuellement.

Quelques paradoxes dans la désignation de l’acte d’enseignement
Enseigner, un métier qui s’apprend, tel est le titre du dossier paru dans le numéro 435 des Cahiers pédagogiques de septembre 2005. Si le métier semble l’emporter dans l’intitulé, l’urgence et l’intérêt de la défense de la formation professionnelle tant initiale que continue font que les deux termes coexistent comme bien souvent. Or, ils ne proviennent pas du même imaginaire, ils n’ont pas la même portée identitaire. On pourrait même prétendre que le métier, qui vient du latin ministerium (fonction de service), est aux antipodes du magisterium (fonction de maître). Mais des siècles ont passé et le Moyen-Âge a donné aux métiers leurs lettres de noblesse grâce au développement des corporations et du compagnonnage. D’où la tentation de définir le métier comme une posture humble (« cent fois sur le métier… »).
Alors, qu’en est-il des professions ? Si nul n’est prophète en son pays, rares sont ceux et celles qui font remonter l’origine du terme à la professio (déclaration, manifestation) que l’on retrouve dans la profession de foi. Et le développement des professions libérales en France a fait le reste : on déclare une profession, on exerce un métier. L’imaginaire collectif a su développer ces deux représentations sans jamais les opposer puisque tout se passe comme s’il n’y a pas d’alternative entre les deux. Mais le raz-de-marée de la professionnalisation vient submerger l’allant-de-soi qui fait coexister pacifiquement les deux jusque dans le titre donné à son livre par Philippe Perrenoud en 2001 Développer la pratique réflexive dans le métier d’enseignant. Un an plus tard, Anne Jorro propose de Professionnaliser le métier d’enseignant. Même si, et peut-être parce que ce titre a été imposé par l’éditeur, le tournant de la professionnalisation exclusive de l’apprentissage du métier est pris. Ce qui ne veut pas dire que la rupture soit consommée dans l’imaginaire collectif mais il devient de bon ton dans certains milieux de professionnaliser à tout va.
Obligation de moyens ou de résultats ?
Éduquer, soigner et gouverner sont des métiers impossibles pour Freud ; c’est simple : on ne peut garantir le résultat. En effet, si l’on se réfère à une distinction juridique, les métiers sont tenues à une obligation de résultat alors que les professions relèvent d’une obligation de moyens (articles 1137 et 1147 du code civil). Qu’est-ce que cela signifie concrètement ? Dans la mesure où la bonne fin de la tâche est soumise à des aléas, il n’est pas possible de garantir le résultat. Or, actuellement, à travers les lectures rapides de PISA, il faudrait avoir des résultats et incriminer les pays qui en obtiennent de mauvais : ne pas être dans le groupe de tête ou perdre des places revient au même et la France cumule ces deux démérites.
Dans bien des pays, cette distinction juridique se traduit par la réflexion sur la création d’un ordre professionnel des enseignants qui serait seul capable de dire la pertinence des moyens déployés, de rédiger un code de déontologie et de régler la formation initiale et continue. Ainsi, au Canada, le Québec ne s’est pas doté d’un tel ordre (qu’on peut comparer à celui des médecins ou des avocats) alors que la province voisine de l’Ontario a fait ce choix. Ces hésitations montrent combien il est difficile de trancher entre métier et profession pour l’enseignement.
Ainsi, nous ne sommes pas tenus à une obligation de résultats que bien des politiques voudraient nous faire endosser. En contrepartie, nous devons multiplier les moyens pour diagnostiquer ce qui fait obstacle aux apprentissages et au développement tout comme nous avons à mettre en œuvre les méthodes et les dispositifs les plus pertinents en consacrant plus de moyens aux recherches en éducation. Enfin, même si les comparaisons internationales ne sont pas raison, nous ne pouvons nous désintéresser du résultat de notre action que ce soit au niveau des personnes, des groupes ou des nations et nous devons nous intéresser à ce que révèlent ces évaluations plus qu’au classement des nations développées.
Les raisons du maintien d’une ambiguïté
Les enseignants entre plaisir et souffrance de Blanchard-Laville (2001) et Le travail à cœur d’Yves Clot (2012) sont deux des ouvrages qui marquent le début du vingt-et-unième siècle sur les questions de pathologies induites par le travail. Nous ne nous questionnons pas suffisamment sur le sens de toutes les manifestations syndicales et recherches scientifiques qui visent le retour de ce phénomène que l’on appelle la souffrance au travail. Certes, la souffrance est indissociable du travail mais le développement de la bourgeoisie a permis de rendre certains travaux source de plaisir et d’épanouissement. Si l’enseignement n’est pas le seul, il semble concerné car, comme a su le montrer la première auteure citée, il est bien probable que rien n’est univoque dans la vie d’une enseignante ou d’un enseignant.
Il y a de l’ambiguïté entre le travail de correction des copies et la joie ou la déception professionnelle de celle ou celui qui constate ou ne constate pas qu’une notion est passée, qu’un obstacle a été surmonté.
Autrement dit, le métier d’enseignant est constitué de tâches routinières comme corriger des copies, annoter un cahier du jour, préparer un cours dont l’aspect répétitif et le nécessaire ancrage dans des formes réglées conditionnent l’efficacité sur le long terme. Voilà pour le côté métier dont les grandeurs sont dues à une servitude volontaire. Mais, sans que les frontières en soient nettement dessinées, il y a également un retour sur cet investissement qui est attendu et parfois constaté lors de la rencontre d’une ou d’un ancien élève qui vous raconte son parcours ou vous parle avec chaleur d’un cours qui les ont marqués. Les dimensions émotionnelles de la profession ont été trop longtemps dissimulées par la notion d’agent du service public. On sait aujourd’hui combien sont importantes pour nous, comme pour tout professionnel mais aussi pour les gens de métier, les notions de reconnaissance car elles sont liées à notre engagement. Au delà des notions juridiques, notre humanité se retrouve dans la construction mentale et morale que nous élaborons en permanence de qui caractérise le « travail bien fait ». Et là se retrouvent métiers et professions, du chef d’œuvre à la reconnaissance par le destinataire de l’action menée.
La supériorité de l’agir réflexif
Rien n’empêchera donc la persistance d’une continuité entre métier et profession mais l’évolution historique de l’enseignement a déterminé un enrichissement et une diversification des tâches qui doivent être l’objet d’investigations en cours qui seront très rapidement évoqués : l’implication dans des actions collectives, les inflexions des pratiques évaluatives et le développement professionnel.
L’avantage du collectif et du penser ensemble
Même si tous les référentiels citent le travail en équipe comme un compétence incontournable, la part majeure de son temps de travail continuera à se situer dans la solitude de l’enseignant de fond. Son lieu de travail reste également la salle de classe. Mais, incontestablement, les écoles et les établissements ne sont plus de simples boîtes à œufs dans lesquels il n’y aurait pas d’effet-établissement. Même si les recherches portent moins qu’à la fin du vingtième siècle sur ces aspect, nous savons qu’il existe et les Cahiers pédagogiques lui ont consacré plusieurs dossiers dont le dernier (« Ce qui fait changer un établissement ») pose le problème dans des termes sans ambiguïté : oui, il est possible de faire changer l’école à ce niveau. Dès lors, sans négliger la prééminence de l’effet-maître, les enseignants ont tout intérêt à percevoir et concevoir l’avantage du collectif dans leur action, qu’elle prenne une dimension globale sous forme de projet d’établissement ou de projets apparemment plus modestes comme les travaux personnels encadrés (TPE) et autres démarches collectives institutionnelles, voire émanant de collectifs d’enseignants comme les sorties et voyages scolaires. C’est à cette occasion du penser ensemble que se développe l’implication collective des enseignants quand bien même certaines représentations stéréotypées en font un exercice solitaire.
Un nouveau regard sur l’évaluation de son action
Dans le domaine de l’évaluation aussi, les choses ont évolué et continuent de le faire en ce début du vingtième siècle, les « classes sans notes » se multiplient et le signal fort que donne la profession dans ce cas, c’est le choix volontairement effectué du côté du faire apprendre plus que du contrôle social, rôle attribué à la note et surtout aux moyennes et classements qu’elle permet. Les enseignants ne veulent plus se situer du côté de la constante macabre si finement dénommée par André Antibi (2003). Mais, comment avons-nous appris à évaluer ? Comme j’anime depuis plus de trente ans des formations sur l’évaluation, je constate que cet aspect est celui qui change le plus rapidement sans doute sous l’influence conjuguée des militants pédagogiques, des enseignants, des formateurs et des chercheurs ainsi que de l’institution qui incite à s’intéresser plus aux compétences qu’aux seules connaissances académiques ainsi qu’en France à la mise en place d’un socle commun de compétences, de connaissances et de culture.
Le développement professionnel, individuel et collectif
Selon Bucheton (2009), aux gestes de métier viennent s’ajouter et se superposer des gestes professionnels qui sont liés aux spécificités de la tâche enseignante. La formation peut jouer un rôle majeur dans leur transmission. La loi sur le livret individuel de formation devrait s’accompagner du rappel d’un devoir collectif qui lie les personnes d’une même institution. Croire en l’école et la refonder est indissociable d’une reconnaissance du lien nécessaire entre les projets d’établissement et l’intervention de professionnels formés à cet accompagnement. Le concevoir sous la double forme d’échanges et d’apports à la demande n’est sans doute pas la chose la plus aisée à réaliser. Sans compter toute la réorganisation de la formation et de l’aide à l’innovation que cela requiert.

Alors, enseigner, métier ou profession ? Sans doute métier par bien des aspects humbles et peu exaltants mais ô combien indispensables pour la réussite à terme mais aussi profession par la revendication d’une autonomie des enseignants dans la conception et l’évaluation de leur action. Ce qui permet de souligner que les évolutions de l’enseignement et de ses enjeux dans une société de la connaissance rendent indispensable un questionnement de l’identité professionnelle et de métier des enseignants mais aussi de toute les structures qui coopèrent avec eux pour l’exécution du plus beau métier du monde.

Références des livres :
Antibi, A. (2003). La constante macabre. Toulouse : édition Math'Adore.
Blanchard-Laville, C. (2001). Les enseignants entre plaisir et souffrance. Paris : PUF.
Bucheton, D. (2009, dir.). L’agir enseignant : des gestes professionnels ajustés. Toulouse : Octarès.
Clot, Y. (2010). Le travail à cœur. Pour en finir avec les risques psychosociaux. Paris : La Découverte, coll. « Cahiers libres ».
Jorro, A. (2002). Professionnaliser le métier d’enseignant. Paris : ESF.
Perrenoud, Ph. (2001). Développer la pratique réflexive dans le métier d’enseignant. Paris : ESF.