L’école de demain reste à faire , ses professions aussi

 

 

Françoise Clerc
Professeur en sciences de l’éducation

L’école n’est pas en crise ; elle est bloquée dans des archaïsmes dont l’un – majeur - est son organisation pédagogique et par voie de conséquence l’organisation du travail des enseignants (et des élèves). Le ripolinage à coup de culture numérique n’y fera rien car le problème est ailleurs. Yves Reuter  note que les pédagogies alternatives sont marginalisées, en dépit de leurs effets positifs (l’amélioration du climat scolaire et des performances des élèves). Il s’interroge : « Ce qui est rejeté en marge de l’institution offre des perspectives de lutte contre les difficultés scolaires. Reste à savoir combien d’enquêtes PISA devront être publiées avant que les politiques tentent enfin d’aider les élèves par des solutions éprouvées. » S’il a globalement raison, on peut cependant lui répondre que précisément PISA (et d’autres enquêtes du même genre) contribuent à la construction d’un problème impossible à résoudre : comment améliorer l’efficacité du système sans remettre en cause les « évidences » de l’organisation scolaire ? L’organisation pédagogique et le « service » des enseignants calculé sur la base de la présence face aux élèves font partie de ces « allants de soi » difficiles à ébranler parce qu’ils sont le résultat d’une « imposition symbolique » d’un État républicain fétichisé

Remonter dans le temps pour éclairer le présent
Accuser les enseignants de faire de la résistance aux réformes contribue à mal poser les problèmes. Dernièrement le ministre Vincent Peillon, dans un entretien à Libération, disait de façon assez paradoxale : « Au moment où on s’attaque aux vraies difficultés, il est normal qu’il y ait des résistances... » et se déclarait prêt « à affronter une part d’adversité » . Pour être subtile, la charge n’en n’est que plus dure : non seulement les enseignants font de la résistance mais, de plus, cette résistance est irrationnelle puisque l’on s’attaque enfin aux vrais problèmes.
Si l’on y regarde de plus près, le jeu traditionnel concernant les services et l’organisation du travail des enseignants s’est considérablement schématisé, structuré autour d’un mécanisme simple de type action/réaction. L’actualité le montre : le ministre souhaite revoir les obligations de service et les décharges horaires des enseignants des classes préparatoires qui ne concernent qu’une petite minorité d’élèves, la plupart héritiers d’un capital symbolique non négligeable, aussitôt la charge est sonnée par les professeurs et les élèves. La messe républicaine est dite. Faut-il continuer à poser le problème du travail des enseignants dans les mêmes termes et monter des usines à gaz à coup de décharges, d’heures supplémentaires ou d’indemnités ? Faut-il, ce faisant, conforter les professeurs les plus conservateurs qui attendent la réforme suivante  tandis que les professeurs les plus dynamiques essuient les plâtres des réformes et des expérimentations, assurent des coordinations, contribuent au travail d’équipe, vont en formation... sans toujours bénéficier d’une reconnaissance à la mesure de l’investissement ?

Quelles perspectives ?
Repenser le travail enseignant est donc une tâche au cœur de multiples contraintes :
- le temps scolaire et l’organisation pédagogique des écoles et des établissements,
- l’organisation des études et notamment avec la frontière entre l’école et le collège, la déconcentration des moyens et la décentralisation des politiques éducatives,
- ...
À terme c’est bien la remise en cause des logiques qui ont permis de construire l’École par le passé qui est en jeu. Il s’agit d’une révolution copernicienne et non pas d’une simple réforme des structures : sortir des archaïsmes hérités de l’histoire pour inventer de nouvelles réponses.

• Unifier les différents métiers en une seule profession de la maternelle à la fin du lycée, organiser la mutualisation des ressources entre les différents types d’établissements
- par leur mise en réseau, par les échanges de services et d’enseignements,
- par l’organisation de véritables cycles d’observation et d’orientation permettant aux élèves de bénéficier d’un accompagnement personnalisé efficace (conseil, échange, droit au remords, analyse des besoins d’apprentissage...)
La logique du Socle oblige à penser l’école et le collège dans un même ensemble. Pour les lycées, l’attraction vers l’enseignement supérieur oblige à organiser des échanges avec les enseignements de premier cycle universitaire (BTS, écoles professionnelles, préparation aux grandes écoles, licence...)

• D’anciennes fonctions , insuffisamment reconnues, doivent être enfin identifiées comme faisant partie intégrante du travail quotidien. Il est nécessaire de prendre enfin la mesure de la professionnalisation par une approche globale des missions (qui était clairement celle de la circulaire n°97-123 du 23/05/1997), charge aux acteurs locaux (établissements et réseaux d’établissements) de préciser dans ce cadre général, les fonctions à l’égard de l’établissement et les tâches liées qui permettent de mener à bien ces missions :
- la coordination de projets,
- la responsabilité d’une équipe
- la production de supports pédagogiques,
- la responsabilité de groupes de travail,
- la coopération (pas seulement le dialogue) avec les familles pour l’orientation.
De nouvelles activités (pas si nouvelles en réalité) devraient faire l’objet d’une formation initiale et continue :
- l’accompagnement des élèves, qui n’est pas du soutien, mais un travail sur le développement des enfants et vise à les mettre en situation de prendre conscience de leur parcours et des compétences qu’ils peuvent mobiliser,
- la prise en charge de la vie des groupes d’enfants (conseils d’enfants ou d’adolescents, construction collective des règles...), l’apprentissage du travail coopératif,
- la participation à des politiques éducatives décentralisées par exemple : mise en place des activités éducatives extra scolaires complémentaires, implication dans des Maisons du savoir...
Les expériences réussies de mise en œuvre de ces fonctions dans l’éducation prioritaire, les établissements innovants etc. constituent des ressources importantes par les compétences qu’elles ont permis de construire. Cette approche suppose une évaluation des charges de travail liées à l’exercice des fonctions nécessaires, une négociation interne pour la répartition des responsabilités, une marge significative de moyens autonomes pour faire face aux particularités locales (sous condition de rendre des comptes de leur usage).

• Repenser l’organisation pédagogique dominante et se donner de la souplesse : emplois du temps mobiles adaptés aux besoins des élèves et aux nécessités des apprentissages, intégration des temps d’appropriation dans le temps normal de l’enseignement (devoirs, aides diverses), groupes de composition variable, analyse de la vie des groupes régulière par un dialogue adultes/élèves, cursus plus souples, champs disciplinaires élargis et mieux coordonnés reposant sur des collaborations étroites d’enseignants de cultures différentes...
L’expérience accumulée sur les emplois du temps souples, la modularisation des enseignements, les travaux pluridisciplinaires, la conduite concertée de l’apprentissage de la recherche documentaire, l’évaluation formative sont des atouts incontestables....
• Repenser la complémentarité des professions de l’éducation, dans et hors de l’école, contractualiser les collaborations.
Les expériences locales réussies, notamment dans l’éducation prioritaire, les réseaux d’aide (bien trop décriés), dans divers dispositifs locaux... reposent sur l’explicitation des rôles de chaque institution et des catégories d’acteurs et sur la conduite de processus contractuels. Imposer un changement et laisser les acteurs locaux se débrouiller est la pire des solutions.

Miser sur les dynamiques locales
L’archaïsme de la profession se nourrit d’un autre archaïsme : celui de la gouvernance de l’État. La logique comptable jusqu’ici dominante dans l’approche du temps de travail nourrit l’opposition frontale des organisations syndicales et bloque depuis longtemps l’évolution des services. La méfiance réciproque et les habitudes bien rodées des négociations conduisent périodiquement aux mêmes impasses. Le climat tendu entretenu par les derniers ministres n’est pas non plus favorable à la levée des blocages. L’accord récent sur le statut semble les dépasser. Mais il reste dans la logique additive traditionnelle : les fonctions indispensables font l’objet d’une indemnisation, de même que l’enseignement en cycle terminal de lycée. Le porte-parole de FSU le dit clairement : « Il était important de rendre visibles toutes les tâches qui s'ajoutent aux cours magistraux. C'est une façon de combattre le préjugé selon lequel les enseignants se contentent de faire leurs heures de service, point final. » Le cours magistral reste le noyau dur, comme une évidence. Le gain principal est en termes de communication en direction de l’opinion publique. Pour l’organisation du travail et le fonctionnement collectif des établissements : pas grand-chose.
Mais au-delà des aléas des négociations en cours, on peut raisonnablement penser que vu du ministère, la spécificité des établissements est difficile à appréhender. Or, les établissements disposent de ressources pour penser leur propre activité et organiser des réponses aux prescriptions qui leur sont adressées. Encore faut-il les aider à les identifier et à les mobiliser de façon pertinente. L’accompagnement des équipes, l’analyse réflexive des pratiques figurent parmi les moyens indispensables d’une professionnalisation qui ne passe pas par la voie de la libéralisation. Ce temps consacré à l’élaboration concertée des compétences est nécessaire à l’accomplissement des missions et doit faire partie intégrante des services. Jouer la carte d’une autonomie pour l’organisation pédagogique n’est pas déraisonnable. Dans les écoles coopératives et les établissements innovants, la récupération d’un pouvoir d’action, la satisfaction de meilleures relations avec les élèves, la prise de conscience des progrès réalisés collectivement, la souplesse qui autorise des investissements variés se révèlent la plupart du temps comme des avantages suffisants pour s’engager dans des processus d’ajustement du travail. Mais surtout, les grands gagnants sont les élèves. Pour exploiter au mieux les ressources locales, il faut donner aux chefs d’établissement une véritable responsabilité politique dans l’organisation éducative des établissements . Ce qui entraîne automatiquement une révision à la hausse des critères de recrutement et de la formation et une mutation importante dans le travail des corps d’inspection.

Les modes d’organisation peuvent varier d’un lieu à l’autre. Il serait trop long de faire le répertoire des expériences réussies, mais qui restent marginales. Prendre au sérieux l’idée d’une démocratisation de l’école signifie que la responsabilité collective des équipes éducatives (enseignants et non enseignants) est non seulement reconnue, mais aussi qu’on lui donne les moyens de s’exercer : devenir enseignant, n’est pas un projet individuel. Il s’agit de sortir de l’illusion du contrôle pour entrer dans des formes de gestion des ressources humaines fondées sur la reconnaissance des compétences personnelles et collectives.

- Un cadre est commun à l’ensemble du service public d’éducation. Il constitue une véritable commande de l’État aux acteurs de terrain.
- Le service public doit retourner aux principes fondateurs et cesser d’être instrumentalisé en vue d’intérêts qui lui sont étrangers.
-  La loi d’orientation fixe les principes. Elle ne peut pas être à la fois une programmation, car qui dit orientation dit en même temps possibilité d’une interprétation en fonction des réalités locales et des nécessités de l’action.
Il est clair que ce réajustement engage une conception du rôle de l’État qui dépasse l’École et ne peut se réduire aux visions traditionnelles Que les représentations de l’éducation soient divergentes, voire contradictoires, fait partie des conditions normales du fonctionnement d’une institution qui est à ce point centrale dans la politique française et dans la vie de chaque citoyen. Mais au lieu de considérer les divergences comme un obstacle, il s’agit d’avoir le courage et le talent de les transformer en moteur d’une évolution continue par une double reconnaissance : du droit de chaque citoyen à contribuer à la vie de l’institution et du domaine de responsabilité des professionnels de l’éducation. Un des rôles majeurs du ministère est alors d’instituer les conditions d’un travail en commun au plus près des réalités locales et d’en valider les productions au nom d’une vision de société française, plus solidaire et plus égalitaire.