Engagez-vous qu’ils disaient !

Joachim DE STERCKE, Gaëtan TEMPERMAN, Bruno DE LIEVRE

Service de Pédagogie Générale et des Médias Educatifs, Université de Mons

Engagez-vous qu’ils disaient !

Joachim DE STERCKE, Gaëtan TEMPERMAN, Bruno DE LIEVRE

Service de Pédagogie Générale et des Médias Educatifs, Université de Mons
18 Place du Parc 7000 Mons • joachim.destercke@umons.ac.be

 

INTRODUCTION

Si l’on en revient à l’étymologie du terme, « s’investir » dans une tâche suppose de dépasser le stade de l’engagement et de l’obligation contractuelle. L’investissement d’un enseignant dans la profession se mesure ainsi à son degré d’implication personnelle dans l’École avec un grand E. Cet investissement, étudié dans la littérature anglophone sous l’appellation de « Teaching Commitment », peut prendre de multiples formes. Dans cet article, nous nous proposons de lever le voile sur l’une d’entre elles : l’investissement comme passion ou attachement émotionnel à la profession. Pour cela, nous nous appuierons sur le vécu de quinze enseignants débutants interviewés au cours de leurs deux premières années de carrière. Ces enseignants sont tous titulaires d’un titre pédagogique et exercent, soit dans l’enseignement fondamental (maternel ou primaire), soit dans les trois premières années de l’enseignement secondaire belge francophone. Le traitement des entretiens a été réalisé au moyen d’une analyse thématique de contenu.

UNE PASSION OU UN ATTACHEMENT ÉMOTIONNEL

La passion ou l’attachement émotionnel à l’enseignement constitue de loin le thème sur lequel les débutants se sont le plus étendus lorsque nous les avons interrogés sur leur « Teaching Commitment ». Ce thème est lié à la dimension personnelle et psychologique de l’insertion professionnelle. Dans le discours des débutants, l’investissement comme passion ou attachement émotionnel à la profession se décline le plus souvent avec le bien-être au travail ou le sentiment de vocation professionnelle.

Le bien-être au travail

Les enseignants débutants, comme n’importe quel travailleur, ressentent plus ou moins de bien-être dans l’exercice de leur profession. Cette évaluation subjective fait place à l’expression de sentiments très positifs associés à l’enseignement tels que la joie, la fierté d’être professeur, le sentiment d’accomplissement, ou encore le sentiment d’utilité sociétale. En lien avec ce bien-être déclaré, on retrouve des éléments attestant d’une motivation intrinsèque à exercer la profession et du plaisir qu’ils tirent de l’enseignement. Daniel, qui est Agrégé à l’Enseignement Secondaire Inférieur en mathématique, nous dit ainsi profondément aimer sa discipline et apprécier percevoir l’étincelle dans les yeux de ses élèves lorsque le déclic de la compréhension se fait chez eux. Antoine, un AESI spécialisé en Sciences naturelles, explique que son travail lui procure un sentiment de bien-être qu’il tente de transmettre autour de lui en étant souriant et plaisant avec ses collègues et ses proches. Floriane, une institutrice primaire, évoque toute la fierté qu’elle tire du fait d’être enseignante, et le point d’honneur qu’elle met à défendre l’image de cette profession qui « a un impact positif sur sa vie en général » (dixit). Pour Lindsey, elle aussi institutrice primaire, faire partie de l’enseignement était un challenge qui sortait de la trajectoire que lui ouvrait son habitus. Le sentiment d’accomplissement se dégageant de sa réussite n’en est que plus intense. Enfin, Bénédicte met quant à elle l’accent sur le sentiment d’utilité qu’elle ressent lorsqu’elle enseigne, et sur la valorisation personnelle que lui procure sa profession.

Malheureusement, l’enseignement peut aussi être source de sentiments plus mitigés, voire clairement négatifs, et ce pour diverses raisons. Le bien-être subjectif des novices est alors affecté. Amélie, une AESI français-morale, nous apprend à ce sujet que la démotivation passagère de ses élèves a des répercussions sur sa satisfaction professionnelle. Marjorie, qui enseigne le Français comme langue étrangère, ajoute que les heures de cours durant lesquelles elle sait pertinemment qu’elle rencontrera des difficultés relationnelles avec ses élèves font naître chez elle une appréhension qui réduit sa motivation professionnelle. Bénédicte, qui est institutrice primaire, se sent submergée par sa charge de travail. Enseignant à plusieurs niveaux d’études,  elle doit faire face à une charge accrue par rapport à ses collègues, ce qui accentue sa fatigue physique, mais aussi psychologique. Nathan, professeur de mathématique dans le secondaire inférieur, a le sentiment d’être mal compris par ses élèves et leurs parents. Le rôle de l’enseignant « persécuteur » qu’on lui prête lui pèse. Lindsey, elle, ne se réalise pas dans son travail. Institutrice primaire, elle a été affectée dans une école d’enseignement spécialisé, ce qui à ses dires : « ne lui apporte rien ». Sophie, AESI français langue étrangère, témoigne du manque de reconnaissance de son travail, qu’elle perçoit du fait des attributions qu’on lui a données. « Je prends ce que les autres ne veulent pas » déplore-t-elle, attestant une nouvelle fois des privilèges dont peuvent bénéficier certains enseignants « établis » par rapport aux débutants à ce niveau. Pour finir, Nadeige, qui est institutrice préscolaire, n’est pas du tout à l’aise dans l’enseignement. Déclarant qu’elle ne se sent ni soutenue par sa direction, ni par la société en général, elle remet en question son orientation professionnelle au vu de la déception que représente pour elle le choix de l’enseignement.

Le sentiment de vocation

Comme nous l’indiquions plus haut, le thème de l’investissement comme passion ou attachement émotionnel à la profession se rapporte aussi au sentiment de vocation professionnelle dans notre analyse de l’investissement des enseignants débutants. Cette vocation peut prendre racine dans le passé du novice ou découler de son identification à sa profession. Laetitia, une institutrice primaire que nous avons interviewée, n’a à ce propos aucun doute quant à son choix de carrière. En riant, elle nous avoue que, toute petite déjà, elle voulait devenir enseignante. Bénédicte, l’une de ses collègues, trouve que c’est une profession « qui lui va bien ».
L’expression du sentiment de vocation professionnelle peut évidemment s’accompagner d’éléments liés au bien-être subjectif. Floriane, elle aussi institutrice primaire, déclare par exemple qu’elle a l’impression d’être dans son élément dans l’enseignement, d’avoir trouvé sa voie et de se sentir à sa place. Il en suit chez elle un sentiment d’épanouissement. Nathan, notre professeur de mathématique, procède par élimination pour juger de son orientation vers l’enseignement. Ne se voyant pas faire de la programmation pure, en dépit de son amour de l’informatique, son choix s’est porté sur l’enseignement, car il « se voyait bien » exercer cette profession dont il tire au final du plaisir.


DISCUSSION/CONCLUSION

Qu’ils soient enseignants du fondamental ou du secondaire inférieur, dans leur première ou leur deuxième année de carrière, tous les débutants que nous avons interrogés font appel à la dimension de passion et d’attachement émotionnel à la profession pour attester de leur « Teaching Commitment ». Cette dimension psychologique de l’investissement dans/de l’enseignement apparaît donc être l’une des clefs de la compréhension de leur vécu d’insertion et de leur persévérance professionnelle. Si l’on prend d’ailleurs le contre-pied de la persévérance en s’intéressant aux motifs d’abandon précoce de la profession de certains débutants participant à nos recherches, on constate que plusieurs ont trait au bien-être subjectif : diminution du plaisir d’enseigner ; recherche d’un « mieux-être » dans une autre profession en terme d’ambiance ou de stress au travail ; ou encore désir d’enseigner un discipline procurant une plus-value en terme de motivation intrinsèque. De surcroît, ces motifs d’abandon trouvent écho dans les attentes que les novices portent vis-à-vis de l’enseignement, à l’aube de leur insertion en emploi. En conclusion, il y a fort à parier que la déception de ces attentes, renforcée par une atteinte de leur bien-être subjectif, aient des conséquences particulièrement néfastes pour la persévérance précoce des enseignants débutants. Ne serait-il en effet pas masochiste de persévérer dans une carrière lorsque celle-ci ne nous apporte que peu de confort psychologique, en plus de conditions d’emploi et de travail peu encourageantes ?

REFERENCES BIBLIOGRAPHIQUES

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Crosswell, L. J., and Elliott, R. G. (2004). Committed Teacher, Passionate Teachers: the dimension of passion associated with teacher commitment and engagement. En ligne : http://eprints.qut.edu.au/968/ (Consulté le 14/01/2014).

Csikszentmihalyi, M. (2004). Vivre : la psychologie du bonheur. Paris : Robert Laffont.

De Stercke, J. (à paraître). Profilage et analyse de la persévérance des enseignants débutants issus des Hautes Ecoles. Thèse de doctorat en cours. Université de Mons, Belgique.

Mukamurera, J., Martineau, S., Ndoreraho, J.P. & Bouthiette, M. (2013). Les programmes d’insertion professionnelle des enseignants dans les commissions scolaires du Québec: portrait et appréciation des acteurs. Education & Formation, e-299, 13-35.

Ryan, R.M. & Deci, E.L. (2000). Intrinsic and extrinsic motivations: classic definitions and new directions. Contemporary Educational Psychology, 25, 54-67.

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