Un métier d’enseignant d’aujourd’hui : le métier de professeur documentaliste

Introduction
Le métier de professeur documentaliste présente a priori certaines singularités par rapport à celui des autres professeurs du second degré. Premièrement , il a la particularité d’être le plus récent des métiers de l’enseignement dans le second degré en France. C’est même un métier uniquement français. Deuxièmement,  le travail de cet enseignant est encadré de manière plutôt floue : ses missions sont définies par une circulaire de 1986, vieillissante voire archaïque, promulguée avant la création en 1989 du Capes de documentation et le développement du numérique à l’école ; de multiples prescriptions lui octroient une grande latitude de mise en œuvre. Troisièmement,  son enseignement n’est pas lié à la transmission d’une discipline scolaire spécifique. Ses domaines d’intervention, tels qu’ils sont mentionnés dans les prescriptions, sont diversifiés : la gestion des ressources de l’établissement, l’éducation aux médias et à l’information, l’aide aux élèves, l’évaluation des compétences du socle commun, l’orientation, la maîtrise des technologies de l’information et de la communication, l’ouverture culturelle, etc.
Dans ce contexte, on peut se demander alors de quelle manière, par les choix qu’il opère, cet enseignant apporte sa contribution aux apprentissages et au développement des élèves.
Dans un premier temps, nous questionnerons la transitivité du verbe « enseigner » en référence aux objets auxquels cette action se rapporte directement ou indirectement. Dans un second temps, nous prendrons appui sur une enquête de terrain longitudinale analysant le travail de professeurs documentalistes pour montrer comment ces enseignants constituent leur métier en s’emparant des prescriptions, en les redéfinissant, en les adaptant au contexte local de l’établissement scolaire, tout en dirigeant leur action vers les élèves. 
Enseigner : un verbe intransitif ?
Traditionnellement et d’un point du vue grammatical, le verbe « enseigner » est à la fois transitif direct et indirect (Le professeur enseigne une discipline à des élèves). Cette transitivité s’exprime en référence aux objets auxquels cette action se rapporte directement (les savoirs disciplinaires) ou indirectement (les élèves). 
Toutefois, du fait de la reconfiguration de ces objets (l’étalement et l’éparpillement des savoirs, en relation notamment avec le développement du numérique) et les nouveaux publics d’élèves (nés à l’ère du numérique), « enseigner aujourd’hui » pourrait s’envisager d’une manière intransitive, traduisant un décloisonnement du temps et du lieu dans lequel s’exercerait cette activité. Ainsi, la suffixation –ant de l’enseignant, comme celle de l’apprenant, trouverait un sens nouveau à son caractère actif, une « présence participante » et atemporelle des deux parties, révélée par ces formes au « participe présent ».
Cette éventualité a été envisagée dans notre étude. Elle nous a conduit à entreprendre une enquête de terrain visant à analyser le travail du professeur documentaliste, dans sa globalité, sans définir a priori ce que l’on peut entendre par son travail d’enseignement. 
Le travail du professeur documentaliste : un entrelacs subtil et savant d’action individuelle, collective, directe et indirecte
Notre enquête a été menée en 2011-2012 (Corbin-Ménard, 2013). Le travail de sept professeurs documentalistes a été observé par immersion de façon longitudinale à différents moments de l’année scolaire. L’échantillon retenu pour cette recherche qualitative a été constitué de telle sorte que les contextes d’exercice soient contrastés (collège, lycée d’enseignement général et technologique, lycée technologique et professionnel) et que l’expérience professionnelle soit variée (âge, ancienneté, formation initiale assez différents). Pendant trois journées entières, il s’est agi de relever tout ce que faisait ce professeur au cours de chaque heure et tout ce qu’il disait aux élèves présents au CDI, qu’il s’adresse individuellement ou collectivement à eux.
L’analyse de l’activité des professeurs documentalistes a été effectuée en croisant ces observations et des données caractérisant la situation de travail, comme l’environnement humain et technologique. En référence aux apports de l’ergonomie de langue française, elle s’est appuyée sur ce qui est à faire, c'est-à-dire sur la « tâche prescrite » pour comprendre ce que le professeur fait, c'est-à-dire la « tâche effective » (Leplat, 1997). A partir des actions observées, il s’est agi d’identifier ce qui constitue une part non visible de l’activité du professeur documentaliste, ce qu’il se donne à faire, c'est-à-dire la « tâche redéfinie » par lui, en fonction du contexte dans lequel il travaille.
Cette enquête a permis de dégager quatre ensembles de résultats :
1. Malgré des conceptions de la fonction enseignante et des situations de travail différentes, certaines formes d’action sont invariantes chez les professeurs documentalistes.
2. Leur activité s’opérationnalise par deux formes d’action : celles dites directes, parce qu’elles s’adressent directement aux élèves à l’occasion de rencontres en présentiel ; celles désignées comme indirectes, parce qu’elles empruntent des chemins avec des intermédiaires divers pour s’adresser aux élèves.
3. Une majeure partie de leur action semble prendre une forme indirecte. Cependant, les tâches effectuées sont toujours dirigées in fine vers les élèves.
4. L’alternance des tâches, et parfois des types de tâches,  est de l’ordre de 8 fois par heure en moyenne (elle varie un peu selon les heures et selon les établissements) ; elle conjugue fréquemment des formes d’action directe et indirecte, lesquelles sont communes à tous les professeurs documentalistes.

L’action directe
Celle-ci prend deux formes :
- l’action individuelle s’adressant aux élèves de toute classe accueillis au CDI entre les cours ;
- l’action collective s’adressant aux élèves appartenant à un groupe préconstitué (classe, demi-classe, membres d’un club, inscrits à un concours ou à un atelier, etc.).
L’action directe individuelle fractionne l’activité du professeur documentaliste. De façon récurrente, cet enseignant apporte des réponses aux sollicitations des élèves ou intervient auprès d’eux sans avoir été sollicité, de son initiative donc. Ces interactions portent en premier lieu sur le suivi du travail des élèves, du début à la fin de l’heure. En second lieu, elles concernent le conseil ou l’aide aux élèves, que ceux-ci réalisent ou non un travail demandé par un autre professeur, effectuent ou non une recherche, s’intéressent ou non à la lecture, utilisent ou non un ordinateur.
L’action directe collective n’est pas menée de manière régulière, ni dans la journée, ni dans la semaine, ni dans la période, ni dans l’année. Elle est fortement dépendante des lignes de finalités et de coopérations qu’établit le professeur documentaliste en fonction de ses convictions et des caractéristiques de son environnement humain et matériel. Elle se situe dans des domaines d’intervention très diversifiés (incitation à la lecture, éducation aux médias et à l’information, aide aux élèves en difficulté, ouverture culturelle, orientation, etc.). N’étant pas inscrite dans l’emploi du temps des élèves, cette forme d’action directe s’exerce dans des cadres et des temporalités variables (la pause méridienne, une ou plusieurs heures de cours, une ou plusieurs heures d’accompagnement personnalisé, les TPE, etc.) et cible des groupes d’élèves diversement constitués : une ou plusieurs classes ou une demi-classes, mais aussi une tranche d’âge, toutes les classes d’un niveau, ou encore tous les élèves de l’établissement. Aussi, les professeurs documentalistes sont confrontés à la fois au risque d’une iniquité de leurs interventions dirigées directement vers certains élèves de l’établissement, du fait d’une relative hétérogénéité de leur prise en charge mais aussi de ce fait à une obligation stratégique voire tactique. Par ailleurs ils rencontrent des obstacles quant à l’enrôlement des élèves dans l’activité du fait d’une irrégularité des prises en charge voire d’une méconnaissance des élèves. Pourtant, ils compensent ces difficultés liées à cette situation de travail atypique pour un enseignant du second degré, en apportant une contribution aux apprentissages et au développement des élèves grâce aux formes d’action indirecte qu’ils élaborent.
L’action indirecte
Au CDI, que l’on pourrait assimiler à une salle de classe aménagée comme peut l’être d’une certaine manière une salle de classe de maternelle, une salle de sciences ou encore un gymnase, l’action indirecte alterne le plus souvent avec l’action directe individuelle. Les activités qui la caractérisent se répartissent dans huit domaines d’intervention. Cependant, deux domaines sont investis de manière quasi-continue : la communication d’informations aux autres personnels ou aux élèves et la gestion des ressources documentaires de l’établissement (du recensement des demandes et des besoins à leur mise à disposition ou à leur signalement, en passant par leur enregistrement dans la base de données). Les six autres domaines sont investis de manière plus ponctuelle : la veille dans divers domaines (actualité de la politique éducative, actualités pédagogiques, édition, outils numériques, etc.) au moyen de différents outils ; la gestion de divers matériels présents au CDI ; l’organisation d’actions collectives ; la concertation et la co-organisation d’actions collectives ; la concertation avec d’autres personnels quant au suivi du travail des élèves ; l’évaluation de sa propre activité, de manière formalisée.

D’une façon générale, l’action indirecte des professeurs documentalistes est fortement concentrée sur deux axes : la coopération avec les partenaires internes et externes à l’établissement ; l’organisation d’espaces physiques (le CDI et ses éventuelles salles annexes notamment) et virtuels (l’ENT, le logiciel documentaire ou d’autres logiciels), dont ils exploitent le caractère modulable.
Par cette personnalisation, ils induisent des modalités de travail pour tous les élèves de l’établissement. Ils exercent cette activité d’ingénierie, de façon souvent invisible, en combinant d’une part la recherche et le choix de médiateurs et de mediums et d’autre part, la scénarisation.

Vers une redéfinition du verbe « enseigner »
Ces formes d’action directe et indirecte que le professeur documentaliste développe relèvent d’une conception contemporaine de ce métier, mais sans doute aussi de la fonction enseignante.
En invitant à reconsidérer les modalités de l’appropriation des savoirs par les élèves par sa posture de médiation, et à questionner de ce fait les formes d’action actuelles des professeurs de discipline du second degré, il peut proposer une redéfinition de la fonction enseignante, fondée sur une articulation entre le rôle éducatif et une contribution au développement des élèves.
Plus largement, à l’heure où le numérique est omniprésent dans la société et doit l’être à l’école, par la dimension collective, interdisciplinaire et créative de son action, l’activité du professeur documentaliste pourrait traduire, éclairer voire inspirer les évolutions du métier d’enseignant dans le second degré en général et contribuer à la professionnalisation des individus et des activités (Wittorski, 2005).

Jocelyne CORBIN-MENARD, docteure en sciences de l’éducation
Laboratoire CREAD, Rennes

Références bibliographiques
Corbin-Ménard, J. (2013). La construction d’un métier de l’enseignement entre logiques identitaires et activité des sujets. Le travail du professeur documentaliste : une conception contemporaine de la fonction enseignante ? (thèse de doctorat). Université de Rennes 2.
Leplat, J. (1997). Regards sur l’activité en situation de travail : contribution à la psychologie ergonomique. Paris: PUF.
Wittorski, R. (2005). Les dynamiques de professionnalisation des individus, des activités et des organisations. In M. Sorel & R. Wittorski (Éd.), La professionnalisation en actes et en questions (p. 211‑243). Paris: L’Harmattan.