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Ils enseignent leur métier

Céline Côté, René Labrie et Patrick Langlois ont trois choses en commun. Ils ont récemment débuté leur carrière d’enseignants dans un centre de formation professionnelle au Québec. Ce sont, à la base, des professionnels expérimentés. Enfin, ils sont également étudiants au baccalauréat en enseignement professionnel (équivalent de la licence en France) à l‘Université de Sherbrooke. Ils ont accepté de témoigner de leur parcours pour les Cahiers pédagogiques.

Que ça soit pour des cours théoriques en classe, pour des travaux pratiques en atelier ou sur le terrain, ces enseignants débutants maitrisent parfaitement la matière. Cela vient du fait qu’ils enseignent leur métier, un métier qu’ils ont exercé pendant plus de 10 ans. En effet, au Québec, deux conditions sont requises pour enseigner en formation professionnelle : une longue expérience de travail et une formation universitaire en enseignement. En les écoutant parler de leur trajectoire, nous connaitrons les voies qui les ont conduits vers l’enseignement. Nous apprendrons que ce virage dans leur cheminement professionnel n’est pas sans difficultés. Nous tenterons alors de comprendre les raisons qui ont déterminés ces professionnels expérimentés, reconnus et durablement installés, à se tourner vers l’enseignement, changement souvent associé à plusieurs années d’effort et de précarité.

René a 37 ans et enseigne le transport par camion depuis 5 ans. « J’ai commencé dans le domaine du transport en 1999. J’étais un employé qui se débrouillait. Peu importe la tâche, je réussissais à l’accomplir. Et de fil en aiguille, ça m’a été offert de faire de la formation en industrie, pour des chauffeurs d’expérience. Plus tard, j’ai eu l’idée de me lancer en affaires. J’ai acheté des équipements puis avec l’augmentation du prix du pétrole, la rentabilité n’était plus là. Je suis revenu dans l’industrie, cette fois plus comme chauffeur mais dans les bureaux, comme répartiteur. Ça a bien été. Ça me plaisait. ». Ces emplois ont permis à René de cumuler largement les 3000 à 6000 heures d’expérience probante requises, selon le métier, pour entrer dans l’enseignement professionnel. Mais jusqu’en 2008, René n’a jamais pensé qu’il embrasserait, un jour, ce métier. « Je m’affichais entrepreneur, le gars productif, le gars qui est capable d’amener la rentabilité. Et là, passer du monde des affaires à fonctionnaire… Je n’avais jamais envisagé ça ». La question c’est pourtant posée plus vite que René le pensait. « J’avais des amis qui étaient enseignants dans le centre de formation ou je suis présentement. Ils m’ont demandé de venir faire une présentation de mon employeur aux élèves, leur parler du transport, de ma compagnie. Et l’effet du hasard, le directeur était dans la salle quand j’ai fait ma présentation. Comme je me débrouille bien devant un groupe, ça n’a pas été long que le directeur me dise si ça m’intéressait un emploi comme enseignant. Alors, je n’étais pas du tout préparé à ça. J’ai discuté avec mes confrères dans l’enseignement, j’ai déposé ma candidature, m’ont rencontré et m’ont embauché. Ça s’est passé comme ça. Ça a été assez rapide ». Comme René, la plupart des enseignants de la formation professionnelle évoquent une « rencontre inattendue » qui a bouleversé leur vie professionnelle en les faisant entrer dans l’enseignement. Pour Céline, qui avait alors 39 ans, ce fût presque un pari : « j’étais en réorientation mais je n’aurais pas pu vivre sans mon camion. Alors, quand j’ai vu l’annonce dans le journal, CFTR qui engageait des chauffeurs de camion pour enseigner, j’ai appliqué. Je me voyais dans l’enseignement. Et ils m’ont engagée ». Depuis, Céline n’a pas quitté le centre de formation, où elle enseigne le transport par camion depuis 9 ans. Rares sont les enseignants en formation professionnelle qui expliquent ce tournant de leur parcours par une volonté ou une vocation, tel que le fait Patrick, pour qui l’enseignement a été un choix. « J’avais une entreprise de constructions. Puis à 34 ans, après 6 années de travail passées sur les chantiers en tant que salarié et 6 autres années en tant qu’entrepreneur, j’ai décidé de fermer ma compagnie et j’ai commencé ma formation en enseignement, avant même d’enseigner. Je ne voulais plus travailler avec des matériaux, je voulais travailler avec du monde ». Une tradition familiale? Oui, certainement. « Mon père était directeur de formation dans une grande entreprise. Aller vers l’enseignement, c’était pour moi une suite logique dans ma carrière. J’étais vraiment intéressé par la formation ». Préparé à faire le pas vers l’enseignement, Patrick savait à quoi s’attendre. Mais les difficultés se sont rapidement présentées à lui : « Ça n’a pas été simple. Une fois inscrit dans la formation, ça a pris environs 8 mois pour trouver un mentor qui veuille me prendre sous son aile. Le mentor est un enseignant expérimenté, qui t’aide, qui te guide, tu le rencontres aux deux semaines, tu analyses le travail que tu as fait avec les élèves, tu remets certains choix en question puis il te dirige vers deux autres semaines de travail ». « Le plus dur pour moi », nous explique Patrick «  a été de passer de héros à zéro. Parce qu’on est champions dans notre métier, on est très bons. Mais on n’est plus dans le métier, on est enseignant. Et ça, on n’a pas pensé. Quand on commence, on met une bonne volonté, mais ça s’arrête là. Connaitre notre métier, ça ne suffit plus ». René complète les propos de son collègue : « Là où on était rendus dans notre métier, on performait. Et arrivé dans l’enseignement, ce que j’ai trouvé difficile, c’est de comprendre que les gens [élèves] commencent à la base. On ne faisait pas d’analyse didactique de ce temps-là, moi je commençais et je voulais que tout soit maitrisé dans les 3 heures ».

La formation équivaut à 4 années d’études universitaires (120 crédits), mais par la voie de la formation continue, sur les deux jours de fin de semaine, cela prend en moyenne 8 ans pour obtenir son diplôme. « On ne peut pas suivre la formation au même rythme que des étudiants à temps plein » nous dit René, qui a eu connaissance de cette exigence dès le départ et il l’a pris en considération lorsqu’il a fait son choix. Il nous explique le fonctionnement : « A l’embauche, un enseignant est supposé être accrédité, avoir un brevet d’enseignement. Nous autres [en formation professionnelle] on a une tolérance d’engagement. On a une première autorisation, provisoire, pour 3 ans. Pendant ce temps, on doit cumuler 15 crédits universitaires pour qu’elle soit renouvelée ». René parle d’un projet lourd à porter, mais enrichissant et tenable : « Avant de me lancer, j’avais regardé un peu stratégiquement. C’est sûr qu’embarqués la dedans, on ne peut pas le faire au même rythme que des étudiants à temps plein. Il faut être déterminé pour réussir ».

Patrick évoque ensuite l’utilité de la formation en enseignement : « Ce qu’on fait à l’université en fin de semaine, on peut l’investir directement dans nos cours. C’est du concret, des concepts qu’on peut mettre directement en pratique. D’ailleurs, on doit le faire dans nos stages ». René est du même avis. Il rajoute : « rien que la collaboration, se retrouver entre étudiants, entre enseignants et discuter de notre vie, de nos cas réels, cette échange-là est très nourrissante ».

Père de 5 enfants et membre du comité d’évaluation périodique du programme universitaire qu’il suit, René nous parle de la nécessité de bien organiser son temps, partagé entre la famille, le travail d’enseignant, les études universitaires et le monde professionnel d’appartenance que des nombreux enseignants ne quittent pas complétement pour rester informés de son évolution : « C’est une grosse tâche de travail, on ne peut pas le cacher. Par contre, en étant assidu, déterminé et productif, nous allons réussir ». En ce qui concerne Céline, pour le moment elle préfère suivre son cheminement universitaire sans trop se poser la question des difficultés. Certains samedis, après une dure semaine de travail et surtout quand il fait beau dehors, elle aurait tellement plus envie de sortir sa moto que d’aller en cours… Mais elle tient bon parce qu’elle est motivée à rester enseignante, métier qu’elle aime et dans lequel elle a encore beaucoup à apprendre.

C’est un parcours du combattant que vivent Céline, René et Patrick. Ils ont des peurs et des doutes et ça leur arrive parfois de perdre le moral. Mais ce que nous retenons de leur récit est l’extraordinaire force qui les pousse vers l’avant et leur donne envie de réussir. Comme Céline, René et Patrick, plus de 4000 enseignants occupent aujourd'hui un poste dans un centre de formation professionnelle au Québec. Leur statut est souvent précaire : remplacements, contrats temporaire ou à temps partiel. Toutefois, plus d’un quart des enseignants de la formation professionnelle suit actuellement une formation universitaire pour améliorer leurs techniques d’enseignement mais aussi avec l’espoir avoué de trouver la reconnaissance et la stabilité par la titularisation.

Otilia Holgado, Université de Sherbrooke

 

Avec la participation de :

Céline Côté, enseignante au CFTR (centre de formation du transport routier) Saint-Jérôme à Cowansville

René Labrie, enseignant au CFTR Saint-Jérôme

Patrick Langlois, enseignant en menuiserie-charpenterie au centre de formation professionnelle 24 juin, Sherbrooke