privé Ce fil est en édition sur Plume depuis le mar, 28/10/2014 - 10:05

Pourquoi attraper un stylo, s’installer devant un écran et rédiger quelques paragraphes sur son boulot en général ou un de ses épisodes ? Ce n’est pas toujours marrant, rarement facile ; et pourtant, il arrive qu’on s’y colle…

Si l’on a mené quelqu’« action innovante » et qu’on veut la coucher noir sur blanc, ce peut être par désir de partager une expérience inédite que l’on tente ainsi de « mutualiser », dont on pense qu’elle sera « valorisée » par un écrit qui lui « donnera du sens », qui en constituera la « trace », pour laquelle on peut avoir été « accompagné » afin de « s’exprimer » pour qu’elle soit « visible ». Hum. Voilà bien des guillemets… Ils signalent un lexique usité dans l’Éducation nationale dont les mots indiqueraient de légitimes motifs de prendre la plume. Toutefois, il est possible qu’on ne reprenne pas ces termes à son compte, ou pas seulement : il peut y avoir d’autres causes qui conduisent à s’imposer la tâche de transcrire une, son, expérience professionnelle. Et éventuellement des raisons de se défier de ces mots qui déterminent un style, ce qui n’est pas grave, mais induisent des contenus ce qui est plus préoccupant.

Imaginons des conditions optimales : un projet à peu près ficelé, des notes assez exhaustives prises au fur et à mesure du déroulement de l’action. Soit un objectif formulé et un ensemble de données à traiter. Un temps de recul. On peut écrire.

Écrire pour libérer

Premier bonheur, de nombreux sujets d’agacement, de ceux qui vous polluent le boulot, vont disparaître. Quand on agit, on est soumis à des conditions matérielles. Elles sont importantes, elles pèsent sur ce que l’on fait ; elles n’en restent pas moins périphériques. Le cadre qu’est le lycée par exemple. Il possède de multiples caractéristiques ; il a sa hauteur, ses odeurs, sa profondeur, ses couleurs, ses occupants -objets inertes et corps en mouvement avec leurs voix, postures, souffles et regards-, sa luminosité, son histoire, sa largeur, sa longueur, ses bruits, sa température, ses connotations. A moins que cela ne soit l’objet même de la relation écrite -on peut envisager de s’attacher à décrire les conditions de l’enseignement-, tout cela n’apparaîtra pas dans le texte. C’est agréable de ne plus s’occuper d’une prise défaillante, d’un radiateur qui gargouille, d’un portable qui sonne, même si sur le moment ça a vraiment pris la tête à tout le monde. C’est confortable aussi de congédier ces affects qui entravent les dynamiques et plombent les groupes, les bouffées de sensibilité qui mettent les cerveaux en panne.

Exit donc ce qui vous pompe l’air au quotidien ; d’ailleurs cela n’apparaît dans les notes : elles sont dans le vif du sujet, du moins on l’espère ; y sont contenus les éléments significatifs de ce que vos élèves et vous avez fait, avez dit. En demandant aux jeunes gens de prendre eux aussi des notes, non seulement sur ce qu’ils faisaient, eux, mais sur ce que faisait leur prof’ (tics, sottises, erreurs, incohérences, absurdités, etc. avec autorisation explicite de mettre les pieds dans le plat1), de participer ainsi à cette collecte de données vous avez commencé à « innover ». Enfin paraît-il, parce que jusqu’à preuve du contraire, quand on « innove » on introduit du nouveau dans de l’établi avec un semblant de pérennité… Ce n’est pas le cas : quelles « innovations » issues des pratiques des enseignants à la base, dans leurs classes ont-elles jamais été reprises par l’Institution pour en irriguer les classes ? Vous saviez en agissant que vous ne feriez pas école, tout au plus certains en prendront connaissance, s’inspireront d’un détail dans le meilleurs des cas… Limites de la « mutualisation ». Sans importance, l’enjeu de l’écriture est ailleurs.

Écrire pour sélectionner

Deuxième bonheur, le tri. Extirper de la masse des notes celles qui seront utiles, renoncer à aborder certains aspects qui ont cependant pris du temps, mais à la relecture se révèlent anodins. Parce que tout dire est illusoire, qu’un récit exhaustif est un leurre. Sauf à donner dans l’exercice de style, mais ce n’est pas le propos. Ou d’avoir fortement réfléchi au rapport entre description et analyse, ce qui n’est pas de la tarte. Puisqu’on ne peut pas tout dire, repérer au moins quoi dire. Dans la reprise des notes il convient d’identifier les éléments récurrents, convergents. S’y attacher, y revenir. Donneront-t-ils l’idée principale autour de laquelle se structurera ce fichu texte à faire ? Vraisemblablement.

Vérification casse-gueule : demander aux élèves ce qu’ils en pensent. Leur soumettre deux, trois hypothèses : « ce qu’on a fait, c’est ça, ça, ou plutôt ça ? ». Ou trois résumés : « lequel correspond le mieux à ce que nous avons fait ? ». Certains répondront, fournissant l’indication nécessaire au contournement des chausse-trappes qui émaillent parfois un travail solitaire.

Une fois ces éléments identifiés, on va non pas leur « donner du sens », ce qui supposerait qu’ils n’en n’ont pas et qu’il faille leur en octroyer un qui serait extérieur, mais bien tenter de se saisir du sens qu’ils ont, c’est-à-dire de comprendre leur signification. Le rôle de l’écriture sera à ce moment de restituer non pas la chose, mais bien le sens qu’elle a.

Écrire pour comprendre

Troisième bonheur, piger. Lorsqu’avec une collègue, enseignant aussi les lettres et l’histoire, nous avons obtenu de pouvoir faire cours ensemble, nous pensions, et c’était un de nos objectifs, que le cours bicéphale induirait un regain d’attention et une saisie plus aisée de points de vue divers d’un même sujet de la part de jeunes gens en bac pro’. Nous ne pensions a priori pas que cette dualité déclencherait autant les questions des élèves et qu’au bout du compte ce serait son effet le plus notable. Libérés du poids de la relation univoque avec « leur » prof’, ils se sont engouffrés entre les deux paroles, dans l’espace qu’elles ouvraient : si deux approches d’un même enseignement étaient possibles, alors la soumission à la parole délivrée n’était plus un impératif : les interrogations multiples pouvaient être formulées. Et au delà.

Sans le souci de fournir à mon éventuel lecteur un texte à tout le moins correct, et si possible intéressant, je n’aurais sans doute pas tenté de formuler ce qui fut en jeu lors de ces étonnants moments où des interrogations multiformes fusèrent.

J’aurais pris cela comme une donnée de l’expérience, genre : « Les élèves ont posé beaucoup de questions et se sont investis dans le projet. »

Sans les impératifs de l’écriture, je n’aurais pas réfléchi à l’autorité du prof’ dans la matière qu’il enseigne, à l’autorité disciplinaire, dont la dilution, consécutive à la présence conjointe de deux enseignantes, avait émancipé les élèves du respect buté de la vérité professorale. Certains se mirent même à fouiller Internet pour construire d’abord une… tierce voix, puis une polyphonie. En creusant la piste de cette perte d’autorité, un éclairage particulier donna son relief à notre expérience : subrepticement le statut du prof’ avait volé en éclat pour laisser place à une collaboration entre pairs, dont deux seulement en savaient juste un peu plus… Ce que nous avions dans l’action pris comme le point d’orgue plaisant de nos semaines d’expérimentation, finalement fut la seule chose importante : nous avons fini par préparer les cours avec les élèves, en bons camarades. Ils n’avaient donc plus besoin qu’on les fasse puisqu’ils avaient participé à leur élaboration.

Écrire pour restructurer

Cependant, lors sa relation même, si ce phénomène bien qu’éminemment dynamique est fixé (figé ?) sur papier, la contrainte de l’écrit lui a conféré une dimension supplémentaire. Et c’est tout l’intérêt, pour moi qui écrit, et si possible pour qui me lit, d’un exercice de rédaction…

Rendre compte et/ou l’analyser par écrit est un exercice périlleux aux conséquences parfois inattendues. Loin d’être l’ultime étape obligée, soumise à de simples règles de rédaction suggérées, consignes imposées, ou de constituer le pensum libre que l’on expédie pour enfin clore l’affaire, rédiger quelques pages à propos d’une expérience professionnelle menée ou vécue est toujours un exercice de déviation, sans qu’on le sache nécessairement.

Parce que ce que l’on écrit sera le seul objet sur lequel d’autres jugeront de ce que l’on a fait, l’écrit sera ce qu’a été l’action, autant pour l’acteur finalement que pour le lecteur. Pour ce qui nous occupe, le texte rédigé sera l’innovation menée. Ainsi contrairement à une formule fort curieuse bien que très répandue dans L’Éducation nationale, l’écrit n’est pas une « trace ».

Pourtant, une trace est le reste d’une chose passée, le reste étant lui-même le résultat d’une soustraction : la marque luisante par exemple laissée par l’escargot sur la terrasse, ce qu’il en reste, quoi. Mais ce qui compte, c’est la bestiole imaginée en voyant ce reliquat. En quoi serait-ce le cas pour l’écriture ? Bien loin de proposer une espèce de solde de l’expérience, l’écriture offre un nouvel objet, plus abstrait, qui se suffit à lui-même.

L’écrit comme contrainte, la rédaction comme exercice ; voilà qui peut ne paraître ni très engageant, ni si facile. En vérité, ce n’est pas commode. Il faut s’accrocher, se cramponner pour tenir bon car on perd en écrivant les adjuvants efficaces de la voix et du geste. Privé de la présence pratique des référents, il n’y a plus de connivence : il convient de pallier ces absences avec les vingt-six lettres de l’alphabet pour coucher sur une feuille, un écran, une expérience protéiforme qui se déroule dans la simultanéité, en une combinatoire complexe, nécessairement linéaire : l’écrit qui va devoir restituer autrement ce que produisirent une mimique, un bruit, une façon de se mouvoir, la tonalité d’une voix…

L’abstrait déplaît. Nombreux sont ceux qui se dépêchent de réintégrer du corps dans le rédigé, par le truchement des sens. « L’accompagnement » à l’écriture souvent fera appel aux sensations, à l’émotion, aux perceptions du candidat rédacteur qui naturellement finira par « s’exprimer » après quelques essais. Or dans l’écriture de son travail, ce qui est en jeu ce n’est pas ce que l’on ressent, mais ce qu’on pense, et donc comment l’élaborer, c’est l’élucidation des enjeux d’une pratique. C’est à ce prix que les praticiens peuvent devenir leurs propres experts et reprendre une parole dont ils sont évincés, construire un savoir sur leur métier, qui ne soit pas celui qu’on leur suggère, qu’on leur dicte parfois.

Point à la ligne

Une obligation de l’écrit illustre ce propos : la nécessité de terminer ses phrases, ce que marque la présence du point final. L’oral est empli de blancs, de silences, de points de suspension et de gestes qui remplacent les mots : ils disent « vous voyez ce que je veux dire », pas « vous comprenez ce que je veux dire ». D’ailleurs, on nous parle désormais de la « visibilité » des choses mais il est bien rare que l’on évoque leur intelligibilité. On en revient au sensible, aux sens, au détriment du cerveau.

A-t-on peur de comprendre ? L’institution craint-elle que l’on comprenne ?

Pourquoi nous demande-t-on si souvent : « Quel est votre sentiment ? » et non « Qu’en pensez-vous ? » A quelle éviction assiste-t-on là, dont personne ne s’avise ?

1 Où l’on se rend compte avec stupeur que Machin qui d’ordinaire écrit comme un cochon fait une analyse syntaxique fine de vos erreurs, rédigée de façon fort correcte, pourtant à la volée, en plein cours. Contexte quand tu nous tiens.