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Comment sont élaborés les Cahiers pédagogiques ? Pour quoi faire ? Je vous propose dans cet article un mélange de souvenirs personnels de mon passage à la revue, [cinq années à écrire quelques articles, coordonner des dossiers, participer au comité de rédaction de la revue, puis cinq autres années à assurer la responsabilité de la rédaction en chef, à plein temps], avec quelques considérations générales sur l'écriture, convictions incertaines et personnelles acquises au fil du temps.

Mon premier article publié dans la revue ne parlait pas de pédagogie. Intitulé « Ma grève en 10 mots », daté de juin 2003, il évoquait de longues semaines de non-travail. Je l’avais écrit à la suite d’un appel diffusé par courriel auprès d’une liste d’adhérents du CRAP. C’est qu’il y avait beaucoup à dire sur ces journées où les enseignants écrivaient sur des banderoles et des pancartes plutôt que sur des tableaux noirs, des tracts plutôt que des cours, des courriers aux parents plutôt que des mots dans les carnets. Ils écrivaient politique, et ça méritait bien une place dans une revue aspirant à « changer l’école ». L’été suivant, j’ai écrit un autre article, sur mes « débuts dans le métier ». [Ce n’était pas tout à fait vrai chronologiquement, puisque j’avais derrière moi quelques années de suppléance, mais un premier poste de titulaire dans un collège de la cité populaire des Minguettes, en banlieue de Lyon, donne le sentiment de tout reprendre à zéro…] J’en garde le souvenir saisissant d’une prise de recul salutaire par rapport à l’effervescence du quotidien. Mais que m’arrive-t-il donc dans cette salle de classe, avec ces élèves-là ? En salle des professeurs, on ne parle jamais que du quotidien, de l’heure qui vient enfin de s’achever, des mesures à prendre pour tenir bon la prochaine. Écrire, c’était parcourir une expérience de plusieurs mois, reconstituer des souvenirs, les ordonner, tenter de percevoir des lignes de force. C’était tenter de les adresser à un coordonnateur inconnu, qui m’avait seulement sollicité par un courriel, et au-delà de lui aux lecteurs d’un dossier. Sorti du bain chimique révélateur, une image apparaissait, et je m’y reconnaissais.

L’écriture extirpe. Oblige à creuser, et fait surgir. Un article me parait raté lorsqu’il reste à la surface des phénomènes. Par exemple lorsque l’auteur se contente de présenter ce qu’il a prévu de faire : « je demande aux élèves d’observer attentivement le déroulement de… ». Encore plus frustrant, quand il s’efface soigneusement de la scène : « les élèves sont amenés à observer attentivement le déroulement de… ». C’est peut-être un effet pervers de l’écriture à visée administrative, pour obtenir ou rendre compte d’un soutien financier, ou à prétention scientifique : il semble alors qu’il faudrait évacuer le subjectif, le concret, le détail, pour donner dans le cas général. On oublie la boue des tranchées pour faire des plans sur la comète. Je préfère l’écriture qui fouille dans le réel, qui montre des personnes pour de vrai, qui donne à voir, entendre, sentir. « Pour la première fois depuis longtemps, les yeux d’Imed sont ouverts au-delà de deux petites fentes. Il ricane un peu moins. Le petit déjeuner a dû être moins “chargé” ce matin. Après avoir coupé et vendu quelques barrettes d’argile avec Chahid, après que je lui ai lancé le traditionnel “C’est curieux de jouer encore à la marchande à vos âges”, il fait un truc étonnant, il sculpte ! »[C’est le début d’un article de Valérie Lamarre et Nathalie Lelouey, « C’est pas moi, M’dame ! », paru dans le N° 488 des Cahiers pédagogiques, « Violences : l’école en cause »]

Le premier dossier que j’ai coordonné portait sur la laïcité à l’école. J’avais raconté sur la même liste d’adhérents du CRAP un épisode survenu dans mes classes à l’occasion d’un exercice sur la religion : cela avait suffi à me faire repérer de la rédactrice en chef de l’époque, Françoise Carraud, qui m’avait convaincu de passer le cap de la coordination. C’est que c’en est un de s’occuper de l’écriture des autres en partant à la collecte d’articles, plutôt que d’écrire soi-même. Heureusement pour moi, c’était alors, au début des années 2000, encore assez simple : l’essentiel des articles d’un dossier provenait de sollicitations d’auteurs déjà repérés dans le réseau de la revue, en général familier de l’écriture, et le travail du coordonnateur consistait essentiellement à assurer la cohérence et la complétude du dossier. Il n’y avait guère besoin de demander des réécritures : tant mieux, au nom de quoi aurais-je pu me permettre ce genre de démarche ? Un auteur dit ce qu’il a à dire, de la façon dont il souhaite le dire, et personne ne peut tenir la plume à sa place ! Non ?

L’écriture effarouche. Mieux vaut ne pas trop en parler. Il y a ceux qui se débrouillent, qui sont à l’aise, qui produise de la copie au kilomètre. C’est une affaire de caste : on sait écrire depuis tout petit de la belle prose, de la solide argumentation scientifique, des tirades enlevées. « Ce qui se conçoit bien s’énonce clairement. » La sentence terroriste par excellence : si vous n’avez pas la plume déliée, c’est que vous avez des nœuds plein la tête. Alors tant pis pour les autres, qu’il se contentent de lire. Et si on parlait davantage du rapport à l'écrit de chacun ? Comment écrit-on, et comment peut-on écrire autrement ?

Une tradition du comité de rédaction des Cahiers pédagogiques est de commencer la réunion par quelques échanges à propos des derniers numéros parus : dans le jargon maison, des « retours sur ». À l’époque où j’ai intégré ce comité, ce temps était assez peu cadré, les discussions portaient souvent davantage sur les illustrations de couverture d’intérieur, plutôt que sur les textes. Celle du N°439 donna lieu à de vifs et mémorables débats sur une vision un brin ringarde et simpliste du « socle commun ». Mais que dire des quarante pages ? Osons la question : qui, même au sein de son comité de rédaction, lit la revue, au sens fort du terme, c’est-à-dire en étant capable d’avoir une idée globale des forces et faiblesses d’un dossier, des rubriques, d’évaluer la pertinence du dossier par rapport aux problématiques évoquées dans sa préparation ? Une collection d’articles comme un dossier des Cahiers pédagogiques est un écrit bien ambitieux : à qui est-il destiné ? Que sait-on de nos lecteurs, de l’usage qu’ils font des textes, de l’utilité qu’ils y trouvent ? Par la suite, les « retours sur » ont été préparés par un volontaire, à partir de quelques indicateurs. L’habitude a été prise de passer par un écrit préparatoire, qui est devenu au fil du temps précis et détaillé, au point de phagocyter la discussion collective. Comment écrire de façon utile à propos de notre travail de suivi d’une revue ? Comment concilier la force réflexive de l’écrit et la richesse créative de l’oral ? Questions ouvertes.

L’écriture éprouve. C’est un travail en soi. On peut parler sans y penser, ou presque. Ça coule. Qui ne parle pas ? Écrire est laborieux, pénible, anxiogène. Écrire rebute, emporte, émeut. Les premiers mots sont rarement les bons. Il faut chercher encore. Chercher autrement. S’obstiner.

Un souvenir fort de mes premiers mois comme rédacteur en chef : le sentiment d’apprendre à lire. Apprendre à survoler un texte, pour se faire rapidement une opinion de sa teneur, de sa maitrise, du travail de réécriture qu'il nécessitera. Apprendre à lire de façon technique, pour rendre un texte présentable selon les canons de publication. Apprendre à lire de façon approfondie, pour repérer les idées défendues de façon plus ou moins explicite par l’auteur. Apprendre à lire de façon globale, pour entendre des échos d’un article à l’autre, imaginer une trame à faire apparaitre dans une organisation des textes, un sommaire. Que se produit-il lorsque l’on juxtapose une trentaine de textes, certes avec une certaine unité thématique, certes avec une problématique réfléchie au préalable, mais rédigée par trente auteurs différents, chacun écrivant selon son contexte, ses préoccupations, ses convictions ? Comment éviter le classement odieux faisant commencer un dossier par de doctes considérations théoriques d'universitaires pour réserver à une deuxième partie les exercices pratiques dans les classes du primaire et du secondaire ? Même en renonçant à l’illusion d’une construction savamment agencée de pièces s’emboitant et tenant ensemble, il y aurait beaucoup à imaginer dans des modalités plus collectives d’écriture, dans la recherche d’une cohérence d’ensemble d’un dossier au travers du partage préalable des textes entre les auteurs. Peut-être un dossier des Cahiers serait-il alors plus facile à lire…

L’écriture travaille. Elle n’est pas une fin en soi, elle vaut essentiellement comme processus. Elle est outil d’investigation, d’une situation, une activité, d’abord pour soi. Même une fois figée dans un texte, elle est matière à penser à chaque lecteur, s’inscrit dans une vie sociale. On donne son article à lire à ses collègues, ou non. On prête la revue, avec l’image qu’elle véhicule, ou non. L’article en noir et blanc prend vie à la lumière de l’expérience propre du lecteur, de ce qu’il cherche dans le texte, de son état d’esprit au moment de la lecture. Comment expliquer sinon qu’un même texte puisse être interprété de façon si différente, jugé médiocre par le rédacteur en chef, mais excellent par un lecteur anonyme, indispensable ou contreproductif, scandaleux ou anodin ?

Le travail de préparation d’un dossier de la revue a beaucoup changé en une dizaine d’années. La facilité de circulation des appels à contribution, le large accès à la messagerie électronique et au traitement de texte, et peut-être une propension plus importante des enseignants à écrire sur leur métier a considérablement accru le nombre de textes reçus spontanément par les coordonnateurs. Ceux-ci ont beaucoup moins besoin de solliciter des auteurs repérés sur tel ou tel aspect précis de la question. Par contre, ils doivent s’engager dans de délicates discussions avec des auteurs plus ou moins novices : qu’avez-vous précisément à dire pour notre dossier ? Sous quel angle souhaitez-vous le dire ? Comment écrire pour la revue, et non pas pour sa hiérarchie, ou pour un dossier de subvention ? Nous nous sommes retrouvés à devoir intervenir beaucoup plus sur les textes, au risque d’être soupçonné d’imposer sinon une ligne éditoriale, du moins un style trop homogène. Pour travailler toutes ces questions, une formation conséquente de huit journées, imaginée et mise en place avec les formateurs d’Aleph écriture, a été proposée à des coordonnateurs et membres du comité de rédaction. Un résultat concret : une brochure, intitulée « Écrire les Cahiers pédagogiques ». Et un défi : comment utiliser un tel écrit pour faire évoluer les pratiques d’accompagnement à l’écriture ?

L’écriture récompense. Il y a de la fierté à avoir abouti, à être mis en forme, publié. L’écriture est une création, distincte de ce dont elle traite. L’écrit n’est pas simple transcription de ce qui s’est produit. Un texte est une œuvre en soi, dont l’existence vaut reconnaissance de ce qui s’est produit, de l’activité évoquée. Je ne suis pas mon texte, il n’est qu’une trace de moi. Mais il est là.
 

ENCADRÉ

Je n’écris cet article que dans les derniers temps de préparation de ce dossier. Lancé alors que j’étais encore rédacteur en chef, celui-ci devait être une contribution supplémentaire à la réflexion engagée ces dernières années dans l’équipe des Cahiers pédagogiques sur l’accompagnement à l’écriture des pratiques professionnelles. J’ai toujours autant de questionnements sur les enjeux des écrits ainsi publiés, à commencer par ce texte et ce dossier. Quel effet s’agit-il de produire sur toi, ami lecteur ? Quel effet produit-il effectivement ? Aurait-il fallu l’écrire autrement ? Me le diras-tu ? Manipuler de la dynamite est trépidant tant qu’elle n’explose pas.