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Un paradoxe sous la forme d’une tension vitale

L’écriture dans le champ du travail social occupe une place particulière. C’est une profession qui écrit beaucoup par obligation, des notes de situation sociale, des rapports d'évaluation, des comptes rendus de réunion et une somme de formulaires administratifs. Cette écriture contrainte participe autant d’un contrôle externe social des populations qu’interne institutionnel des travailleurs sociaux. Le travailleur social est ainsi renvoyé constamment au support écrit, mais dans un rapport instrumental et ambivalent.

Le rôle de l’écriture n’est pas anodin quand l’implication en société est le cœur de métier. « L’injonction d’écrire est venue s’installer dans ces métiers de la relation »1. C’est se poser la question sur ce que nous écrivons, mais aussi en quoi nous sommes écrits par d’autres et comme faire pour s’écrire soi-même. Justement parce que l'humain est au centre du travail, ces interrogations sont autant partagées par le professionnel que par les personnes auprès desquelles il intervient.

En cela, l’écriture constitue autant un outil qu’un révélateur des périodes de questionnement et de crise qui jalonnent l’histoire du travail social. Par exemple, comment considérer la relation du professionnel à l’usager autrement que comme un « problème » à résoudre ou un « cas » à traiter, mais comme une complexité à aborder dans une totalité qui fait système ? Nous pouvons aussi imaginer une écriture qui pose un acte collectif au service de l’intervention sociale à la manière d’un « travail social communautaire » : une écriture collaborative en quelque sorte, qui s’instaure entre professionnels entre eux, mais aussi entre professionnels et « usagers-citoyens »2.

Écrire ou ne pas écrire ?

C’est la question que nous pourrions nous poser lorsque nous intervenons dans le cadre de l’analyse de la pratique auprès d’éducateurs3 qui expriment une grande difficulté à parler de la réalité de terrain et des activités avec les personnes qu’ils accompagnent. Déplier par les mots un vécu qui est de l’ordre du ressenti, d’une expérience complexe donne lieu à une « éclipse verbale ». L’effort pour se faire comprendre est important : « il faut que tu viennes voir ce que l’on fait sur le terrain ». En d’autres termes : « viens avec nous ressentir la réalité qu’on ne peut pas formuler ».

Pourtant ces mêmes praticiens aspirent individuellement et collectivement à la compréhension de leur monde pratique. Ils disent vouloir construire une représentation du monde où chacun d’eux est contraint d’agir, en composant avec le doute et l’incertitude.

En favorisant la mise en mots, l’écriture peut nous servir d’appui. La proposition est faite aux participants d’intégrer dans leur pratique quotidienne l’écriture réflexive, notamment pour permettre de passer d’une expérience spontanée à une expérience raisonnée. Mais aussi pour sortir de l’impasse entre ce qui peut être dit ou pas vis-à-vis du groupe professionnel d’appartenance et de l’attente de l’institution. Dans ce contexte l’écriture constitue un outil de contournement, visant à produire une intelligibilité collective et une alternative à l’isolement.

Même si la proposition, de passer par une autoproduction écrite, est favorablement reçue par les praticiens, il existe toujours la tension entre ce qui empêche et ce qui pousse à écrire. Parmi les raisons qui empêchent l’acteur de devenir auteur, il y a le secret, le « à quoi bon », le temps de l’écrit pris sur le temps de l’action, le frein de l’inhibition. Parmi les raisons qui poussent à écrire, on trouve le souci de mémoriser, de rendre visible, de transmettre, conscientiser, ou concevoir.

L’expérience de cet accompagnement indique déjà que lorsque le praticien se saisit d’une écriture sur sa pratique, en interrogeant sa posture entre agent et acteur, il développe une capacité autonome d’agir. L’écriture donne une consistance au travail vécu et une signification que le praticien se réapproprie en tant qu’auteur.

La posture technicienne dans un cadre professionnel ne peut être séparée de la posture existentielle d’un engagement personnel. Qu’est-ce qu’une écriture existentielle, sinon une écriture libre qui libère ? Elle s’émancipe du contrôle tout en émancipant celui qui écrit. C’est manifeste dans une écriture autobiographique qui déplie un parcours d’expérience sachant que l’on ne devient pas travailleur social par hasard, le choix s’inscrit dans la continuité d’une histoire de vie.

Cette respiration vitale entre l’« intérieur » et l'« extérieur », met en visibilité les correspondances joyeuses ou douloureuses, réparatrices ou destructrices entre un parcours d’expérience et son contexte social. L’écriture nous apprend autant sur l’individu que sur le monde contemporain. Elle contribue dans cet aller-retour entre introspection et implication à un processus réflexif qui produit de nouvelles connaissances et fait du travailleur social un témoin privilégié de son époque.

C’est ainsi que nous pouvons comprendre nos postures individuelles et les enjeux de société non comme deux univers parallèles, mais comme un jeu de correspondances. Ce processus contribue à enrichir et élargir la palette de compétences qui, une fois réintroduites dans le champ socioprofessionnel, facilitent un travail sur la complexité au sens ou l'entend Edgar Morin d’une « éthique de la reliance »4.

Négocier une posture d’auteur

Concevoir des correspondances nouvelles entre les mots, les idées et les situations, c’est, à l’instar des écrivains de la créolité, ne pas opposer une « pensée monde » (en quoi une totalité est plus que la somme des particularismes qui la constituent) à une « pensée archipel » (en quoi chaque particularisme possède un universel qui fait lien à l’autre dans une totalité). Finalement, chacun peut élaborer une grammaire de la pensée.

Ce processus réflexif de déconstruction et reconstruction, déprofessionnalisation et reprofessionnalisation, entérine non seulement un travail sur soi, mais aussi un travail de recherche au sens scientifique du terme. C’est un espace de la raison critique d’une démarche autodidactique pour lequel le principe de recherche-action5 est particulièrement bien adapté. Cette forme autogérée ne l'empêche pas de jouer un rôle institutionnel. C’est le cas des enjeux actuels dans la mise en place régionale de PREFASS6, car pour l’instant le travailleur social n’est pas reconnu chercheur, mais simplement technicien.

C’est justement dans le cadre du PREFASS Limousin7 que nous avons rencontré un groupe de travailleurs sociaux (étudiants, travailleur social de terrain, formateurs d’instituts de travail social, cadres de l’action sociale) qui se nomme « Groupe d’Action Collective »8 et avec qui nous avons envisagé la possibilité d’une écriture collaborative9.

Si l’écriture est inséparable de la condition d’auteur, s’exprime-t-elle dans un cadre professionnel ou personnel, public ou privé ? Nous ne sommes pas dans l’écriture de l’agent, celui qui est « agi par » une fonction sous l’autorité du politique, d’une réglementation, d’une directive, d’un employeur. La démarche se négocie logiquement sur un temps personnel dans un espace interstitiel. Nous ne sommes pas pour autant hors-cadre ou clandestins, plutôt dans un entre-deux, à la fois autonome et instituant dans une forme de regroupement volontaire et libre.

Qu’est-ce qui différencie une écriture contrainte d’une écriture libre, une écriture administrative d’une écriture personnelle ? C’est sa qualité d’auteur. Qu’est-ce alors être « auteur » ? C’est pouvoir se placer dans un « état d’écriture » ou l’acte d’écrire agit sur la personne qui écrit.

Effectivement, la démarche initiale est aussi « initiatique ». En commençant à s’écrire pour ne plus être écrit, l’auteur est amené à une rupture dans le sens d’un décalage, d’un « pas de côté » vis-à-vis d’une route toute tracée, notamment une culture professionnelle très normative. C‘est un équilibre toujours renouvelé entre dimensions technicienne, existentielle, d’intervention sociale ou scientifique. Gérer ces tensions entre logique de contrôle et d’émancipation revient à emprunter un chemin de crête qui confère à chaque auteur sa signature. La crête est par essence transfrontalière, elle ne choisit pas entre les versants opposés, elle introduit une troisième dimension.

C'est un tiers espace comme celui formé par l’atelier d’écriture où peut s’instaurer une « micropolitique des groupes »10. L’enjeu, c’est de construire un « nous » qui se donne les possibilités d’apprendre à propos de son cheminement ; c’est de pouvoir se positionner autrement, mettre en perspective, en dialogue et reformuler les postures « agent », « acteur », « auteur », « chercheur » non uniquement comme une problématique personnelle, mais aussi politique. Cet espace de réflexivité n’est pas simplement une respiration, une échappée, mais un « contre espace » où l’on peut concevoir comment faire société ensemble avec des dispositifs d’action et de recherche à inventer et expérimenter.

En proposant ainsi d’aborder ces postures comme consigne d’écriture, chacun peut réinvestir à partir de l’espace intermédiaire de l’atelier son cadre professionnel. « Nous accueillons les réflexions, les alimentons, les contredisons, les argumentons, les confrontons, les partageons. La démarche de recherche collaborative doit, pour moi, nous permettre de choisir consciemment la manière dont individuellement nous souhaitons être agent, acteur et auteur de notre champ professionnel et collectivement transmettre la manière dont, selon nous, ces rôles peuvent être joués. Le travailleur social ne doit pas être un agent de paix sociale, mais un agent, un acteur et un auteur de transformation sociale avec les usagers qu’il accompagne et dans des lieux de travail collaboratif tel qu’est notre groupe. C’est en étant conscient de ces trois rôles et en les jouant consciemment que les travailleurs sociaux peuvent être des professionnels éclairés »11.

La recherche-action, en légitimant la posture de l’ « acteur-chercheur » facilite une écriture « sur » et « dans » le travail social, la reconnaissance de savoirs inédits qui dépasse les appartenances sectorielles. Le « savoir-faire » dégage de nouvelles compétences susceptibles de mieux aborder la complexité des situations humaines (transdisciplinarité, reliance, expérimentation). Le « savoir-être » dégage des potentialités de créativité et d’innovation sociale en validant le « cheminement en ligne de crête » comme un tiers espace de l’expérience12, espace-temps vital qui articule sans les opposer les différents modes d’implication (individuels et collectifs, privés et publics, existentiels et professionnels). Le travailleur social peut alors ne plus subir, mais assumer et affirmer sa position de « marginal sécant » ou « passeur de frontières » à l’intersection du politique, du social et du scientifique.
 

1 Brigitte Bouquet et Jacques Riffault, « Introduction. Les écrits professionnels. Pratique des écrits, écritures des pratiques », Vie sociale, 2009/2 N° 2, p. 5-10.

2 Marie-Agnès Roux, « Promouvoir la place de l’usager. D’une vision mécaniste des professions du social vers un accompagnement moderniste et politique du citoyen », Les Cahiers de l’Actif - N°318/31, 2002, pp.149-165.

3 Intervention de Tahar Bouhouia sollicité par la direction d'une association de prévention d'ile de France.

4 Edgar Morin, La méthode - 6 "Éthique", Éditions du Seuil, coll Points Essais, 2006.

5 Nous avons mis en place dans ce sens une plate-forme ressource : www.recherche-action.fr

6 Pôle Recherche Études Formation en Action Sociale et Sanitaire, le PREFASS est un regroupement régional de centres de formation en travail social initié à partir de 2008 par une circulaire qui « vise à favoriser la mutualisation des ressources pédagogiques et permettre une meilleure articulation formation / recherche, et milieu professionnel / recherche ».

8 Collectif, « Démarche réflexive de praticiens : faire collectif dans le travail social », Communication au Colloque international pluridisciplinaire et plurisectoriel, Dijon, 27 au 29 mai 2013, document électronique  : http://aifris.eu/03upload/uplolo/cv2286_1278.pdf

9 Hugues Bazin, Écritures collaboratives en recherche-action, émergence d’un chercheur collectif, document électronique, 2014, http://biblio.recherche-action.fr/document.php?id=665.

10 David Vercauteren, Micropolitique des groupes. Pour une écologie des pratiques collectives. Éditions HB, 2007, Réédition Edition Les Prairies Ordinaires, Coll Essais, 2011.

11 Hermeline Boulay-Diot, contribution au Groupe d’Action Collective, 2014.

12 Hugues Bazin, « Les espaces intermédiaires de l’existence », Arpentages No 9, Scènes Obliques éditions, 2012, pp 33-45.