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Le choix de consacrer un dossier des Cahiers pédagogiques à la thématique de l’écriture dans les métiers de l’enseignement et de la formation signale l’importance de cette pratique d’un point de vue professionnel. Mais cela met en lumière, en même temps, la relative méconnaissance que nous en avons, rares étant les travaux de recherche qui la prennent frontalement pour objet. Si nous ne manquons pas de connaissance sur l’écriture dans l’enseignement et dans la formation, si se sont multipliées, ces dernières années, les recherches sur l’écriture dans les disciplines scolaires, dans l’enseignement supérieur, dans les formations professionnelles et particulièrement dans les formations professionnelles à l’enseignement, il faut constater que l’écriture professionnelle des enseignants et des formateurs reste un point presque aveugle.

Pourtant, les recherches sur le travail enseignant n’ont pas manqué dans les décennies précédentes, fondées sur des approches théoriques diverses, pas davantage que les études commanditées par les autorités académiques pour mieux appréhender la charge de travail des enseignants, en France et en Suisse notamment. De plus, on peut observer, pour mettre en lien écriture et travail, que les savoirs sur le langage et l’usage de l’écriture dans les situations de travail ont grandement été améliorés par diverses recherches, dont celles du collectif pluridisciplinaire Langage et travail. Mais pour autant, si de nombreuses professions ont bénéficié d’une analyse fine et approfondie, les métiers de l’enseignement et de la formation n’ont pas fait l’objet d’une réelle attention.

Certes, dans tous les travaux sur le travail de l’enseignant, est évoquée la question de la préparation des cours, de l’évaluation des élèves, des correspondances avec les parents ou l’administration, de la prise de note au tableau, etc., et cela donne lieu parfois (quoique rarement) à des descriptions minutieuses ; mais la question même de l’activité d’écriture des enseignants (et des formateurs) n’est pas appréhendée dans sa totalité, dans sa complexité, dans sa diversité.

Françoise Clerc le soulignait déjà en 1999, dans un article au titre significatif, « Écrire et enseigner » et une équipe de recherche lilloise l’observait encore il y a quelques années, pour expliquer leur volonté d’aller voir de ce côté-là : nous pensions en effet que la compréhension du travail de l’enseignant nécessitait que l’on s’attèle à l’analyse des écrits professionnels des enseignants. Ce travail de recherche, qui a donné lieu à un ouvrage publié sous ma direction, a permis quelques avancées en la matière ; nous avons choisi, pour cette recherche et cet ouvrage, un angle d’attaque particulier, celui des écrits professionnels (autrement dit les produits d’une pratique, sans prétendre observer des pratiques d’écriture en contexte), et une entrée théorique spécifique, celle de la didactique (discipline de recherche destinée à penser les contenus à enseigner ou enseignés), pour appréhender un objet que saisissent aussi de nombreuses autres disciplines : linguistique, sociolinguistique, sociologie, psychologie, etc. Notre approche, exploratoire, nous obligeait à circonscrire le sujet, essentiellement pour des raisons de faisabilité et par souci de choisir une entrée bien délimitée pour entrer dans un continent peu défriché.

Sans revenir précisément sur les acquis de cette recherche, je développerai librement quelques réflexions que cette expérience m’inspire. Tout d’abord, quand les enseignants parlent de leurs écrits, dans des entretiens sollicités, la plupart mettent en avant leurs écrits à fonction didactique (entendons par là des écrits qui sont en lien direct, de manières diverses, avec le système didactique, caractérisé par la relation interactive entre enseignant, élèves et contenus) : par exemple, les écrits de préparation de cours, les supports de cours, les progressions, les cahiers de textes ou carnet de bord, les corrections de devoirs, les sujets d’examen… La centration sur la dimension didactique du métier d’enseignant est nette dans le discours des acteurs sur leurs écrits : outre le fait de mettre en avant les écrits à fonction didactique, ils les invoquent en les spécifiant didactiquement, notamment en identifiant les spécificités disciplinaires des écrits qu’ils signalent ou en donnant surtout des exemples marqués disciplinairement – et cela vaut pour les enseignants monovalents, bivalents ou polyvalents. Notons au passage, d’ailleurs, que la dimension didactique des écrits des enseignants ne ressort pas que de leurs discours, mais des observations de pratiques : au-delà du contenu, évidemment, les disciplines influencent la nature des écrits : leur forme, le style utilisé, la longueur des énoncés, leur organisation, la présence de citations d’élèves, etc.

Il semble que se dessine, à travers le discours des enseignants sur les écrits, ce qui confirme d’autres recherches, une conception du métier qui les constitue, pour ainsi dire, en « sujets didactiques ». Cette dimension du métier est en quelque sorte son cœur et établit de fait une hiérarchie, implicite ou explicite, entre les écrits qui sont considérés comme professionnels. Bien sûr, ces remarques sont à prendre avec prudence, car elles forcent le trait, en rendant compte de façon trop rapide et simplifiée d’observations plus complexes. Mais il s’agit là d’une tendance observée et je pense qu’elle rencontre, outre d’autres travaux de recherche sur l’identité des enseignants, l’expérience de bon nombre d’enseignants.

Mais l’importance donnée, dans les discours et les pratiques des enseignants, aux écrits didactiques et aux dimensions didactiques des écrits a une conséquence négative, dans la mesure où les enseignants minorent l’importance de l’écrit, qu’il s’agisse de la quantité des écrits produits ou de leurs valeurs ; tout un chacun peut, de lui-même, faire l’expérience de cette minoration : si un enseignant se demande – ou demande à un collègue – quels sont les écrits professionnels qu’il produit dans le cadre de sa profession, il y a fort à parier qu’il donne quelques exemples mais que, si sa mémoire est un peu sollicitée, il se rende compte qu’il en avait oublié l’essentiel ; quant à la valeur de l’écrit, sans doute sont rares les enseignants qui valoriseraient comme un écrit important à leurs yeux le mot écrit dans le carnet de correspondance d’un élève pour donner un rendez-vous à un parent, le billet d’absence glissé sur la face extérieure de la porte de classe, le report sur le cahier de textes ou sur le cahier journal de la classe d’une activité faite en classe, le courriel envoyé à des collègues pour rappeler l’heure d’une réunion, l’inscription du nombre des élèves présents à la cantine, les prises de note pendant un stage… Or tous ces « petits » écrits sont une part importante de l’activité de l’enseignant, non seulement pour le temps passé, mais pour la responsabilité professionnelle qui s’y joue.

Cette minoration tient à plusieurs causes : d’une part, comme l’ont mis en lumière depuis longtemps les travaux sociologiques sur l’écriture et la lecture, sont assez traditionnellement dévalorisés, voire ignorés, les écrits qui n’obéissent pas à une certaine norme sociale (par leur longueur, leur diffusion, leur style), norme héritée essentiellement d’une vison littéraire de l’écrit. D’autre part les recherches sur les liens entre langage et travail ont montré que les écrits, comme d’autres aspects du travail, parce qu’ils sont incorporés dans l’activité elle-même, peuvent passer inaperçus, et par là-même ne pas révéler ce qu’ils ont pourtant de contraignant, de fastidieux, de coûteux. Enfin, si certains écrits sont clairement identifiés par les enseignants, à savoir les écrits à fonction didactique (qu’on a évoqués ci-dessus), ou, parfois, ceux qui donnent lieu à un fort investissement psychologique (qui peuvent être, pour certains, les rapports d’incident, l’énoncé de sanctions dans le carnet de correspondance, les courriers aux parents ou à la hiérarchie…), tous les autres, par la seule valorisation d’un certain type d’écrits, perdent de leur importance (quantitative ou qualitative), même quand ils demandent du temps.

Or cette négation – ou dénégation, pour reprendre le mot de Clerc dans son article cité plus haut – du travail effectif (que cette négation ou dénégation soit celle des acteurs eux-mêmes ou d’autres) n’est pas la moindre cause, on le sait, d’une possible souffrance au travail. Qu’on pense à l’inflation de la correspondance professionnelle qu’a engendrée la pratique du courrier électronique, souvent à l’insu même des acteurs, au départ : c’est faute d’avoir vu la réalité de ce travail qu’ils se sont laissés gagner par cette inflation – qui, en revanche, s’est bientôt faite bien visible… Du reste, puisque l’on évoque l’écriture électronique, on peut faire l’hypothèse aussi que la difficulté qu’ont rencontrée – et que rencontrent encore – certains enseignants dans la pratique de l’informatique dans leur cadre professionnel tient à l’investissement soudain visible (en temps et en effort), du fait d’une faible maitrise de l’outil, qu’il fallait accorder à ce qui auparavant pouvait sembler ne pas demander d’effort particulier, qu’il s’agisse de la saisie informatique des notes, des bulletins, des activités du cours, etc. Il en est de même, sans doute, de l’introduction du tableau blanc interactif qui, par l’investissement qu’il exige, fait apparaitre autrement ce qui était souvent identifié comme banal – et peu susceptible de long discours – comme l’écriture au tableau.

Les écrits professionnels des enseignants révèlent en fait un certains nombres de tensions bien connues dans le métier d’enseignant : entre l’activité didactique de transmission de contenus à des élèves, perçue comme essentielle, et les autres tâches, elles aussi essentielles (quoique souvent non perçues comme telle), qui engendre des écrits nombreux mais mal identifiés ; tension, on l’a vu, entre le travail d’écriture visible et celui qui est caché ; tension entre la dimension essentiellement orale de la pratique enseignante et la nécessité de l’écrit, destiné à rendre compte (toujours imparfaitement, autre source de tension) de l’activité menée ; tension encore entre la dimension personnelle de l’activité d’écriture et, plus généralement, de l’activité enseignante et la dimension collective : les écrits circulent, sont empruntés, parfois « volés » ou « rendus » (qu’on pense à la circulation des écrits de préparation sur l’Internet) ; tension – bien connue elle aussi – entre les pratiques prescrites et les pratiques réelles (qu’on pense au seul écrit professionnel prescrit jusque dans le détail, le cahier de textes dans le secondaire, et la relative liberté que les enseignants prenaient avec lui, avant l’introduction de formes numériques de ce cahier ; ou, inversement, qu’on pense aux fiches de préparation dans le primaire, prescrite dans aucun texte mais dont l’usage rend la pratique quasi-obligatoire) ; tension enfin (mais la liste n’est pas close) entre la dimension classique de l’écriture et les nouvelles formes qu’elle prend, avec l’introduction d’outils numériques qui en rendent la forme et la fonction très différentes.

Ces tensions que révèlent les écrits professionnels des enseignants, tensions qui sont celles du métier d’enseignant, montrent que les écrits sont un bon analyseur du métier. Il serait temps que des recherches d’envergure soient menées pour mieux connaitre ce continent caché.

Bertrand Daunay

Professeur en sciences de l’éducation

Équipe de recherche Théodile-CIREL (équipe d’accueil 4354) - Université Charles de Gaulle – Lille 3

Références possibles

CLERC Françoise (1999) « Écrire et enseigner », Les langues modernes n° 1999-1, Les mémoires professionnels à l’IUFM, Paris, APLV, p. 8-17.

DAUNAY Bertrand dir., FIALIP-BARATTE Martine, HASSAN Rouba, LAHANIER-REUTER Dominique, MORISSE Martine1 (2011), Les écrits professionnels des enseignants. Approche didactique, Rennes Presses universitaires de Rennes.

1 On également contribué à cet ouvrage, pour discuter les chapitres des auteurs, Anne Barrère, Josiane Boutet, Françoise Clerc, Élisabeth Nonnon, Patricia Champy-Remoussenard, Anne‑Catherine Oudart, Yves Reuter.