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L'histoire des arts : une interdidactique à inventer

Jean-Charles Chabanne

Institut française de l’éducation, ENS de Lyon, Université de Lyon

Laboratoire Acté, Clermont-Ferrand

jean-charles.chabanne@ens-lyon.fr

 

La mise en place à partir de 2008 d’un enseignement obligatoire de l’histoire des arts (MEN 2008a, 2008b) illustre d’une manière particulièrement intense le défi que représente l’innovation curriculaire quand elle bouscule les frontières disciplinaires. En effet, l’histoire des arts place les élèves et leurs enseignants non seulement à la croisée des disciplines scolaires, mais aussi à la croisée de disciplines savantes. En effet, elle crée de toutes pièces une discipline scolaire nouvelle ; celle-ci n’est pas liée à une discipline universitaire préexistante ; elle doit être prise en charge non par un seul enseignant, ni même par les enseignants des seules disciplines artistiques, mais « par tous les enseignants » (MEN, 2008b : 1).

On peut ainsi observer autour de l’histoire des arts au moins un triple défi : un défi épistémologique (quelle est la nature et la source des compétences et connaissances en jeu dans ce qui est moins une discipline qu’une transdiscipline), un défi professionnel (comment assurer à plusieurs l’enseignement d’une discipline qui n’est celle de personne ?) et un défi didactique (pour les élèves, comment apprendre et comment montrer que l’on sait ?).

 

Une transdisciplinarité originale

 

L’histoire des arts n’est pas une discipline universitaire, mais une création de l’institution scolaire (Lavin, 1998). Dès 1988, Y. Joutard défend le choix d’une histoire « des » arts (Joutard, 1988) en précisant que les nouveaux savoirs à enseigner ne sont pas seulement ceux de l’histoire « de » l’art. Pourtant, les historiens de l’art ont depuis longtemps œuvré pour que la discipline apparaisse dans les programmes de l’école, comme en Italie ou en Belgique, avec un concours spécifique (de Chassey, 2011). Ils ne s’y retrouvent que partiellement. Car si l’Histoire de l’art est évoquée, c’est uniquement dans les domaines artistiques qui relèvent traditionnellement de son champ d’étude :

L’histoire des arts intègre l’histoire de l’art par le biais des arts de l’espace, des arts du visuel et des arts du quotidien. (ibid.)

Et l’histoire des arts s’étend bien au-delà, s’élargissant à au moins six grands domaines artistiques : les arts de l’espace, les arts du langage, les arts du quotidien, les arts du son, les arts du spectacle vivant, les arts du visuel. […] [l’histoire des arts] ménage ainsi [à l’Histoire de l’art universitaire] une place importante dans un ensemble plus vaste croisant les domaines, les genres et les frontières qui répond à l’évolution des arts contemporains (MEN, 2008b).

Cet élargissement n’a pas été bien accueilli par les tenants d’une définition restreinte de l’art et de la culture, comme le montre bien les débats au sein du Haut Conseil de l’Éducation Artistique et Culturelle, l’institution chargée de la définition de ces contenus :

« Si la notion d’ « éducation artistique » ne fait pas débat – tous les intervenants s’accordent sur ce point –, M. Fumaroli a fait part d’un grand scepticisme sur la notion « d’éducation artistique et culturelle », scepticisme relayé à différents degrés par, M. Kerlan et plusieurs des membres pour plusieurs raisons : son très grand flou, le fait qu’elle n’implique pas de contenu précis (critique déjà portée par Mme Clément lors de l’audition du mois d’octobre), mais qu’au contraire, son domaine d’extension s’élargit désormais à toute activité humaine, suivant une approche sociologique et anthropologique de la culture ; enfin, pour son relatif vide :, M. Fumaroli dit ne pas voir ce qu’ajoute l’adjectif (HCEAC, 2007 : 32)

Le débat n’est pas anodin : il concerne en effet les rapports entre la Culture légitimée et les cultures illégitimes ou populaires, et la mise en question des rapports de domination qu’implique toute définition essentialiste et différencialiste de l’art (Esquénazy, 2007 ; Lahire, 2015). Pour les enseignants, est au moins posée la question de faire le lien entre la culture des élèves, la culture scolaire et la culture légitimée, et il leur revient de déconstruire, si c’est possible, les surdéterminations sociales de l’appréciation esthétique pour faire « accéder » les élèves à la Culture.

En fait, le projet de l’histoire des arts donne aux enseignants eux-mêmes la charge de mettre en œuvre ce qui n’est plus simplement une histoire générale des arts (ce qui est déjà énorme !) mais ce qui relève plus d’une anthropologie générale et critique des pratiques de l’art :

Cette nouvelle approche de l'enseignement de l'histoire des arts se donne pour champ le réseau des objets, des activités artistiques, des pratiques sociales, des institutions... Le pluriel signifie qu'on sortira largement de la monoculture jusqu'à présent induite par l'autorité envahissante de la peinture et des Beaux-Arts [critique implicite des limitations de l’Histoire de l’art] pour étendre l'intérêt aux arts de l'objet (technique, décoration) et de l'espace aménagé (architecture, urbanisme, jardin). Le nouvel enseignement, attentif aux conditions de la production (technique matérielle, organisation sociale) n'est pas seulement une histoire des œuvres ou des chefs d'œuvres (Joutard, 1988, 14e proposition).

Les finalités d’un tel projet excèdent la seule acquisition de connaissances, et visent ce qui n’est pas moins qu’une socialisation culturelle dont on peut donc questionner l’universalisme implicite :

Son objectif est de donner à chacun une conscience commune : celle d’appartenir à l’histoire des cultures et des civilisations, à l’histoire du monde (Men, 2008b).

Ce n’est pas moins que la question même d’une éducation culturelle qui est posée : on voit ici que sont travaillés des niveaux profonds des déterminations des conduites, des attitudes et des dispositions. C’est précisément l’enjeu d’une éducation qui est bien au-delà des seuls apprentissages.

 

Ainsi, on peut mesurer l’ambition et la complexité du défi qui est de fait confié aux enseignants : il ne s’agit pas moins que de faire synthétiser par leurs élèves un ensemble très étendu de connaissances, de démarches, de problématiques empruntées à la plupart des sciences de l’art. Or, une telle synthèse est déjà difficile pour les spécialistes du domaine : pour ne prendre que les arts visuels, ils sont traités à l’université dans des départements cloisonnés : philosophie, sociologie, histoire, arts plastiques, sans compter les écoles professionnelles qui parfois souhaitent définir une « a-critique a-théoricienne » qui ne se retrouverait pas dans les autres paradigmes (Cohen, 1996).

Même les enseignants spécialisés (arts visuels, musique) sont formés très marginalement à des approches comparatives. On peut donner un autre exemple : le programme d’histoire des arts implique une parfaite intégration des « arts du langage » aux autres cinq domaines, alors même que la littérature a été quasiment absente d’un vaste colloque international sur l’éducation artistique (Fraisse, 2008) et que la place de l’image dans le cours de français fait débat (Desco, 2003).

L’enseignement de l’histoire des arts se révèle être de fait l’invention d’un vaste « cours d’anthropologie culturelle », impliquant l’ensemble des enseignants de la même classe, et susceptible de s’adresser à tous les élèves... Une sacré gageure tout à la fois épistémologique (il n’y a pas eu d’élaboration consensuelle des savoirs à enseigner) et didactique (il reste à inventer les formes d’enseignement et d’évaluation de ces savoirs).

Une interdidactique à inventer

 

Un dernier point enfin, pour prendre la mesure du potentiel d’innovation latent dans la réforme de l’histoire des arts, mais aussi de la prise de risque qu’elle impose à toute une collectivité professionnelle – en l’absence de vrais moyens de se former.

Le projet d’enseignement de l’histoire de l’art est présenté comme devant être assumé « par tous les enseignants » :

« Sans renoncer à leur spécificité, le français, l’histoire – géographie – éducation civique, les langues vivantes et anciennes, la philosophie mais aussi les disciplines scientifiques, économiques, sociales et techniques et l’éducation physique et sportive, s’enrichissent de la découverte et de l’analyse des œuvres d’art, des mouvements, des styles et des créateurs. »

L’histoire des arts ne concerne pas les seules disciplines artistiques traditionnelles, ni même les disciplines comme le français, l’histoire ou les langues vivantes, qui utilisent des œuvres ou des notions en lien avec les arts. Les disciplines sont invités à « renforcer leurs relations », sans que cela soit plus précisé :

Par ailleurs, les enseignements artistiques (arts appliqués, arts plastiques, cinéma et audiovisuel, danse, musique, théâtre et arts du cirque) renforcent leurs relations avec les autres disciplines des « humanités », français, histoire – géographie – éducation civique, langues vivantes et anciennes, philosophie et avec les disciplines scientifiques, économiques, sociales et techniques et l’éducation physique et sportive. (MEN 2008b : 1-2, préambule)

[…] Interdisciplinarité : L’enseignement de l’histoire des arts est d’abord mis en œuvre dans le cadre des disciplines des « humanités » (enseignements artistiques, français, histoire - géographie - éducation civique, langues et cultures de l’Antiquité, langues vivantes, philosophie). Il peut également s’inscrire cadre des enseignements scientifiques et techniques comme de l’éducation physique et sportive. Il fait l’objet d’un volet spécifique dans les programmes des différents champs disciplinaires enseignés aux trois niveaux scolaires (Ecole primaire, Collège, Lycée). » (MEN 2008b, organisation)

Il nous semble que cette situation originale relève d’une problématique qui va au-delà des seules questions liées à la pluridisciplinarité, à l’interdisciplinarité, voire à la transdisciplinarité des objets enseignés, notions elles-mêmes non stabilisées (Maingain, 2002). Ce qui est ici en émergence relève de l’interdidactique (Chabanne & Dufays, 2011) en cela que des disciplines habituellement disjointes doivent se partager un même enseignement, sous des formes qui restent à inventer, où les mêmes objets sont enseignés dans des cadres épistémologiques différents et des espaces-temps didactiques disjoints.

Cette situation n’est pas sans créer des conflits de préséance. Le risque est grand d’une dispersion menant à l’échec du projet initial :

« au collège, l’enseignement est assuré par une équipe de professeurs de disciplines établies, chacune ayant sa tradition épistémologique traduite en des habitudes lexicologiques ; un contenu en histoire des arts est adjoint à chacun des programmes disciplinaires, précisant ainsi le périmètre d’intervention de la discipline dans le cadre d’un enseignement ayant sa logique générale ; dès lors, le risque est fort, soit d’utiliser les arts comme une illustration des enseignements disciplinaires, soit d’apporter à l’élève des éléments dissociés, voire extrêmement ponctuels, qui ne participent pas à la construction d’une culture structurée » (Rohan-Csermak, 2010) ;

 

Les élèves à la croisée du sensible et du réfléchi : une didactique à inventer

 

Le programme ainsi esquissé est déjà substantiel. S’y rajoute pour le professionnel la question des moyens de mettre en œuvre concrètement ce projet, et dans des situations réelles fortement contraintes : tout cela est passionnant, mais comment faire ? Prenons un exemple, qui est déjà un nœud gordien épistémologique : il s’agit d’enseigner l’enseignement conjoint (dans la tradition de Dewey) du sensible et du technique :

Son enseignement implique la constitution d’équipes de professeurs réunis pour une rencontre, sensible et réfléchie, avec des œuvres d’art de tout pays et de toute époque. [... L’histoire des arts] instaure des situations pédagogiques nouvelles, favorisant les liens entre la connaissance et la sensibilité (MEN 2008b, 1, préambule).

L’enseignement de l’histoire des arts a pour objectifs : – d’offrir à tous les élèves, de tous âges, des situations de rencontres, sensibles et réfléchies, avec des œuvres relevant de différents domaines artistiques, de différentes époques et civilisations ; […] – de leur permettre d’accéder progressivement au rang d’« amateurs éclairés », maniant de façon pertinente un premier vocabulaire sensible et technique (MEN, 2008b, objectifs).

Le « réfléchi » et a fortiori le « technique » pourraient à la rigueur être identifiés comme des savoirs d’ordre déclaratif ou procédural assez familiers à l’école (du type : mobiliser un vocabulaire et une procédure pour analyser la composition d’un tableau, donner des éléments biographiques, faire une lecture méthodique, etc.). Mais le statut du sensible est plus problématique. Que signifie par exemple la compétence ainsi formulée pour les élèves du primaire : mobiliser ses connaissances pour parler de façon sensible d’œuvres d’art (2008b, 7) ? Ainsi, comment sont formés ces « amateurs éclairés » qui doivent mani[er] de façon pertinente un premier vocabulaire sensible et technique, […] appréciant le plaisir que procure la rencontre avec l’art ?

L’activité ainsi visée se manifesterait par la capacité à verbaliser l’expérience esthétique et l’appréciation (Schaeffer, 1996 ; Genette, 1997) et à la transformer en savoir... mais de quelle nature ? La nature épistémologique incertaine de cet objet se révèle très concrètement dans la difficulté à évaluer pour les examens de fin de collège la compétence « parler de façon sensible », et à définir ce que serait un « vocabulaire sensible », quand il ne se réduit pas à des connaissances techniques.

Le détour par l’analyse de pratiques sociales de référence (Martinand, 1981) peut permettre d’explorer la nature du « discours du sensible » : dans quelles situations va-t-on trouver des locuteurs ordinaires ou experts qui verbalisent leur expérience d’une œuvre ? On va ainsi repérer toute une série de discours, oraux, écrits. Certains sont formalisés, par exemple le commentaire composé de la classe de français ou les épreuves des options arts de Terminale, ou encore les dissertations des concours d’enseignement. Dans un autre cadre, ce sont les articles de critique dans les revues spécialisée, ou les essais critiques. Ces genres relèvent de variantes scolaires du discours critique, lui-même inclus dans un vaste ensemble de pratiques discursives qui de fait sont très hétérogènes, même si on les regroupe sous l’appellation d’écrits sur l’art (Vaugeois, 2005).

Les sciences sociales ont par ailleurs mis en lumière des pratiques informelles du discours du sensible. Dire ce qu’on ressent (émotions, images évoquées, œuvres convoquées pour des rapprochements, lexique de l’impression et de l’effet…), ce n’est pas seulement le travail d’un universitaire ou d’un journaliste, ce n’est pas seulement le discours choisi de l’esthéte, de l’amateur ou du connoisseur de Panofsky, mais c’est aussi les échanges amusés ou scandalisés des visiteurs de musée, ce sont les échanges entre copains à la sortie d’un cinéma, les arguments échangés par des dégustateurs autour d’un verre, ou encore les commentaires qu’on va trouver sur un site de tuning

Il est ainsi naïf de situer le discours du sensible du côté du spontané, de l’informel : les formes langagières qu’il prend sont, même lorsqu’elles ne sont pas formalisées explicitement, soumises à des contraintes sociales qui en contrôlent les usages, le lexique, les finalités, les effets… Et qui sont fortement différentiatrices : pas plus que l’expérience de l’œuvre n’est im-médiate et naturelle, le discours qui la prépare, l’accompagne ou la prolonge est quelque chose qui s’apprend. Les élèves l’apprennent assez vite à leur dépends quand ils confondent l’invitation à avoir une lecture « personnelle » et l’exercice du commentaire scolaire.

C’est donc pour l’enseignant un problème professionnel que d’enseigner les formes scolaires et les formes sociales du discours du sensible, et c’est d’autant plus important qu’on peut observer que la relation avec le discours du réfléchi est dynamique, de même que la perception et l’appréciation de l’œuvre peuvent passer par des descriptions et des explications. On se situe ainsi dans une didactique du discours de réception qui reste en grande partie à inventer, même si le développement des formes intermédiaires comme les carnets de lecture, les cahiers de lecteurs (Mazauric et al., 2011 ; Ahr, 2013), commencent à être expérimentés dans un cadre scolaire. Les dimensions d’une telle ingénierie sont multiples, en tension entre l’expérience individuelle, sa mise en commun par l’échange, l’apport de savoirs de natures diverses, les premiers tâtonnements et essais de formulation, l’application de techniques d’improvisation ou de déstabilisation, et l’apport de formes conventionnelles par l’imitation.

Une autre manière de faire l’analyse de la prescription est d’analyser les critères d’évaluation proposés, ceux de l’épreuve obligatoire du DNB. Il faudrait tout un article pour la commenter, mais on proposera simplement de confronter la longue liste des critères donnés dans les textes (MEN, 2012) avec la brièveté matérielle de l’épreuve : 5 mn d’exposé, pour pouvoir permettre de juger de tout cela…

Mais en contrepartie, le programme ambitieux amené par l’histoire des arts entre dans ce qui n’est pas moins qu’une redéfinition des cloisonnements disciplinaires et la promotion d’une logique de pédagogie par projets redéfinie : autour d’une question partagée, des disciplines apportent leurs outils et coopèrent à la résolution d’un même problème sous des angles différents. Elle invite à repenser la place de l’art non comme ensemble de connaissances, mais comme problème anthropologique susceptible d’être pris en charge dans toutes les disciplines. Elle interroge enfin les hiérarchies implicites des pratiques culturelles et invite autant à entre dans une « culture commune » qu’à la questionner.

On mesure aussitôt, en contrepartie, la démesure d’un tel déplacement dans un système qui peine déjà à assurer son fonctionnement ordinaire. Le projet de l’histoire des arts est une forme de coup de force pour mettre en mouvement la forme scolaire. Mais il ne peut réussir que si on donne aux acteurs le temps de s’approprier les contenus et surtout d’inventer les formes de leur mise en œuvre adaptées aux contraintes qu’ils sont les seuls à bien identifier. Dans ce programme, ils sont à la fois invités à être des inventeurs de contenus et des ingénieurs de démarches. C’est beaucoup si on considère le temps qui est donné à l’histoire des arts dans la formation initiale et continue, et c’est dommage quand on a pu mesurer la richesse des enjeux.