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Un objectif fédérateur : former le jugement critique

« Former le jugement critique » : tout le monde semble d’accord, plus que jamais c’est une des missions essentielles de l’école républicaine. Mais les récents événements ont bien montré qu’il fallait mettre à jour notre logiciel en la matière, à l’heure d’internet. Comment y parvenir sans engager une forte coopération entre disciplines ?

Ce qu’il faut éviter à tout prix, c’est d’en rester à l’énoncé d’une finalité très générale, où l’on ferait semblant d’être tous d’accord, sans voir les tensions entre cet objectif et par exemple le respect des règles et de l’autorité (du maître, du savoir qu’il est censé transmettre…), sans se donner non plus les moyens d’une opérationnalisation. Et à cet égard, affirmer qu’il s’agit d’un objectif transversal peut aussi être dangereux si cela ne s’accompagne pas d’une réflexion sur l’apport de chaque discipline, avec ses spécificités et son angle d’attaque.

Comment trancher ?

La première version du socle commun mentionnait le développement de l’esprit critique dans plusieurs domaines: les sciences, les nouvelles technologies, les compétences sociales et civiques. La nouvelle version renforce l’importance de cette formation (qui ne peut viser à une « acquisition » car on n’en a jamais fini avec l’esprit critique). Les récentes mesures visant à la « mobilisation de l’école » suite aux attentats de janvier renforcent notre conviction que parmi les apprentissages essentiels qu’il faut mettre en œuvre, il y a celui de la recherche des critères de « fiabilité », sinon de vérité d’une affirmation ou d’une information.

Ce qui peut permettre de « trancher », c’est d’abord l’établissement des « faits ». L’apologue de la dent d’or de Fontenelle reste une des meilleures illustrations de l’importance de cette vérification. Avant de faire des hypothèses religieuses sur l’apparition subite d’une dent d’or, il aurait été plus opportun dès le départ, nous rapporte le philosophe, d’aller consulter un orfèvre qui aurait tout de suite décelé un artefact humain et nous dit l’auteur : « Assurons-nous bien du fait, avant que de nous inquiéter de la cause. Il est vrai que cette méthode est bien lente pour la plupart des gens, qui courent naturellement à la cause, et passent par-dessus la vérité du fait, mais enfin nous éviterons le ridicule d'avoir trouvé la cause de ce qui n'est point. » A l’heure de la propagation de rumeurs complotistes et de hoax sur internet, ce petit texte tiré de L’Histoire des oracles (1687) tombe à pic pour une étude en classe.

Donc, voyons comment, dans chaque discipline il est possible d’encourager les élèves à aller vérifier, quand c’est possible, si ce qui est dit repose sur une réalité. Cela conduit par exemple en mathématiques à mettre l’accent sur l’étude des statistiques. En décodant des tableaux ou courbes parus dans les médias, en menant des enquêtes, facilitées par des calculs d’ordinateur et qui permettront bien souvent de remettre en cause des idées reçues... Un professeur avait ainsi permis à ses élèves de démolir l’idée selon laquelle il y avait davantage de naissances les nuits de pleine lune, en partant d’échantillons d’élèves, du calcul de leur date de naissance et de la distribution de ces naissances en fonction des phases de la lune. Cherchons dans plusieurs disciplines comment on peut procéder à ces vérifications, dont l’importance dans l’histoire des sciences expérimentales ou humaines est essentielle.

Reste que la référence à des faits demande bien souvent plutôt le repérage de sources fiables qui les établissent. Et on peut se heurter très vite à un scepticisme qui peut aller très loin. Qu’est-ce qui nous prouve que les Américains ont bien été sur la Lune, que l’avion du 11 septembre s’est bien écrasé sur le Pentagone, que la Terre a plusieurs milliards d’années d’existence et non 4000 ans ? Et on le sait, très récemment ces théories fumeuses ont resurgi à propos des drames des 7 et 9 janvier…

Aussi faut-il en même temps travailler sur les méthodes qui permettent d’établir des faits, sans pouvoir échapper à la question de l’autorité légitime1 qui les établit. Certains facteurs renforcent cette crédibilité :

  • la concordance d’informations entre diverses sources

  • le fait que l’autorité n’ait pas un intérêt particulier à diffuser telle ou telle affirmation, même si le contraire n’invalide pas pour autant, bien entendu, cette affirmation

  • la possibilité de rectifications par des interventions extérieures. C’est tout le mérite de Wikipedia d’avoir mis en place des procédures allant dans ce sens et qui font qu’une information fausse ou mensongère ne reste pas longtemps sans correctif

Le tri entre les sources d’information nous parait bien être un objet essentiel d’un croisement de disciplines, avec peut-être comme pivot le ou la documentaliste dans le secondaire, dans le cadre de « l’éducation aux médias et à l’information », sorte de parcours transversal faisant partie du socle commun. La puissance multiplicatrice d’internet devrait bousculer davantage le monde de l’école afin de mettre en place des contre-feux à cette « démocratie des crédules » que dénonce Gérald Bronner2, et qui concerne d’ailleurs aussi bien la crédulité que l’incrédulité érigée en principe (comme chantait Dutronc : « on nous cache tout, on ne nous dit rien »). Se battre pour que des élèves indiquent la source de leur information et parviennent peu à peu à percevoir les degrés de fiabilité, entre ce qui vient d’un site personnel, à connotation religieuse ou politique forte (ce qui pour autant ne le discrédite pas, mais engendre une vigilance3 accrue) et ce qu’on trouve publié par une institution respectable comme la BNF ou la Cité des Sciences, c’est tellement plus important que bien des sujets secondaires (la copie « propre », les corrections orthographiques pointillistes, les définitions ou dates à réciter par cœur, etc.)

Il faut donc à la fois valoriser l’esprit critique et en montrer les limites, lorsqu’il devient « esprit de critique » et scepticisme généralisé. En particulier, il est important de montrer que de petites erreurs factuelles, des détails n’invalident pas forcément ce qui est dit sur un événement ou un phénomène. Là cependant, il faut distinguer plusieurs types de situation. En informatique, un petit détail peut tout changer quand en Histoire des erreurs sur l’appréciation du nombre de morts lors de la Shoah ne donne pas pour autant raison aux falsificateurs révisionnistes.

Mais les valeurs ?

Les faits peuvent permettre de trancher lorsqu’il s’agit d’établir l’efficacité ou non de la peine de morts, en comparant par exemple les statistiques des crimes selon que les États américains sont ou non abolitionnistes. Mais pas sur la question de la valeur morale de la peine capitale, qui ne dépend pas de l’efficacité ou non, puisque tous les moyens ne se valent pas.

Cet exemple classique montre bien que le travail sur le jugement critique débouche forcément sur une interrogation concernant « le bien et le mal » si l’on autorise ce raccourci. Et il est important de bien distinguer les faits qui s’établissent ou non, des opinions qui se discutent puisqu’elles renvoient à des points de vue sur le monde et des valeurs qui sont en jeu et qui renvoient à un jugement moral avec tout ce que cela implique comme questions (absolu ou pas ? pouvant être relativisé ou pas ?). Au-delà des faits et des opinions, on abordera alors des« dilemmes moraux », notamment ceux qui opposent principe de responsabilité et conviction. L’Histoire nous donne de nombreux exemples des dilemmes (pacifisme ou défense de la patrie en danger ou de la démocratie menacée, de Jaurès en 1914 à la guerre d’Espagne ?). Pour autant, les faits restent têtus et les principes de la logique et de l’argumentation « démocratique » doivent prévaloir. En même temps, comment permettre aux élèves de se placer davantage dans l’esprit de l’époque, alors qu’on sait ce qui s’est passé ensuite et qu’on refait l’Histoire à bon compte ? L’essentiel est de mettre en place des dispositifs permettant aux élèves d’échanger, de discuter, à partir de documents ou d’une sélection de sites, dispositifs qui peuvent aussi être ludiques4.

Mais il ne s’agit pas seulement du « vrai » et du « bien » que nous avons surtout évoqué jusqu’ici, mais aussi du « beau ». Comment aider les élèves à se forger un jugement critique qui doit aussi se fonder sur la connaissance du « goût des autres » qui seule peut permettre de faire évoluer son propre goût, beaucoup moins spontané et naturel qu’on ne croit. Plutôt que de demander aux élèves, à la sortie d’une pièce de théâtre vus ensemble, s’ils ont aimé, il est bien plus intéressant de les mettre en situation d’un journaliste spécialisé ou de quelqu’un qui conseille la pièce à un autre. Ici, en effet, il s’agit d’étayer le jugement critique sur des œuvres d’art, sur des produits culturels, en rejetant aussi bien le charybde du dogmatisme impositif et le scylla du relativisme culturel. Il s’agit de dépasser le « j’aime/j’aime pas (c’est nul) » et de demander aux élèves de toutes façons l’effort de saisir pourquoi certains aiment, et même passionnément, Bach, Picasso ou Corneille. Reste qu’il est utile aussi en classe de Français d’étudier des jugements critiques du passé pour mettre de la distance d’avec les jugements péremptoires. On peut utiliser des articles ridiculisant les Impressionnistes à l’époque ou la célèbre pétition contre la Tour Eiffel signé par de nombreux artistes déjà déclinistes, contre cet édifice qui allait faire fuir les touristes et défigurait la capitale.

Au fond, il s’agit bien aussi de mener les élèves à ne pas reproduire les deux célèbres expressions qui synthétisent la fermeture culturelle et le repli sur le quant-à soi : « comment peut-on être persan ? » de Montesquieu et le « ils sont fous ces Romains » d’Obélix… Tout en ne renvoyant pas au « tout se vaut » et « les goûts et les couleurs… »

Et là le croisement de disciplines peut être précieux. Un travail commun entre sciences et français (nous en avons mené un certain nombre) peut ainsi mettre en évidence des différences de jugement sur un même texte (« beau », intéressant sur le plan littéraire, mais très inexact, pas très « vrai » sur le plan scientifique) ou des regards différents (l’affectif et l’anecdotique d’un côté, la mise à distance de l’anthropomorphisme et le caractère général de l’autre).

Le rêve d’un parcours continu

La formation du jugement critique ne peut s’accomplir que tout le long de la scolarité, et d’ailleurs elle n’est jamais achevée. Mais si le socle commun a un sens, on devrait travailler collectivement à élaborer un vrai parcours qui tienne compte des âges des élèves et qui donnerait sa part à chaque approche.

L’âge est une vraie question : comment doser la part de certitudes dont ont besoin les jeunes élèves et l’encouragement au doute positif, et surtout à la vérification. A l’école primaire, la discussion philosophique, mais aussi des pratiques du type Main à la pâte en sciences peuvent y contribuer. Se pose inévitablement la question des conflits de valeurs avec le monde familial. Déjà mettre en avant le jugement par soi-même, la rationalité scientifique, la pluralité des modes de vie, c’est opérer des choix peu compatibles avec l’intégrisme religieux, les superstitions ou simplement une éducation rigide qui décrète que « les choses sont comme ça et pas autrement ». Mais ou bien on rend le savoir insipide, sans enjeu, en le transformant en un objet scolaire, soit on se prépare à gérer les chocs culturels éventuels, en combinant le respect pour les croyances et les habitudes éducatives et l’affirmation des valeurs de l’école, qui sont aussi celles des Lumières.

On peut aussi travailler très tôt le jugement critique en partant du quotidien de l’école, des rumeurs qui peuvent circuler sur tel ou tel enfant par exemple, la fiabilité des informations qui circulent. Et s’appuyer aussi sur la littérature jeunesse qui fournit de nombreux exemples allant dans ce sens.

Au collège, les projets interdisciplinaires peuvent être des occasions parfaites de travailler le sujet, mais répétons-le, chaque matière est concernée. Et on pourrait rêver de moments où en équipe on inventoriait les pratiques qu’on a mis en place, en se posant la question du « jusqu’où aller ». Jusqu’où aller dans les débats historiques, par exemple, sur les causes de la Première Guerre mondiale ? Sans doute pas trop loin, mais le fait d’énoncer que telle vérité n’est peut-être pas définitive, qu’elle est mise en doute par des historiens, n’est pas sans conséquence : ainsi donc des savoirs peuvent être l’objet de discussions passionnées parmi les experts, ainsi donc les disciplines sont vivantes. L’enseignant d’éducation physique du début des années 60 pouvait affirmer avec certitude que la façon la plus efficace de sauter en hauteur était le ventral, mais il aura été démenti par l’innovation spectaculaire de Fossbury initiateur du dorsal que personne aujourd’hui ne conteste. La théorie de la faille africaine expliquant la naissance de l’Homo sapiens était énoncée comme vérité absolue quand on visitait le musée de l’Homme début des années 80 avant d’être mise en doute plus tard. En même temps, on ne peut cultiver sans cesse le doute pour des esprits qui ont besoin de vérité.

On le voit, la formation au jugement critique est bien affaire trop sérieuse pour être confiée à un nombre restreint de disciplines travaillant chacune dans leur coin ; une raison supplémentaire de croisement, de coopération, de conjugaison de tous les regards disciplinaires.

1 voir notre contribution au livre de Bruno Robbes Construire l’autorité éducative, SCEREN et CRAP, 2013

2 Titre de son livre publié en 2013, critique dans notre revue :

www.cahiers-pedagogiques.com/La-democratie-des-credules

 

 

 

3 Distinguer donc « vigilance » et « méfiance » !