: Comment se former au contact des autres disciplines ?
Se former aux tâches complexes au contact des disciplines scientifiques, aux travaux de groupe et d’équipe avec la technologie, à la maîtrise de la langue avec les enseignants de lettres, aux stratégies de lecture d’un texte avec les enseignants de LVE, à la mémorisation avec l’enseignante d’éducation musicale, etc…

Rebonds 3

Parmi tous les fils proposés, j'ai eu du mal à choisir celui qui donnerait un cadre à ma préoccupation.

Lors de la conférence que vous avez faite aux Rencontres , je t'ai posé la question des résistances au changement. J'ai imaginé que les nombreux changements mis en place dans votre collège, certes depuis 2007, avaient généré des résistances chez vos collègues : l'interdisciplinarité, le travail sur les progressions disciplinaires, l'organisation du temps qui permet le travail en commun,etc.

Certes, tu n'as pas nié l'existence de ces freins, mais tu as avancé que Francis et toi aviez fait preuve de beaucoup de culot pour faire toutes ces propositions et j'ai eu l'impression que tu passais par dessus ces difficultés avec légèreté et souplesse...Alors que beaucoup de participants aux Rencontres reconnaissent se casser les dents là dessus, parfois avec beaucoup de souffrance et de découragement.

Nous avons alors émis des hypothèses:

- vous maniez la naïveté comme une arme de guerre

-vous ne voulez rien voir

- vous êtes deux à travailler ensemble de manière très étroite et cela vous rend forts

-vous avez diversifié vos approches et cela permet à chacun de trouver sa place...

Nous voudrions connaitre le secret de votre succès pour surmonter les résistances

Michèle Amiel.

 

Nous avons mis un peu de temps à te répondre, Michèle, car je crois que si notre réponse était si incomplète et insuffisante lors de notre intervention, c’est parce que c’est une question difficile pour nous.Difficile pour nous en effet car ce que nous allons dire n’est que notre propre interprétation, tout-à-fait subjective, de la réalité.Il aurait fallu être un observateur extérieur, durant toutes ces années, pour pouvoir peut-être analyser finement tous les paramètres de ce changement.Donc, nous allons répondre du mieux que nous pouvons, maintenant que ces précautions préliminaires ont été prises.

Parmi vos hypothèses, une seule nous semble fausse. Toutes les autres sont pertinentes. Il y a eu en effet un peu de tout cela, et je vais essayer d’étayer chacune d’elles.Celle qui nous semble fausse est «Vous ne voulez rien voir».Disons que comme en classe, avec les élèves, il y a des choses qu’il vaut mieux ne pas avoir vu ou entendu. Sinon, on risque l’escalade et le point de non-retour. Travailler dans un établissement scolaire, c’est être traversé par beaucoup d’émotions. Celles des adolescents, mais aussi celles des enseignants, des personnels de la vie scolaire ou d’encadrement, celle des agents de service. Tout ce monde-là fonctionne à l’émotion et à l’affectif. J’exagère un peu, mais pas tant que cela, finalement. On a donc essayé d’être professionnels au maximum, de ne pas prendre pour nous les critiques, mais de les appliquer sur les pratiques innovantes qu’on proposait.On s’est remis en cause quand les collègues d’EPS ont râlé parce que les évaluations transdisciplinaires étaient toujours des évaluations papier: c’est à ce moment-là qu’on a monté le projet Opéra (raconté dans le dossier sur l’histoire des arts), qui permettait d’évaluer des performances d’art du cirque des élèvesOn a entendu les angoisses des collègues nouvellement arrivés au collège et parachutés dans les classes innovantes, avec des problématiques de gestion de classe prioritaires pour eux sur celles d’évaluation motivanteOn a essayé de tenir compte des moments de fatigue des collègues, de les compenser par notre propre travail.On a aussi tenu compte des critiques féroces de certains IPR sur  notre travail, notamment la critique d’une IPR d’histoire sur le fait qu’on décontectualisait certains événements en travaillant en interdisciplinarité sur le transfert de connaissances. Suite à cette remarque, on a lu, on s’est renseigné, on a essayé de comprendre la critique (pas facile quand ce n’est pas notre propre discipline), et on a adapté notre travail en conséquence.On n’a jamais été obtus. Juste terriblement tenaces.

Un jour, un collègue nous a dit: «Vos oreilles sifflent parfois en salle des profs». J’ai répondu «Ne me dis rien, car si je sais, je ne pourrais peut-être plus travailler avec certains»C’est cela que je n’ai pas voulu voir ou entendre, c’est dans ces moments-là que j’ai fait ma naïve. Mais je crois que personne n’était vraiment dupe sur ce point.Je n’ai pas donné prise aux autres sur mes émotions, mais seulement sur mon travail.Cela a été possible parce qu’on était deux. Toute seule, j’aurais peut-être eu plus de mal.

Notre duo avec Francis est en effet fondamental dans notre travail. Même si je parle plus que lui dans les présentations de notre travail (tout le monde l’aura remarqué sans aucun doute), c’est ensemble que nous réfléchissons. C’est juste que je suis plus à l’aise que lui pour parler.Nos réflexions se complètent très bien depuis toujours: Francis voit toujours à long terme. Il a une très bonne vision du système et de l’imbrication des choses. Or, un établissement, c’est systémique. Moi, je suis plutôt une fourmi de terrain. Les grandes idées, je veux bien, mais seulement si je les ai testées.C’est Francis qui lit les ouvrages de pédagogie, les BO, les articles.Moi, je ne lis pas trop, pour ne pas être trop influencée quand j'écris. Ou quand j'innove.

Et puis, nous avons grandi à deux ensemble dans le métier. Quand on a commencé à travailler à deux, on a voulu se former à deux. On s’inscrivait à deux dans des formations transversales au PAF, histoire de pouvoir tester en rentrant avec nos classes ce qu’on avait appris en formation. (Toute notre formation sur le travail de groupe, les séances de correction, les pratiques d’évaluation s’est faite ensemble dans des stages transversaux proposés au PAF)Nous avons la même culture pédagogique, malgré des formations disciplinaires très différentes. Nos idées sont communes. On a pas besoin de beaucoup se parler pour se comprendre. Du coup, on avance très vite

Dans notre établissement, il faut savoir que Francis a toujours eu une très grande aura, notamment parce qu'il a accompagné pendant 10 ans les collègues lors du passage au numérique. C'est l'ERTICE depuis toujours et il a fait preuve de beaucoup de patience et de pédagogie pour aider les collègues les plus réticents ou démunis sur ce sujet. Quand on a commencé à travailler à deux, les gens ont été rassurés, je pense par sa présence. Ils avaient confiance en lui.Moi, je provoque des réactions toujours beaucoup plus épidermiques. Mais les collègues ont confiance dans ma force de travail. Et puis, je suis quand même une fille sympa. Y’a des gens qui m’apprécient.Faut croire de toute façon qu’ils nous ont fait confiance, puisqu’ils nous ont suivis et qu’ils continuent à le faire.

D’autres éléments que je vous livre en  vrac, mais qui sont fondamentaux

Les profs de Loos-en-Gohelle sont travailleurs. On n'a jamais entendu que ça donnait du travail en plus (En même temps, nous, on en a encaissé, du travail en plus, pendant des années).

Les plus réticents n'étaient pas très écoutés, faute d’arguments vraiment convaincants.Nous avons toujours été transparents: j'ai mis tous les bilans que je faisais pour le CARDIE, les programmes et comptes-rendus des formations en salle de profs, affiché toutes les idées de tous sur le tableau réservé aux actions interdisciplinaires. J’ai toujours consulté tout le monde, avec l’idée de plus en plus explicite que si on ne se prononce pas, c’est qu’on est d’accord. Alors on avance.

On a proposé un collectif de travail et ça, ça a plu. Il y a quelques années, on a eu un audit sur nos pratiques d’histoire des arts. On a rencontré les IPR à 4 ou 5, et on était forts pour défendre nos idées.Je voudrais aller plus loin cette année, et proposé aux collègues une inspection d’équipe. Histoire de voir ce que ça fait.Les formations en établissement ont été fondamentales; Il y a eu des séances difficiles au départ où certains collègues arrivaient les bras solidement croisés sur la poitrine, en signe de refus.Mais on a continué à les inviter. Certains ont arrêté de venir, mais d’autres ont continué. Et se sont ouverts à la discussion.On a proposé des collègues des activités de formation qui les mettaient en situation de jeux de rôles, à la place des élèves. Pas facile au départ, mais finalement, les gens ont ri ensemble, ont montré aux autres leurs propres difficultés ou limites d’apprentissages. C'est comme une digue qui rompt. Après cela, on peut travailler ensemble. (Comme quand on va en formation au PAF. Là, la différence, c’est qu’on vit cela avec des gens qu’on côtoie quotidiennement).

Le pain d'épices a bien aidé aussi. (Il y a une boulangerie, près du village de mes parents qui fait un pain d’épices incroyablement moelleux et addictif. Promis Michèle, j’en apporte au prochain CR)Au départ, j’en apporté chaque fois qu’on parlait du socle et des compétences avec les collègues, dans les réunions qu’on leur imposait. C'était une façon d'être sympa et de remercier les gens de leur écoute. Histoire qu’ils ne nous détestent pas complètement.Le truc, c’est qu’ils sont tous devenus accros à ce pain d’épices, et que c’était un peu la blague qui permettait de faire passer gentiment la critique, genre «Bon, je vais venir à ta formation, mais seulement s’il y a du pain d’épices».Je ne sais pas trop comment ça s’appelle, en technique de management, mais je crois que les petites attentions au travail, entre collègues, c’est important.

Et puis surtout, on n'a jamais renoncé, reculé, abandonné. Et nous ne nous sommes pas trompé dans nos choix. Heureusement dans un sens!On avait toujours une longueur d'avance sur les réformes, ce qui nous permettait d'agir au lien de subi (Ca, je ne sais pas si c’est de la chance ou si le fait que l’enchaînement de nos innovations était finalement logique et cohérent).Un seul moment difficile et incompréhensible pour nous: la sortie de notre livre. Au collège, on ne sait pas qui l’a lu. On pense que personne en fait ne l’a lu, parce que personne ne nous en a parlé.Ca a été un moment de grand silence pendant quelques jours, et puis tout a repris comme à l’ordinaire et on est passé à autre chose et on a fait d’autres innovations, d’autres formations et on a mangé d’autres pains d’épices.

Voilà, Michèle, il y aura sûrement d’autres choses à dire dans d’autres rebonds.Je ne sais pas si j’ai été plus pertinente dans ma réponse qu’aux Rencontres. Je n’en suis pas sure, parce que c’est difficile, à l’échelle d’un établissement, d’être dans et en dehors de l’innovation.Il y a trop de choses qui nous échappent. Je t’ai décrit essentiellement notre comportement.Mais il faudrait certainement interroger nos collègues et nos différents chefs d’établissement pour comprendre ce qui s’est réellement passé.

Je crois que nos collègues se sont impliqués au fur et à mesure dans la réflexion que nous leur proposions sur de nouvelles pratiques  parce que nous avons démontré que cela pouvait fonctionner et que nous leur avons permis de participer et de coopérer à ce projet. Il faut, dans ce type de projet d’établissement ( qui est en fait un véritable « tremblement systémique ») que cela soit à la portée de chacun, et que les objectifs soient réalisables et adaptables par tous ceux qui s'engagent dans cette « révolution », sans que les contraintes ne découragent.Si l'on veut qu'une grande majorité participe et se reconnaisse dans le projet, il faut laisser une place à chacun. L'engagement du chef d'établissement dans à ce bouleversement des structures existantes est fondamental.

Avec Céline, nous avons su parfois changer, adapter, voire abandonner des idées ou des axes de réflexions qui nous épuisaient, dispersaient les actions ou ne convainquaient pas suffisamment les collègues. Mais il faut aussi reconnaître que c’est plus facile de prendre des initiatives pour proposer de nouvelles pratiques professionnelles quand on est au moins deux. On analyse ce qu'on fait en croisant sans cesse nos réflexions, et comme nous sommes bien complémentaires, la prise de risques est partagée et certainement plus limitée. L'autre est un garde-fou, et nous nous dynamisons et cadrons l'un l'autre constamment de cette façon. Cela demande du temps, pour inventer, essayer, analyser, écouter.J'ai parfois l'impression d'être un idéaliste plus ou moins malléable.Ce qui est sur, c'est qu'on ne suit pas aveuglément un changement aussi important, on y adhère.

Les collègues sont légitimes quand ils remettent en question certaines propositions que nous leur faisons. C'est même plutôt sain. Mais il ne m'est plus possible d'entendre critiquer (et d'ailleurs, ces critiques émanent davantage finalement de la presse ou de collègues que nous rencontrons en formation, que de notre propre établissement, qui a dépassé un peu ce stade) de façon stérile des mesures institutionnelles, avant même d'avoir essayé d'en faire quelque chose dans nos classes.

Un échange professionnelle et constructif est toujours possible si on ne met pas sur le même plan des bavardages du «café du commerce » et  les recherches en sciences de l'éducation.

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