privé Ce fil est en édition sur Plume depuis le ven, 24/10/2014 - 10:32

Sébastien vient de recevoir un poème ordurier que Christophe, élève de quatrième, lui a remis par erreur. Stupéfait par ce qu’il lit, il demande conseil à des collègues réunis autour de la machine à café, provoquant des réactions fort différentes. Quelques heures après l’événement, Jean-Charles lui écrit une lettre qu’il dépose dans son casier.

Sébastien : Lorsque je m'adresse à Jean-Charles, en salle des professeurs, immédiatement après l'incident qui a eu lieu en classe avec Christophe, je sais qu'il va m'apporter une réponse, et c'est évidemment ce que j'attends. J'entends par là qu'il va mettre des mots sur ce qui s'est passé et me permettre d'instaurer une distance avec l'événement. Je sais aussi que certainement il va m'écrire, le soir même peut-être, et c'est ce passage à l'écrit qui m'intéresse le plus car là, on se pose - on se repose - et l'on commence véritablement à penser. Le texte que j'aurai en effet quelques heures plus tard sous les yeux va fonctionner comme une chambre d'écho : ce qu'énonce Jean-Charles, je pourrais dire que je le sais déjà et d'une certaine manière, je l'ai toujours su, mais je n'avais pas trouvé les mots. Je suis empêché, empêtré, l'événement est comme un bloc illisible vis-à-vis duquel je me sens tenu de réagir, alors qu'il s'agit avant tout de réfléchir. Lire Jean-Charles va me permettre de me confronter à l'opacité envahissante de l'incident et de lever les écrans qui font obstacle, c'est à dire me protègent. La scène peut alors se déplier, se déployer dans une complexité que seuls peuvent restaurer les mots de l'autre, de l'interlocuteur. Ce qu'écrit Jean-Charles, ou plutôt ce qu'il n'écrit pas mais qu'il m'affirme en m'adressant son message, c'est que l'événement est pensable, qu'il est même imaginable, que ce réel hors langage peut être l'objet d'un discours et devenir réalité. On peut le faire parler.

Jean-Charles : Machine à café, récréation du matin. Sébastien me tend un papier, ou plutôt nous tend un papier un peu froissé, avec une écriture d'élève. Sur le moment, je ne suis pas certain de savoir à qui est adressé le document, nous sommes plusieurs, et au moins deux à réagir, dans un premier temps. Pendant que nous lisons, il nous dit son désarroi, la certitude que l'incident dont nous prenons connaissance est grave, et qu'il se pose la question d'une réponse institutionnelle. Christophe, très bon élève de quatrième, lui a remis une punition, une feuille de papier pliée en deux, celle que nous lisons. Mais l'élève se trompe lourdement ! Au lieu de donner la punition, il tend à son professeur de lettres un poème versifié, ordurier comme les adolescents peuvent le faire, poème qui passe en revue la sexualité de tous les garçons de la classe et qui cite, de façon humiliante, Sébastien. Évidemment, Christophe fait là un acte manqué terrible dont il se repent rapidement. Mais c'est trop tard, le poème  a été lu par le professeur, lui-même excellent poète.

Ce qui me frappe, en décrivant l'événement, c'est que la situation est très drôle ; elle fait rire tous les adultes à qui je la raconte. Sur le moment, pas un rire, une sidération, un empêchement de penser total : c'est incompréhensible. Pourtant, la réaction d'une collègue fut rapide et sans appel, en substance : "Mets-lui une heure de colle, ça lui fera du bien." Elle ajoute que l'incident peut s'arrêter là, et que si Sébastien n'arrive pas à punir lui-même Christophe, alors elle le fera. Deux jeunes collègues, qui se sont mêlés à la discussion, acquiescent. Je me tais. Je sais que ma parole sera pesée, qu'elle est peut-être même déjà condamnée en raison de mes convictions et de mes pratiques pédagogiques. Et puis, je ne sais surtout pas quoi dire, le texte est sidérant, et je suis sous le regard de collègues qui ont réagi avec une promptitude qui me dépasse. Je sens que les quelques questions que j'ose énoncer  provoquent l'énervement, comme si elles étaient attendues. La machine à café n'est pas un lieu de réflexion, de prise de distance. La parole dogmatique a envahi l’espace, alors que j'aimerais d'abord penser, tenter de comprendre l'attitude absurde de l'adolescent que je connais bien. J'ai besoin d’un temps d'élaboration psychique et intellectuelle ; je refuse de répondre à une injonction d'agir implicite : le réactionnel est du monde des adolescents, et non des adultes. Je sais également qu'il faut tenir compte de deux désarrois violents, de deux tourmentes émotionnelles : celle de Sébastien et celle de Christophe. Je n'ai pas cours, j'ai trois heures de liberté devant moi, je vais pouvoir écrire, ma parole si facile va devoir se policer.

Sébastien : En m’adressant à Jean-Charles, en l’incitant plus ou moins explicitement à m’écrire (c’est-à-dire à m’écrire moi tout autant qu’à m’écrire à moi), je cherche à me désengluer, à m’extirper de ce marécage où le narcissisme vaguement blessé le dispute au sentiment de culpabilité (il faut bien que je sois coupable quelque part). J’amorce ainsi un processus de réflexion qui me permettra peut-être d’élucider, ne serait-ce que partiellement, ce qui se joue en termes de transfert et de contre-transfert entre Christophe et moi, entre moi et Christophe, entre Christophe, le reste de la classe et moi, etc. Car je sais déjà, même si je ne le formule pas comme cela, que je suis Christophe. Le bon élève de quatrième, c’est moi, et je souffre épouvantablement de ce que doit souffrir Christophe, que j’ai démasqué sans le vouloir (?), que j’ai donc humilié. Je n’aurais pas supporté, enfant, d’être à sa place. Or le texte de Jean-Charles, par sa clarté et la solide assise théorique sur laquelle il repose, brise de fait la circularité mortifère de ces relations inconscientes et met fin au vertige qu’induit le non-dit fantasmatique. Il me remet à ma place. C’est peut-être cela qui compte avant tout : l’écrit, que ce soit le mien ou celui dont je suis le destinataire, me contraint à réinvestir ma posture d’enseignant. Il me dit où je suis, d’où je dois parler. D’où je peux penser. Le message de Jean-Charles vaut bien sûr par le contenu qu’il me propose, mais sa plus grande vertu est peut-être en fin de compte de circonscrire le lieu où je dois me tenir fin d’élaborer un début de réflexion.

Jean-Charles : le paradoxe de l’écrit dont il est question est qu’il est produit à deux, par Sébastien qui a vécu l’événement initial, et par moi-même qui l’ai mis en mots. Sans cette double intervention, il n’y a ni texte, ni compréhension interne de ce qui se joue. Ce que j’écris se limite à ce que je ressens, et cherche à répondre à une double interrogation. La première est implicite. Elle est de l’ordre de la non-compréhension de la situation, et de la sidération dans la relation inter-psychique entre un enseignant et un élève. La seconde est explicite. Il s’agit d’une demande d’aide à résoudre un désordre scolaire. En écrivant, je ne cherche pas à résoudre la première des demandes, car je ne possède pas les éléments nécessaires à la compréhension des enjeux psychologiques ; qu’est-ce qui a pu pousser un élève remarquable à faire une telle erreur ? Rien de rationnel, j’en ai tout de suite l’assurance, et je suis suffisamment expérimenté pour savoir qu’un tel acte est, pourrions-nous dire, hallucinatoire. Je suis tout de suite frappé par le fait que c’est un poème, même s’il est particulièrement ordurier, que Christophe « offre » à Sébastien, le professeur poète. Je comprends donc, par expérience, que Sébastien est pris dans un empêchement de penser car Christophe a violemment fait résonner chez lui un passé scolaire enfoui. Ces seuls indices me montraient qu’une seule personne pouvait réagir, Sébastien. Répondre à sa place, c’était le nier en tant que Sujet/professeur, et conforter l’attaque symbolique violente dont il venait de faire l’objet. C’est à cette partie du problème que j’avais accès uniquement, aider mon collègue à se restituer comme sujet pensant, pour lui permettre de répondre, dans un second temps, à Christophe. Car les deux logiques étaient complémentaires. La réponse de Sébastien devait être du même ordre que la mienne ; par sa réaction, ses mots et une éventuelle sanction, il devait rétablir Christophe dans sa double dimension de Sujet et d’élève.

Or, l’énormité apparente de la transgression dont l’adolescent avait fait preuve l’avait fait sortir de son statut d’élève, et risquait, en retour, de le détruire symboliquement, par une humiliation publique, par une sanction disproportionnée et pourquoi pas, – les pensées des adolescents peuvent être tellement violentes – par un renvoi plus ou moins long de l’établissement.

J’ai pu écrire à Sébastien parce que plusieurs conditions étaient réunies : La première était l’impossibilité de parler. Sans cette condition initiale, l’écrit n’aurait pas été nécessaire. La machine à café était un lieu symboliquement dangereux : Il n’y avait aucune intimité dans laquelle une pensée féconde pouvait émerger. L’espace était potentiellement porteur de conflits, ne serait-ce qu’entre la collègue et moi, puisque la situation réactivait un vif désaccord récent. L’écrit m’a permis de délimiter un espace de métabolisation des affects en jeu : la feuille de papier que je déposais dans le casier de Sébastien répondait à la feuille de Christophe. Elle ouvrait un espace hors-danger qui permettait une parole vraie, et simple. La confiance induite par notre complicité pédagogique et notre amitié permit enfin de transformer cette page en un espace transitionnel, ou un espace intermédiaire qui allait permettre à Sébastien de transformer des non-dits fantasmatiques auxquels je n’avais pas accès en objets professionnels opérants. Enfin, une posture de non-jugement, de discrétion induite par le support, permettait un message simple et direct dédramatisant la situation. C’est après avoir écrit que j’ai pu rire, comme s’il m’avait d’abord fallu passer par un moment d’empathie pendant lequel j’étais moi aussi englué dans une impossibilité de penser. Sébastien a mis quelques jours de plus à rire de la situation.

Sébastien : Ainsi un texte (celui de Jean-Charles) a répondu à un autre texte (celui de Christophe). C'est donc qu'il y avait quelque chose à dire, quelque chose - ou quelqu'un - à sauver : Christophe peut-être, moi sans doute, Jean-Charles ? Un élève, un professeur, des professeurs... Des sujets.

Jean-Charles : Le temps, c’est ce qui me manque cruellement dans ma relation à l’élève, le temps de l’élaboration, le temps qui permet à l’émotion de me transpercer, mais pas de m’envahir. Avec le temps, l’émotion maîtrisée grâce à l’écriture fait place à la réflexion.

Sébastien et Jean-Charles : Christophe va bien, très bien.

Rebonds 6

À la relecture, quelques semaines estivales plus tard : ça me semble vraiment bien en l'état, très maitrisé, avec un propos qui donne à penser. La situation est clairement évoquée, sans occuper le devant de la scène : ce sont bien les écrits des uns et des autres qui sont au centre du texte. Le texte balance bien entre situations concrètes (je me suis fait une image de Théo, peut-être aussi piégé par un prénom évocateur…) et considérations générales. Pas de bilan trop explicite, le lecteur a du grain à moudre pour se faire son opinion, trouver des échos avec son propre contexte, sa propre machine à café...

Et c'est un type de texte qui tombe très bien dans le dossier, au vu de ce que nous avons reçu par ailleurs. Merci beaucoup donc pour cette contribution !

Merci. Sébastien va réagir de son côté. Il faut encore une relecture du texte car j'ai repéré quelques coquilles (dans ma partie !). Il faut aussi changer les prénoms, de Théo, évidemment, et de Valérie, toujours collègue avec Sébastien. Moi, j'ai quitté le collège !

Nous faisons cela rapidement. Je suis ravi que ce texte paraisse, car il faut ajouter que l'écriture à deux est quelque chose de fort.

Il faut changer le titre qui n'a pas grand chose à voir avec le texte lui-même.

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