Document du Mardi 1 Décembre 2015 - 14:11
L'accompagnement des élèves : au cœur du métier d'enseignant ?
Y a-t-il place pour l'accompagnement dans le système actuel? Françoise Clerc

Y a-t-il place pour l’accompagnement dans le système actuel ? 

Plus ou moins détourné au prétexte que le temps manque pour « faire le programme », souvent mal compris du fait de l’opacité des textes qui l’encadrent, l’accompagnement personnalisé peine à se mettre en place.

L’idéologie éducative dominante comme obstacle
L’accompagnement n’est pas une invention de l’école. C’est d’abord une pratique largement répandue dans le domaine social et les soins. L’accompagnement authentique consiste en une écoute et un travail sur la parole. Il vise la construction d’un rapport empathique à l’autre et d’une image de soi positive nécessaires pour assumer sa propre existence. Dans le domaine éducatif, il doit permettre à l’élève de se penser comme sujet connaissant. Il permet une expérience reposant sur la coopération, la solidarité, le respect de l’autre. Il peut déboucher à tous les âges sur des choix valorisants. Il suppose une continuité de la relation entre l’accompagnant et l’accompagné.

À l’école, il faut inventer des activités adaptées, traiter collégialement la parole recueillie, assumer les implications éducatives. Y a-t-il place pour l’accompagnement dans le système actuel ? L’école subit le trop plein des volontés politiques, les prescriptions plus inspirées par la transmission de contenus et d’organisation de moyens que par le développement des personnes. Il faut remplir le temps : pas de temps pour penser, il faut écouter, mémoriser et surtout être évalué ; pas de temps pour la parole libre, il faut « faire passer un message » ; pas de temps pour apprendre à vivre ensemble, il faut se conformer à des valeurs. Dans un contexte considérablement rigidifié ces dernières années, la notion d’accompagnement a été introduite peut-être par un effet de mode, peut-être à « l’insu du plein gré » des rédacteurs des textes, assurément sans une réelle représentation du changement de perspective éducative qu’elle impliquait… et donc des moyens – organisation, formation des enseignants, accompagnement des équipes - qu’il fallait y consacrer pour qu’elle se traduise dans les faits.

Pour définir l’accompagnement, un usage bien enraciné à l’Éducation nationale conduit à accumuler des termes dont les frontières sont floues (accompagnement personnalisé, accompagnement éducatif, accompagnement scolaire…). Les activités retenues sont celles qui ne rentrent pas dans le catalogue des programmes. Elles sont donc le ventre mou de l’organisation scolaire et sont tributaires de la dichotomie bon élève/élève en difficulté : aide, soutien, consolidation, approfondissement, remise à niveau etc. Les indications de contenus sont elles aussi disparates, des études dirigées à la remise à niveau en maths et français ou à l’entraînement à l’oral en langues… Le point commun de ces listes est de constituer un catalogue à la Prévert d’activités, sans autre lien que le fait qu’elles ne peuvent être menées dans l’organisation actuelle des études parce qu’aucun temps n’est disponible pour faire autre chose que traiter les programmes. Seule exception intéressante, l’aide à l’orientation au lycée qui a un lien modeste, mais significatif, avec la notion d’accompagnement.

À quelles conditions l’accompagnement peut-il devenir effectif ?
Orientée vers la transmission, peu friande de collégialité, mal préparée à la conduite de situations où l’enjeu prioritaire est le développement personnel et la relation au savoir et au groupe, la profession est de plus en plus inadaptée aux besoins éducatifs. Le ripolinage à coup de numérique n’y changera rien. L’apport du numérique ne peut être que technique. Les choix pédagogiques priment sur les outils. En revanche, l’éducation de la personne demande un engagement professionnel au-delà de la bonne volonté et de la sympathie. Louis Legrand vient de mourir. C’est l’occasion de se souvenir du rapport qu’il remit à Alain Savary en décembre 1982 (Pour un collège démocratique). Il y préconisait, entre autres mesures, de mettre en place un tutorat qui devait permettre à l’élève de fonder son orientation par des choix assumés et de bénéficier d’un suivi tout au long de sa scolarité. Souvenons-nous aussi de l’opposition frontale du SNES, accusant Legrand de vouloir transformer les enseignants en « assistantes sociales » et des attaques virulentes dont il fut l’objet au nom d’une conception bornée de la laïcité (déjà !) : le tutorat serait de « la charité chrétienne, (du) boy-scoutisme et (du) pelotage des élèves ». (1)

Trente ans plus tard, l’opposition à toute forme de suivi a pris d’autres formes, moins violentes mais tout aussi efficaces. Il s’agit de « récupérer » des heures supposées soustraites aux enseignements. Outre la mauvaise qualité des textes du ministère, il faut bien reconnaître que la résistance est nourrie par le manque de formation (initiale et continue) des enseignants pour ce type de tâche. Il suffit pour s’en assurer de lire le livre remarquable de Michèle Sanchez et Jean-Pierre Bourreau (2)  et de comprendre que l’on ne s’improvise pas accompagnateur. Il y faut de la compétence d’animateur, du courage, une solide capacité d’analyse, un travail collégial. Gérard Wiel a décrit le changement de posture impliqué par la conduite de l’accompagnement et qui devrait faire l’objet d’un véritable travail de formation (3). Quels ESPÉ consacrent du temps à la formation à l’écoute ? Comment le diplôme professionnel tient-il compte des compétences nécessaires à la prise en charge de l’accompagnement ?

Pour donner du sens à l’accompagnement, il faudrait que l’organisation des études sorte de sa rigidité et des ruptures arbitraires entre années scolaires. À quoi bon accompagner puisque rien ne peut changer sauf l’élève lui-même… quand bien même il n’en a pas les moyens ? On ne peut plus s’abriter derrière une rhétorique jules-ferriste  (4) - adaptée à une société qui n’est plus - pour refuser la différenciation de la pédagogie. Il est temps de reconnaître que des expériences anciennes d’organisation souple, de modularisation, d’évaluations formatives, d’apprentissage par la coopération etc. ont réussi là où l’organisation traditionnelle marginalise, fait échouer ou décrocher les élèves les plus vulnérables socialement. Il faut offrir la possibilité d’apprendre à son rythme, de bénéficier d’une entraide entre pairs, de pouvoir décider de réorientations non pénalisantes, d’être reconnu quelles que soient ses compétences (même si elles ne sont pas scolaires)… Dans cette perspective, l’accompagnement - à condition d’être continu sur toute la scolarité, d’être commun à tous les élèves et de reposer sur une coopération avec les familles - devient la ressource privilégiée pour connaître les élèves, tenir compte de leurs besoins, leur permettre de construire un rapport positif au savoir et les introduire dans l’apprentissage d’une société démocratique. Il devient la colonne vertébrale des études.

L’école maltraitée par le politique
Depuis Durkheim, nous savons que l’école est le moyen privilégié de perpétuer l’organisation sociale. C’est pourquoi l’élite la prend ouvertement en otage et confisque le débat sur l’éducation. Le discours néo républicain (5)  impose une pensée unique contre laquelle les exclus peinent à se dresser autrement que par la violence. La récupération par les contre-cultures ne s’explique pas seulement par le chômage et la pauvreté. Elle s’explique aussi par l’impossibilité de se faire reconnaître dans sa différence. La crispation sur la place de l’islam dans la société française est le signe le plus dramatique de cette impossibilité. La conception restrictive de la laïcité joue un rôle décisif dans le malaise de l’école même si de plus en plus de voix s’élèvent pour considérer que le discours « phobique »(6)  sur la laïcité est une trahison de l’esprit de la loi de 1905 : « La loi de 1905 n’exclut pas le religieux de l’espace public mais l’organise »(7) . L’astuce consiste à admettre juste une dose de reconnaissance du mérite, une dose de compassion pour les laissés pour compte, une dose de compensation pour les plus pauvres, pour finalement laisser les choses en l’état. Les évolutions sociales profondes peuvent alors être rationalisées dans un discours « hors sol » qui déplace les tensions ou les réduit à des questions de morale ou de citoyenneté. C’est le cas par exemple du déplacement des enjeux du débat sur le multiculturalisme vers des questions raciales et religieuses.

L’accompagnement relève d’une idéologie alternative. On peut estimer qu’elle s’est cristallisée dans la dernière décennie dans « la théorie du soin ». Celle-ci fit l’objet de débats (modestes et rapidement étouffés par les jeux politiciens à la veille de l’élection présidentielle) quand les dimensions morale et politique de cette théorie furent mises en lien notamment dans l’entourage de Martine Aubry. Sur le plan moral, le concept de soin désigne tout à la fois une l’attention à l’autre et la sollicitude à son égard. Il renvoie à un ensemble de pratiques d’écoute et de co-construction d’un savoir social cohérentes avec cette attitude. Sur le plan politique, la théorie du soin inspire clairement une conception alternative de la société : la présence sociale versus l’esprit gestionnaire, une démocratisation des rapports sociaux (démocratie délibérative (8)) versus la citoyenneté néo républicaine autoritaire et centralisatrice, une économie de l’entraide et de la proximité versus l’économie néolibérale globalisée(9) . Il n’est pas question ici de trancher le débat, mais d’observer qu’il existe d’autres façons de concevoir la société et par conséquent l’éducation. L’accompagnement bien compris représente enfin l’occasion de donner la parole aux élèves dans un contexte cadré par des règles, de travailler cette parole pour favoriser la conscience de soi et la compréhension de l’altérité. Loin d’être antagoniste de la construction de la connaissance, l’accompagnement offre une chance d’établir un lien véritable entre enseigner et éduquer.
Françoise Clerc
20 novembre 2015

(1) Cité par Claude Lelièvre, Blog,  22 octobre 2015.
  (2) Bourreau, J-P., Sanchez, M., (2013), Rendre la parole aux élèves : Clés pour les accompagner sur les voies de la réussite, Lyon, Chronique sociale.
  (3) Wiel, G., Levesque, G., (2009), Penser et pratiquer l'accompagnement.
Accompagnement et modernité. De la naissance à la fin de vie, Lyon, Chronique sociale.
 (4)  Terme utilisé par Philippe Corcuff.
 (5)  Confavreux, Joseph, Turchi, Marine, Aux sources de la nouvelle pensée unique : enquête sur les néo républicains, Médiapart, Enquêtes, 27/10/2015.

(6) L’expression est d’Olivier Roy.

  (7) Dans son entretien à Libération (Catherine Calvet et Anastasia Vécrin le 3 octobre 2014), «Le jihad est aujourd’hui la seule cause sur le marché», Olivier Roy soutient : « On a sacrifié la culture à l’identité, et de l’identité rien ne sort : ni culture, ni universel. »
(8)   Sur les différentes formes de démocratie et leurs enjeux dans les rapports gouvernants-gouvernés : Rosanvallon, P., (2015), Le bon gouvernement, Paris, Seuil.
  (9) Garrau, Marie, Le Goff, Alice, (2010), Care, justice et dépendance: introduction aux théories du care. Paris, PUF.

  • Michèle Sanchez (Formatrice-ressources, co-auteure d'un ouvrage sur l'accompagnement des élèves)