Document du Vendredi 16 Janvier 2015 - 19:11
Attentats : en parler avec les élèves
Charlie Hebdo et la parole en classe

Le matin, avant la prise en charge des élèves en classe, l’équipe de SEGPA était réunie. Nous nous sommes posé la question suivante : faut-il aborder le sujet si les élèves ne l’abordent pas ? Nous nous sommes alors mis d’accord sur trois choses :

1 : Ce n’était pas parce qu’ils n’abordaient pas le sujet qu’ils n’avaient pas envie d’en parler
2 : Comment aussi faire une minute de silence sans discussion avant
3 : Notre rôle institutionnel sur l’information des valeurs républicaines

J’ai accueilli la classe de 6ème à 8h30, quelques minutes habituelles : cahier d’appel à remplir, installation des élèves à leur place, mise en place d’un climat d’écoute. Une assistante pédagogique arrive qui devait prendre en charge un groupe d’élèves en PPRE. J’ai tourné le dos quelques secondes à la classe, le temps de prendre une grande inspiration, le temps sinon d’évacuer, du moins de maîtriser l’émotionnel qui m’agitait aussi.

J’informe alors les élèves que nous allions repousser à un peu plus tard le travail de classe, qu’il n’y aurait pas de PPRE, que nous allions discuter ensemble.

J’ai demandé aux élèves s’ils avaient entendu ce qui s’était passé la veille. Presque tous les élèves voulaient parler. Je leur ai expliqué comment nous allions faire. « Vous allez expliquer ce que vous avez compris de tout ça aux camarades et à moi-même. Je vais tout noter au fur et à mesure au tableau ce que vous me dites, avec vos phrases ou des mots qui résument vos idées. On peut dire tout ce que l’on pense. Je ne dirai rien dans un premier temps, juste je noterai et on reprendra ça tous ensemble ensuite.

Je ne suis alors partie sur aucune idée de temps pour cet échange. Je me suis fixée comme objectif de laisser parler, tant que tous les points énoncés en première partie par les élèves n’avaient pas tous été abordés ensuite dans un deuxième temps, avec les échanges des élèves et mes remarques, éclaircissements en appui.

Je donnais la parole aux élèves de façon individuelle, en leur demandant aussi à leur première intervention orale, par quelle façon ils avaient eu accès à cette information.

J’ai pu noter de mémoire les remarques suivantes, mais je vais en oublier: «  Je ne suis pas d’accord avec Charlie. Ils ont vengé le prophète. Non, ils ont tout mélangé. Charlie, il se moquait des musulmans. Ils étaient deux. Ils avaient des armes, ils étaient habillés tout en noir, avec des cagoules. Ils ont tué un homme qui s’appelle Charlie. J’ai vu à la télé des gens avec des feuilles, c’était marqué Je suis Charlie. Ça sert à quoi de tuer ? Y’a Al Qaida. Ils ont fait des dessins. C’est des arabes qui ont fait ça. C’est pas des vrais musulmans. C’est des assassins. On pourra plus sortir du collège. Moi, je peux pas dire que je suis Charlie, si je dis ça, ils peuvent me tuer. C’est des terroristes. On ne peut pas se moquer comme ça. Ils ont tué des policiers et aussi un monsieur qui faisait le ménage. C’est des barbus...  »

J’ai fait revenir dans un premier temps le groupe sur l’hypothèse que Charlie Hebdo, c’était le prénom et le nom d’un homme. Les échanges et mon intervention ont recadré sur le fait que nous parlions d’un journal.
Nous avons alors abordé le sujet des différents journaux connus pas les élèves, à quoi ça sert un journal, est-ce que ce journal c’était le même que ceux évoqués avant....

J’ai ensuite tenté au mieux de regrouper leurs remarques dans des sortes de thématiques, en essayant de faire des liens entre les idées des élèves. Par exemple, j’ai choisi de faire un lien entre « C’est des terroristes. » et « Moi, je peux pas dire que je suis Charlie, si je dis ça, ils peuvent me tuer. » J’ai demandé à l’élève qui avait fait la seconde remarque d’expliquer plus ce qu’il voulait dire, quel sentiment il ressentait. Nous sommes arrivés à la notion de peur. Je suis retournée à l’expression « C’est des terroristes. », en leur demandant si dans le mot « terroriste », ils ne pouvaient pas deviner un mot proche, nous sommes arrivés à parler alors de la terreur, du fait de terroriser les autres. En reprenant les phrases « C’est des arabes qui ont fait ça. »  « C’est pas des vrais musulmans. », nous avons discuté c’est quoi un arabe, c’est quoi un musulman, en distinguant l’appartenance géographique et l’appartenance religieuse.

Au fur et à mesure, que les échanges étaient terminés sur un point écrit au tableau, j’effaçais alors le point abordé pour pouvoir aussi me construire la suite de ce scénario improvisé. J’ai choisi sciemment de garder pour dernier point la question « Ça sert à quoi de tuer ? » qui s’est alors accompagnée de d’autres questionnements  comme par exemple a-t-on le droit de tuer ?

La discussion a duré deux heures. J’ai eu l’impression que nous avions abordé de nombreuses problématiques liées à cet événement et que pour certains élèves des éléments étaient plus clairs. Ma contribution aux échanges était de recadrer, relayer la parole citoyenne de notre pays, les valeurs du vivre ensemble.

J’ai procédé de cette façon avec un positionnement d’enseignante qui était pour moi précis, fondé peu à peu par la pratique : accueillir la parole des élèves, les avis, émotions diverses et partir de leurs remarques pour ainsi peu à peu construire, comme je l’évoquais déjà, un scénario improvisé où mon rôle était aussi de me positionner dans le cadre de ma fonction, dans le cadre de ma « citoyenneté » aussi.

Mon témoignage n’est qu’un exemple, parmi tant d’autres, d’un comment faire, face à une telle situation. D’autres enseignants ont pu «expérimenter » d’autres dispositifs très pertinents pour aborder ce sujet à partir de journaux, de dessins par exemple.

A l’issue de tous ces jours difficiles à vivre, je demeure dans l’interrogation vis-à-vis des enseignants qui ont choisi de ne pas parler de tout cela avec les élèves. Pour quelles raisons ?

Nathalie Legourd

  • NATHALIE LEGOURD (enseignante en SEGPA)