Arnold Bac

Refondation : noircir le tableau finira par décourager celles et ceux qui font (Assises du CRAP-Cahiers pédagogiques )
Paru dans Scolaire le dimanche 23 octobre 2016.
Nous n’avons pas le choix. Les dégâts sur la personnalité de ceux qui sont en échec, les freins à la croissance que constituent les inégalités, le fait que 1,5 million de jeunes ne sont ni en emploi, ni en formation et que ces "invisibles" ne vont pas forcément accepter encore longtemps d’avoir moins de droits mais autant de devoirs que les autres, sont des réalités qui ne peuvent perdurer. C’est, en substance, ce sur quoi a insisté Jean-Paul Delahaye, ancien directeur général de l’enseignement scolaire et inspecteur général, au cours de la table ronde "Où en est la refondation, quelles perspectives ?" lors des 5èmes assises de la pédagogie organisées par le CRAP-Cahiers pédagogiques ce 22 octobre à Paris sur le thème "Ecole, une refondation à poursuivre !".
Si on résume le propos d' Éric Charbonnier, expert auprès de l’OCDE et responsable de PISA France (ici), les constats sur les inégalités dans le système éducatif français, la priorité donnée au secondaire au détriment du primaire, tout comme le caractère anxiogène de notre Ecole comparable à celui de la Corée du Sud et du Japon, imposaient de réformer. Or, à la différence d’autres pays comme l’Allemagne qui s’y est mise rapidement, la première réaction en France a été de mettre en cause PISA. Puis, malgré la loi de refondation, de mettre également en question les mesures qui étaient pourtant revendiquées comme la réforme des rythmes scolaires, et ce avant même toute évaluation. Il ajoute que n'a pas été vraiment mis en œuvre ce qui était prévu en matière de formation des enseignants dans les ESPE (écoles supérieures du professorat et de l'éducation) en donnant beaucoup d’espace à ce qui est académique et peu à l’apprentissage du métier.
Les fonds sociaux ou les classes préparatoires ?
À cela, Jean-Paul Delahaye apporte un éclairage : le système marche bien pour une bonne partie des élèves, ceux des catégories socioprofessionnelles qui n’ont pas difficultés pour appuyer leurs enfants, car il n'a jamais été conçu pour la réussite de tous. Et c’est pour cela que, tout en prônant des démarches compassionnelles pour les élèves en difficulté, ces catégories résistent afin de garder le système inchangé, sous différents prétextes : l’opposition autour de la question de l’enseignement des langues au collège en est une illustration, alors qu’il s’agissait d’étendre l’enseignement d’une seconde langue à tous les élèves dès la classe de 5ème. Autre illustration: de 2002 à 2012, les fonds sociaux des collèges sont passés de 62 à 32 millions d'euros pendant que 70 millions étaient consacrés aux heures de "colle" des classes préparatoire aux grandes écoles. Pour lui, il y a là une véritable lutte des classes et il y a donc nécessité que la loi d'orientation et toutes les mesures soient portées politiquement, plus largement que par le seul ministère de l’Education nationale et en rappelant les objectifs de cette loi et de ces mesures.
Caroline Rousseau, enseignante dans un collège dont une partie des enseignants mettait déjà en œuvre la réforme avant la lettre, soulève le problème de l’énergie à fournir pour son application, avec un risque de "réunionite". Cela conduit à la question de la manière dont les équipes, les militants pédagogiques, s’emparent de ce qui vient "d’en haut". Caroline Rousseau estime, elle, que la réforme a obligé tout le monde à travailler en équipe, le conseil pédagogique étant un bon outil. "On échange même des mails" dit elle en riant.
Recueillir l'avis des praticiens
"On n’a rien inventé" réagit Jean-Paul Delahaye pour qui l’attitude permanente a été de consulter, d’écouter, que ce soit sur les programmes, sur l’instauration du cycle 3 école-collège ou encore sur l’éducation prioritaire, pour laquelle il s'interroge : les moyens ont-ils été à la hauteur tout au long de l'existence de cette politique ? Il répond ainsi à Patrick Rayou, professeur en sciences de l’éducation, qui s’inquiète de l’applicabilité, de la faisabilité des décisions prises parce qu’on ne prendrait pas assez de temps pour recueillir l’avis des praticiens. Il s’inquiète également de l’absence d’une véritable alternance dans le cadre de la formation des enseignants. Pour lui, on n’accepterait pas cela pour la formation de médecins. En outre, il souligne l’existence de déconsidérations réciproques et affichées entre universitaires et formateurs. Il regrette l'absence d'une institution unique tout comme il regrette l'absence de liaison avec la recherche dans le service des enseignants. Jean-Paul Delahaye, tout en admettant l’existence de difficultés, rappelle que pour les formations, il existe 14 compétences communes à tous les métiers de l’éducation. Il mentionne également l’existence de professeurs-formateurs dans le second degré, à l’instar du premier degré, ainsi que celle d’équipes pluri-catégorielles dans des ESPE. Il indique aussi que Vincent Peillon a failli mettre l’obligation de formation continue dans la loi mais que, notamment pour des raisons budgétaires, cela ne s’est pas fait. Caroline Rousseau note l’absence de formations au travail en équipe, à la pédagogie : "il faut avoir la chance de trouver des gens, des associations…".
Toujours pour Jean-Paul Delahaye, il faut réunir trois types de coopération au sein des établissements scolaires : entre élèves sous forme d’entr’aide scolaire, ce qui fait vivre fraternité et solidarité, entre adultes et élèves et entre adultes. Et il faut mettre fin au système qui aboutit à ce que les personnels les moins expérimentés soient nommés dans les établissements les plus difficiles, valoriser les conditions de travail comme cela se fait en REP+ (réseaux d'éducation prioritaire +) (ici) depuis 2014 où il y a aménagement des temps de travail, et ce en impulsant une gestion des ressources humaines.
En opposition dès qu'il y a soupçon d'une volonté d'institutionnalisation
Patrick Rayou remarque, d'une part, que beaucoup d'enseignants sont engagés dans des actions mais qu'ils entrent en opposition dès qu'il y a soupçon d'une volonté d'institutionnaliser celles qu'ils mènent. Cela semble donc aller à l'encontre de ce qu'Eric Charbonnier souhaite: étendre les bonnes pratiques. D'autre part, les familles pauvres ont longtemps été tenues à l’écart de l'école et maintenant, elles sont appelées à intervenir. Elles sont tout à fait mobilisées pour la réussite de leurs enfants mais il y a des choses qu’elles ne savent pas faire, par exemple les devoirs à la maison. Le travail personnel des élèves doit être réinternalisé dans l’établissement scolaire, ce qui permettrait aux enseignants de voir devant eux les élèves en situation de travail. Jean-Paul Delahaye attire d'ailleurs l’attention sur l’importance de veiller particulièrement aux trois heures d’accompagnement personnalisé en sixième. Il se souvient que lors de la création du collège unique en 1977, il y avait 21 heures d’enseignement et trois heures dites "libres". Trois ans plus tard, ces trois heures s'étaient transformées en trois heures d’enseignement disciplinaire.
Éric Charbonnier revient sur des éléments qui lui tiennent à cœur : il est indispensable d’intégrer une culture de l’évaluation pour corriger ce qui doit l'être, d’admettre que le temps de la réforme est un temps long, de prendre le temps d’expliquer ce qui va et ce qui ne va pas, de montrer ce qui marche. Quant à Jean-Paul Delahaye, il pense qu’il convient d’être optimiste car il se fait beaucoup de choses sur le terrain et il faut le faire savoir. Les plates-formes numériques jouent en ce sens un rôle appréciable. Noircir en permanence le tableau peut finir par décourager toutes celles et tous ceux qui font: cette idée parait être partagée par les orateurs.
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