Avec le rappel de la déclaration des droits de l'homme
Philippe Watrelot, président du CRAP-Cahiers pédagogiques
En parler en classe ? Je me suis posé la question jusqu'au dernier moment... D'abord parce que je ne savais pas si j'en serai capable sans me mettre à en chialer (avez-vous remarqué que "Chialer" est l'anagramme de “Charlie” ?) Ensuite parce que j'arrivais après la journée du jeudi, de sa minute de silence. En effet, je n'ai pas cours au lycée le jeudi (le jeudi c'est ESPÉ). Et je me disais que mes élèves de Terminale (étant en temps partagé je n'ai que 7h de cours au lycée avec une seule classe) en auraient déjà parlé et n'auraient pas envie de remettre cela. J'avais donc plus ou moins prévu un dispositif à géométrie variable en fonction des envies et des demandes. Avant même de rentrer dans la salle, j'ai demandé à quelques élèves s'ils avaient déjà eu l'occasion de s'exprimer sur ce sujet. Ils m'ont répondu que non et j'ai donc décidé de faire quelque chose.
J'avais préparé un diaporama avec une vidéo intégrée dedans. J'ai commencé par leur dire que j'allais dans les minutes suivantes transgresser plusieurs tabous, plusieurs règles implicites : d'abord j'allais parler de moi alors que les élèves n'aiment pas que les profs parlent de leur vie privée ; ensuite j'allais donner mon avis alors que ce n'est pas ce qui est demandé ; enfin il allait y avoir de l'émotion alors que l'enseignement est (selon moi) d'abord de l'ordre de la réflexion et de l'analyse.

Je leur ai dit que j'étais personnellement touché par cet évènement parce que Charb faisait des dessins pour les Cahiers pédagogiques depuis longtemps et que nous le considérions comme un ami. J'ai ensuite évoqué l'impact très fort de ce drame en France et dans le Monde et essayé d'expliquer pourquoi.
J'ai également essayé de recontextualiser cette attaque en rappelant l'histoire de ce journal et les polémiques récentes (2005 et 2011). Puis j'ai voulu placer la réflexion sur le plan de la liberté d'expression et de l'état de droit en m'appuyant sur l'interview de Charb à LCP en 2013 (http://www.lcp.fr/videos/reportages/167056-charb-un-dessin-ca-ne-merite-...) qui pose très clairement la problématique. Avec en plus le rappel de la déclaration des droits de l'homme...

La discussion s'est installée ensuite. Elle a été assez brève. Une vingtaine de minutes. On peut rire de tout, disent-ils, mais le problème est celui de la réception de cet humour. Et lorsque certains se sentent stigmatisés, agressés, cela peut conduire à cette extrémité.
J'ai bien senti que la discussion tournait court. J'ai donc arrêté en rappelant que le but était d'abord symbolique en rappelant un certain nombre de valeurs. Certains m'ont dit à la pause que leur silence ne voulait pas dire qu'ils ne s'intéressaient pas à tout cela. Bien au contraire, ils en parlaient beaucoup entre eux et avaient été très choqués par tout cela. D'ailleurs à la pause, les téléphones chauffaient puisqu'ils ont appris que le quartier de la Grande Borne (où plusieurs habitent) avait été bouclé car les parents du tueur de Montrouge y habitent. Et il y avait aussi l'annonce de la traque des deux frères en Seine-et-Marne.

En tout cas, j'ai réussi à ne pas pleurer et à faire quelque chose de pas trop mauvais avec mes élèves.
Philippe Watrelot
Président du CRAP-Cahiers pédagogiques