Rebonds 3
Samedi, une matinée sur le thème de ce qui fait changer un établissement nous a amené a parler de classe à double bulletin (pour permettre aux profs traditionnels de noter) et à ceux qui font une pédagogie positive d'évaluer:Voici Caroline Rousseau en train de la présenter 
Roseline Ndiaye Présidente du CRAP-CahiersPédagogiques, Enseignante, SVT, Paris, le 17 Juin 2014 à 09:09

Chez nous, une classe de 6e "sans note" a été mise en place à la rentrée 2013. Avec une collègue de Français, nous nous passions déjà des notes auparavant. L'idée d'essayer de lancer une classe évaluée sans notes a donc fait son chemin et nous avons réussi à constituer une équipe complète pour une 6e (un peu aux forceps il faut le reconnaître). Les réflexions qui ont précédé la mise en route de cette classe ont été plus larges que la simple évaluation. Toujours est-il que la "6e sans notes" a donc vu le jour. Le choix de ce nom a été une erreur avec le recul. D'une part, cet angle d'attaque a tendance à générer beaucoup de crispations et il ne reflétait pas vraiment tout ce qu'on pouvait faire avec cette classe : Blog, semaines à thèmes, coopération... 

La première année s'est passée correctement, tous les collègues ont joué le jeu sans problème et les élèves comme les parents se sont parfaitement adaptés à ce système. Il est vrai que les professeurs se sont emparés assez diversement des dispositifs selon les degrés d'implication dans le projet. Assez logique finalement, puisqu'au départ, certains ont accepté "pour voir", d'autres "pour compléter l'équipe". Cela implique automatiquement quelques concessions et questions : Le changement de mode d'évaluation entraîne-t-il un changement de pratique dans toutes les matières ? Est-on vraiment dans les compétences ? Il est évident qu'il faut aussi laisser de "l'air" aux collègues pour faire à leur guise, réussir à doser entre ceux en attente de travail en équipe et d'autres qui avaient peur de la surcharge. 

A l'heure de se poser la question de reconduire le projet, il a été très vite acté que l'expérience allait être renouvelée avec des ajustements. 1) Changement de nom : la "6e sans notes" est devenue la "6e coopérative" prenant ainsi en compte les dispositifs autres que l'évaluation sans notes et ceux que nous avons ajoutons pour l'année 2. 2) La mise en place d'un créneau hebdomadaire de 2h de "travail individualisé" commun aux maths et au français avec l'utilisation d'un plan de travail commun et un système de ceintures. 3) Un accent plus fort sur la coopération, en particulier sur ce créneau de TI.4) La mise en place d'un conseil coopératif en vie de classe. 5) La mise en place de "métiers" par périodes de 15 jours.6) Un changement de "logiciel" pour mieux cadrer aux attentes "administratives". 

Elle s'apparente sur bien des points à une classe Freinet version secondaire. 

Je pourrais développer davantage s'il y a des questions mais il y a une nette amélioration dans le fonctionnement de la classe cette année et ce n'est pas tant l'aspect évaluation sans note qui l'explique (même si c'est un élément qui fait partie de la machine globale et qui fait fonctionner certains dispositifs). 

Je joins la carte du projet. Quelques billets que j'ai pu écrire sur la classe : 

https://guillaumecaronmaths.wordpress.com/2014/12/21/sixieme-cooperative-3-le-blog-de-classe/ 

https://guillaumecaronmaths.wordpress.com/2014/12/21/sixieme-cooperative-2-le-conseil/

https://guillaumecaronmaths.wordpress.com/2014/12/21/sixieme-cooperative-1-le-travail-individualise/ 

Je travaille depuis trois ans maintenant sur la problématique des classes sans notes. Si au départ cette expérimentation (dans mon établissement, expérimentation enregistrée par la cellule CARDIE) m'a semblé toute évidente, j'ai très vite pu constater que la réalité est tout autre. Plusieurs remarques sont nécessaires, afin d'éviter toutes critiques stériles.

Primo, pour évaluer des élèves il serait bon (voire utile) que le professionnel puisse opérer une déconstruction de ses présupposés (Bourdieu et Passeron, 1966). L'évaluation des élèves n'a rien de scientifique et n'est en rien fondée sur la construction d'un acte professionnel. Ce dernier oscille entre habitus et arrangements externes et internes (Merle, 2007). Donc, se défaire de ce que l'on croit connaitre de l'évaluation apparait comme une évidence, si l'on souhaite réellement limiter l'impact des différents biais. Je dis "limiter", car ne nous leurrons pas, il serait vain de croire que nous pourrions tous les neutraliser. Dans cette déconstruction, il est important que l’évaluateur oublie ce qu’il a pu lui-même vivre en tant qu’évalué.

Secundo, une rupture épistémologique, me semble inévitable, afin de comprendre clairement ce que nous faisons. D’après Bachelard, nous ne pouvons espérer être clair, sans nous obliger à comprendre ce que nous souhaitons faire « La pensée empirique est claire, après coup, quand l’appareil des raisons a été mis au point » (Bachelard, 1934 p.17). J’entends, sur ce point, que notre approche de l’évaluation des compétences ne prend que très rarement en compte les paradigmes dans lesquels ces compétences sont construites. Effectivement, dans le paradigme d’enseignement le temps est nettement segmenté et de là le temps dédié à l’évaluation occupe une position plus rigide, guidée par l’avancée de la leçon. Dans le paradigme d’apprentissage, les temps de travail et d’évaluation sont plus souples et s’articulent autour des progrès du sujet évalué (Tardif, 1998). Il s’avère important de raisonner l’acte d’évaluation, et non de se laisser guider par une mécanique.

Tertio, quand nous parlons de compétences une grande honnêteté serait de reconnaitre que le plus grand flou s’installe. Nous parlons souvent d’évaluation par compétences. Ne serait-il pas plus juste (même si cette distinction lexicale apparait comme une coquetterie) de parler d’évaluation des compétences (Genelot et Cartière, 2015) ? De plus, sommes-nous toujours capables de reconnaitre la « situation » d’une compétence ? « Savoir faire du vélo » est une compétence. Mais comment juger des difficultés d’une compétence, dès que sont en jeu des situations modifiant la compétence observée, telle que « faire du vélo sur un chemin plat » ou « faire du vélo sur des pentes escarpées » ? Dans l’exemple donné ici, la modification de situation est grossièrement observable. Mais ce n’est pas toujours le cas. Parfois, certaines situations modifient l’équilibre émotionnel (à noter que la situation d’apprentissage modifie toujours cet équilibre) et il devient difficile, pour l’évaluateur, de retenir la part nette de l’effet situationnel au regard de la compétence observée. A moins que dans le temps d’apprentissage, l’évaluateur ait prévu, pour l’évalué, un temps d’adaptation aux situations, et un temps de travail de la compétence avec appropriation de celle-ci en situation.

Enfin, un dernier point me conduit au codage de l’évaluation. Aujourd’hui, nous pouvons constater une large confusion entre, acte d’évaluer et codage du résultat. Bien souvent les enseignants expliquent leur choix d’évaluation sans notes, par la décision d’une évaluation des compétences. Or, depuis 2005 (voire avant cette période, mais de façon non formelle) les enseignants ne doivent évaluer que des compétences (en référence au socle…même dans les programmes, les connaissances s’articulent grâce à des compétences). Nous pourrions donc dire qu’évaluer des compétences n’a aucun lien direct avec la présence ou l’absence de codage à l’évaluation. De plus, le codage utilisé peut prendre plusieurs formes : notes, smileys, couleurs, ceintures,…et le problème du sens donné aux évaluations provient davantage du codage utilisé, que de la compétence travaillée (rapport IGEN, 2013).

Nul n’a besoin d’avoir fait des années d’études pour comprendre les difficultés de l’évaluation. Pour en revenir au sujet principal de cet article, à savoir les classes sans notes, et à la lecture de ce qui précède, je suis tenté de dire que quel que soit le codage adopté, ou l’absence de codage, le plus important se situe avant tout dans la cohésion d’équipe. Un choix d’évaluation sans notes ne peut fonctionner (avoir un réel impact) que si l’ensemble de l’équipe pédagogique entre dans le dispositif (Huguet, 2015) en qualité d’acteur motivé. L’idée d’une absence de codage a un impact, en premier lieu, au niveau de l’effet motivationnel de l’élève (Genelot, Lapostolle et Cartière, 2015). Enfin l’absence de codage semble limiter, voire annuler, l’effet d’hétérogénéité d’un groupe classe. Toutefois, il est hors de question de laisser croire ici que tout repose sur la seule volonté de bonne entente d’une équipe pédagogique. Effectivement, même si ce point apparait comme un passage incontournable d’un tel dispositif, il n’en reste pas moins vrai qu’un préalable se situe au niveau de la décision institutionnelle. Pour fonctionner, l’équipe de la classe sans notes doit s’inscrire dans un cadre réglementé, comme tout groupe social, et ce cadre émane du pouvoir de direction (plusieurs niveaux sont possibles, ministériel, académique, EPLE). La liberté pédagogique, aussi belle et grande soit-elle, peut être tout à la fois énergisante et paralysante. L’équipe ainsi constituée, le pilotage de la classe sans notes peut réellement commencer en se posant un ensemble de questions constituant le socle de l’action. Pouvons-nous donner un sens commun aux apprentissages et à la connaissance. Pouvons nous éviter de braquer le projecteur sur nos disciplines (surtout au cours de la scolarité obligatoire), afin d’accompagner ensemble l’enfant sur son chemin d’adulte en devenir ? Serait-il possible de l’accompagner le mieux possible qu’il soit, intellectuellement et émotionnellement sans vouloir le modeler à l’image que nous nous faisons de l’élève ?. Quels attendus communs sommes-nous réellement capables de construire pour l’élève ?

Martha Nussbaum (2011) nous invite à nous retrouver autour des humanités, seule colonne vertébrale du futur citoyen au fort pouvoir réflexif. Peut être serait-il préférable, avant de soucier de l’évaluation ou du codage de celle-ci, de s’intéresser aux contenus curriculaires tout comme au sens donné aux apprentissages.

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