privé Ce fil est en édition sur Plume depuis le ven, 24/10/2014 - 10:37

Comment l'écriture s'est-elle invitée dans votre métier ?

Sans prévenir. Quand j’étais enseignante stagiaire, je me suis mise à écrire des petits textes que j’envoyais à mes amis par mail. Non seulement par volonté de dépasser, de surmonter le ressassement du soir propre aux débutants qui, faute d’expérience (et de formation !) n’ont pas su trouver la bonne solution, la bonne réponse, en cours et y repensent toute la soirée mais aussi parce que j’avais l’impression, en devenant professeur, d’assister à quelque chose de génial, de passionnant que j’avais envie de transmettre à tout le monde.

Qu'est-ce qui vous a amené à écrire ?

Ces petits textes ont été publiés dans le Débat par Marcel Gauchet. J’en ai été la première étonnée ! Puis ça a donné un livre. J’ai eu envie de continuer l’aventure de livre en livre : les modes et les temps évolueraient, les élèves aussi, ainsi que moi. Le seul point fixe serait le collège. Maintenant, l’écriture est inséparable pour moi de l’enseignement. L’un ne va pas sans l’autre. J’enseigne pour écrire et j’écris pour enseigner.

Et quels effets cette écriture a-t-elle eu sur vos pratiques quotidiennes, sur votre rapport au métier, aux élèves, aux collègues ?

L’écriture de livres m’a plongée dans le chaudron des débats éducatifs. Ça brûle ! Mais j’ai écouté tout ce que l’on pouvait me dire, en bien ou en mal, et j’ai observé et écrit à la lumière de ce que ça pouvait m’apprendre, si, du moins, ça me semblait pertinent. Ca m’a permis de préciser ma pensée, de laisser moins de place aux malentendus, de m’affranchir des slogans et de trouver ma voie.

Il m’a fallu cependant attendre de tenir un blog pour voir un véritable effet en direct sur ma « pratique ». Le blog a son rythme. Il s’agit d’écrire tous les deux, trois ou quatre jours, toute l’année. Cela incite à l’observation (il faut bien avoir quelque chose à dire), à l’introspection et à la spéculation. Cela donne aussi une liberté considérable : on prend plus de risque car on espère que le billet suivant pourra, au besoin, faire oublier ou préciser le précédent. Il épouse les hauts et les bas de l’année scolaire et, dans son ensemble, il retranscrit et unifie la cyclothymie des vies enseignantes. Ecrit à fleur de classes, au cours des trimestres et de l’été, il suit fidèlement la dramaturgie du collège, les aléas de la vie du professeur, il porte la marque des travaux et des jours. En cela, il a sa vérité. Il ne vous épargne pas mais ne vous trahit pas non plus.

Le blog a, en outre, sa visibilité. Vous n’écrivez pas tranquille, loin des yeux. Vous êtes lu, au fur et à mesure, par un public. Loué, critiqué, éclairé, contesté (les commentaires), démoli en instantané. C’est une activité formidable mais assez exposée, très peu protégée, quand l’enseignement a sa part de secret. Il y a un choc des genres et des degrés de visibilité qui est intéressant. Les allers-retours permanents entre la classe close et le blog ouvert créent une tension galvanisante. Du coup, il faut progresser (hors de question de se montrer nulle, hors de question d’enjoliver non plus), il faut varier, préciser, expliciter, justifier. Cela pousse, non seulement à mieux faire cours mais à davantage réfléchir, faire preuve d’honnêteté. Contrairement à ce que l’on pourrait penser, cela ne donne nulle envie de se vautrer dans la vanité et la vantardise. Ni de se complaire dans la déréliction. Raconter au fil des journées a été un exercice d’authenticité. La frontière entre le sanctuarisé et le public oscille au fil des jours. Cela change la perspective, révèle des dimensions latentes de l’enseignement sur lesquelles on ne se penche jamais faute de prendre conscience de leur importance.

La continuité, la visibilité, la liberté, le format limité du blog m’ont permis de progresser. J’ai davantage travaillé, je me suis mieux remise en cause, de manière moins mécanique et gratuite, de façon plus constructive, j’ai mieux cerné ce qui dépendait de moi ou non, j’ai été plus attentive et plus imaginative. J’ai renoncé à de nombreux automatismes, à des raccourcis, à des réflexes, j’ai choisi de tout interroger, de tout scruter. Du coup, en cours, c’est mieux !

Pour les collègues, nous n’en parlons presque jamais. J’ai toujours la crainte qu’on trouve le prof qui écrit moins prof que le prof qui n’écrit pas. La médiatisation (relative, quand même) a tendance à vous rendre moins légitime aux yeux de beaucoup, ce qui est injuste. En classe, on est en classe et on fait cours quoi qu’il puisse se passer en dehors du collège. C’est simple, net, sans ambiguïté. Mais enfin, je rase quand même un peu les murs en la matière. J’ai longtemps refusé d’évoquer le sujet avec les élèves jusqu’au jour, assez récent, où une élève m’a balancé : « Mais Madame, faut pas vous fâcher, nous ça nous fait plaisir, c’est la classe pour nous de vous avoir ». Je me suis dit qu’il fallait faire simple, qu’on n’attrapait pas des mouches avec du vinaigre et que si ça leur permettait de trouver classe aussi l’étude de la frise des Panathénées, c’était toujours ça de pris ! Du coup, en dehors des cours, je réponds à leurs questions. Je ne vais pas pleurnicher parce que des élèves trouvent ça bien d’écrire un livre.

Comment écrivez-vous ? Nous voudrions dans le dossier travailler les représentations trop imposantes de l'écriture, qui empêchent des collègues mêmes érudits de prendre la plume : une pratique réservée à ceux qui en auraient le don, qui nécessiterait une inspiration plus ou moins mystérieuse. Que ceux qui écrivent racontent comment ils s'y prennent, comment ils se débrouillent des difficultés ordinaires de l'écrite nous semblerait utiles à tous. À quel moment de la journée ? Sur quels supports ? D'un coup, par étapes, en laissant reposer ? En faisant relire, à qui, quand, pour en faire d'éventuels retours ?

J’écris n’importe quand, j’y pense tout le temps !

J’estime que le blog est le support idéal pour commencer et se débarrasser de quelques craintes et appréhensions (qui ne disparaissent cependant jamais : pourquoi moi, en quoi suis-je légitime, en quoi est-ce intéressant, que peut-on apprendre d’un cas particulier). Le type d’écriture propre au blog permet de poursuivre une obsession sans grandiloquence, ni trompettes. Il relève de l’écriture fragmentaire. Les fragments sont, comme disait Barthes, « autant de pierres sur le pourtour du cercle : je m’étale en rond : tout mon petit univers en miettes ; au centre, quoi ? ». Avec ce genre d’écriture, on a « l’illusion, en brisant (le) discours », de cesser de « discourir sur soi-même » et d’atténuer « le risque de transcendance ». Le problème, en effet, avec le collège c’est qu’il est difficilement saisissable et qu’il a une furieuse tendance à résister à tout ce que l’on pourrait en dire ou en penser. Le collège dynamite toute velléité de clore la question, de la contraindre à un verdict, de la réduire à un ensemble d’automatismes intellectuels ou politiques. C’est pourquoi, il m’apparait que le fragment, dans un premier temps, est la forme la plus féconde, la plus juste et la moins intimidante en la matière. Il n’empêche cependant pas de construire une pensée. Les uns après les autres, ils constituent comme un cycle, se répondent, s’amplifient, se contredisent et d’eux se dégage un sens, une vision, peut-être une vérité. Il faut ensuite les relier, les mettre en forme. C’est une étape supplémentaire. Mais je crois que, pour commencer, écrire au fil des jours, sans vaste projet cosmique pour sauver l’école, sans être intimidé par un quelconque verdict final ni obligé par tel ou tel maître à penser, est salutaire.

Je pense qu’il faut aussi surmonter, quand on évoque l’écriture, la crainte d’être taxé de narcissisme et d’égocentrisme. Ça c’est très, très difficile. Je crois, au contraire, que c’est une preuve de modestie de considérer que l’on fait partie de la classe, de raconter sincèrement le rôle que l’on a joué dans un ratage foireux ou dans une réussite et de ne pas prétendre qu’on a un point de vue omniscient sur les élèves, pourquoi pas celui de Dieu. S’effacer ce n’est pas de l’humilité, c’est une manière de prétendre qu’on n’y est pour rien, dans la classe, dans la manière dont se déroule un cours, dans l’état de l’école, etc…A mes yeux, ce n’est pas de l’humilité, c’est une manière de se désolidariser, de lâcher les élèves en cours de route. Il est normal que l’observateur tienne compte de lui-même, de la manière dont il réagit et procède, de ses mauvaises pensées, sinon c’est de la triche, il manque la moitié du tableau, une partie de l’histoire.. Evidemment, si vous rédigez un manuel de pédagogie savant, vous n’allez pas vous mettre dans le décor, mais quand il s’agit de décrire un cours, il est malhonnête de faire croire que l’on n’y était pas ou que l’on était transparent (quelle présomption). Enfin, ce n’est pas facile à surmonter, ça va à l’encontre de bien des réflexes, de la manière impersonnelle dont les enseignants sont traités par leur hiérarchie, de notre modestie naturelle, etc. On est sans arrêt tenté de renoncer, de se « fuir », de s’oublier. Ca demande un gros, gros effort.